Introduction

2Sur le plan scientifique, des travaux récents s’intéressent au bien-être animal. Le champ inter-disciplinaire des études animales se développe, offrant désormais à l’animal, une place substantielle, bien que relative (Shapiro et DeMello, 2002). Dans ce vaste chantier, dont les bâtisseurs peinent à définir des contours, on trouve notamment des travaux portant sur l’animalisme et les mouvements collectifs s’attachant à défendre et étendre les droits des animaux ou la protection animale (Celka, 2012 ; Baldin, 2014 ; Carrié, 2015 ; Véron, 2016 ; Brucker, 2019 ; Ingram, 2019).

3Plus spécifiquement, les animaux de rente, destinés à la consommation au sens large, ne font encore l’objet que d’une attention limitée (Rémy, 2009), et particulièrement à l’abattoir, notamment parce que les acteurs de terrain ont, jusqu’à récemment, considéré leur bien-être comme un non-sujet (Muller, 2008 ; Jourdan et Hochereau, 2019).

4L’étude du travail en abattoir fait pour sa part, l’objet d’une longue tradition en sciences sociales et ce dernier continue d’intéresser les chercheurs (MacNair, 2001 ; Muller, 2008 ; Dillard, 2008 ; Bonnaud et Coppalle, 2008 ; Rémy, 2009 ; Célérier, 2011 ; Stull et Broadway, 2012 ; Pachirat, 2014 ; McCabe et Hamilton, 2015 ; Baran, Rogelberg et Clausen, 2016 ; Gautier, 2017). Toutefois, peu intègrent l’animal et son bien-être à leur champ d’investigation, malgré la reconnaissance de ce dernier comme un objet de travail spécifique (Vialles, 1987).

5Dans un chapitre de son livre, Pachirat aborde le bien-être animal comme un obstacle majeur à la productivité de l’abattoir américain dans lequel il réalise son observation participante sous couverture d’un contrat de travail. Il dresse une ébauche des tensions générées par le bien-être animal entre les différents acteurs présents sur le terrain : la direction, le service qualité, les ouvriers et les vétérinaires de l’inspection fédérale (Pachirat, 2014). Jourdan et Hochereau s’intéressent à la mise en œuvre du règlement européen de 2009 concernant le bien-être animal dans les abattoirs français, en fonction de leur taille et leur structure, mettant en évidence que ceux de grande taille seraient plus à même de réaliser les changements dans leur infrastructure en faveur du bien-être (Jourdan et Hochereau, 2019). Ceci renforcerait alors la disparition des petites structures, fait déjà évoqué il y a quelques décennies (Vialles, 1987).

6Si les deux études mentionnées précédemment ont pour objet principal le bien-être animal à l’abattoir dans ses aspects réglementaires, elles n’avaient pas pour objectif de rendre compte de l’influence que peut exercer l’action collective d’associations de protection animale ou de défense des droits des animaux sur ce dernier. Quelques travaux évoqués précédemment relatent l’historique de la prise en compte du bien-être des animaux de rente à l’abattoir. Baldin démontre que les vétérinaires sont les premiers à s’orga­niser collectivement au début du XX^e siècle en France pour mettre fin à l’assommage à la masse, et plaident pour l’usage de la technologie anglaise, le pistolet à tige perforante, qui est aujourd’hui la norme pour l’étourdis­sement des bovins et équidés (Baldin, 2014). Brucker pour sa part montre qu’en Allemagne à la même période, l’association activiste Deutscher Vegetarier Bund publie régulièrement des récits relatifs au transport et à l’abattage d’animaux, ayant pour objectif de promouvoir une alimentation végétale (Brucker, 2019).

7L’investigation de l’impact des mouvements collectifs actuels sur les normes de bien-être animal nous semble lacunaire. Cet article s’attachera à montrer que l’action collective en Belgique contribue, encore aujourd’hui, à l’évo­lu­tion des normes de bien-être animal, et plus spécifiquement à l’organisation du contrôle de celles-ci.

8Nous émettons l’hypothèse que la décision conjointe du secteur de la viande et du ministre wallon du bien-être animal d’installer la vidéo-surveillance dans les abattoirs belges est la conséquence de l’action du mouvement Animal Rights, qui diffuse largement des images clandestines d’abattoirs. Nous montrerons également que la grande distribution est, elle aussi, plus attentive au bien-être animal, avec pour principal moteur, l’opinion des consommateurs. De plus, nous montrerons que l’introduction de caméras de surveillance a le potentiel d’augmenter les marges de manœuvre des vétéri­naires au sein des abattoirs dans lesquels le bien-être animal est source de tension entre eux et la direction ou le service qualité. Enfin, nous évoquerons les limites de la vidéosurveillance, en analysant le discours de ses détrac­teurs, que l’on trouve parfois parmi ceux qui la trouvent pourtant utile.

9Malgré le fait que « la définition du bien-être animal [soit] tout sauf consensuelle » (Grimonprez, 2019), nous l’utiliserons dans sa forme régle­men­taire et administrative, appliquée aux animaux de rente, à l’abattoir. Lorsque d’autres définitions du bien-être animal entrent en jeu, notamment, celle défendue par l’acteur associatif dont il sera question, nous préférerons l’usage de la terminologie défense des droits des animaux, employée par l’asso­ciation elle-même pour définir sa mission. Par ailleurs, cette terminologie est consistante avec ce que la littérature exprime au sujet du mouvement animaliste (Celka, 2012).

10Enfin, la question de la visibilité de la mise à mort, largement étudiée par nos prédécesseurs, ne sera pas abordée, malgré son lien avec la vidéosurveil­lance (Agulhon, 1981 ; Vialles, 1987 ; Muller, 2008 ; Pachirat, 2014). L’enjeu de cet article n’est pas de questionner l’éventuelle re-visibilisation de la mise à mort, mais bien de comprendre comment l’introduction d’un tel outil bouleverse les relations de travail.

Méthodologie

11L’analyse s’appuie sur du matériel empirique issu d’une enquête de terrain menée de septembre 2017 à janvier 2021 et de l’examen de données du contrôle du bien-être animal en abattoir relatives à l’année 2017.

13Une vidéo publiée par l’association Animal Rights a été utilisée pour contraster les résultats issus des check-lists. Cette vidéo, d’une durée de cinq minutes est une compilation d’images enregistrées par un bénévole de l’association, sous couverture d’un contrat de travail. Ce dernier était équipé d’une caméra pendant ses 24 jours de travail, environ 8 heures par jour.

14L’enquête de terrain s’est quant à elle déroulée dans le cadre d’un partenariat informel avec la Fédération Belge de la Viande Rouge (FEBEV) dans le but d’établir un climat de confiance, au regard de la controverse qu’implique un tel sujet.

15Une série de 20 entretiens exploratoires semi-directifs ont été réalisés avec des acteurs rattachés au secteur de la viande en Belgique : des responsables d’abattoirs, un ouvrier, des permanents et délégués syndicaux, des fonction­naires en charge du contrôle sanitaire, des employés d’associations de défense des droits des animaux, etc.

16En 2017, la Belgique comptait 59 abattoirs consacrés aux grands animaux (porcs, bovins, ovins, caprins et équidés) et 36 abattoirs dédiés aux volailles, lapins, et autres animaux dont le transport s’effectue en cages.

17Trois visites exploratoires ont été effectuées dans des abattoirs de bovins et ovins/caprins. Le premier abattoir visité est public (débit moyen de 500 bovins tués par semaine ; 27 équivalents temps plein en 2017). Les abattoirs publics ne sont plus qu’au nombre de quatre en Belgique, gérés par les communes. Le personnel administratif et technique (mécaniciens) est rémunéré par la commune et les ouvriers sur la chaîne sont indépendants. Le second est privé (débit moyen de 1 500 bovins tués par semaine ; 48 équiva­lents temps plein en 2017). Le troisième est également privé (débit moyen de 450 ovins et caprins confondus et 400 bovins tués par semaine ; 39 équi­valents temps plein en 2017).

18Chaque visite a été précédée d’entretiens avec le gérant de l’abattoir, sauf dans le troisième et avec les vétérinaires chargés de mission. Il nous a été permis de nous adresser aux ouvriers également, sauf dans le troisième abat­toir, où nous prévoyons une observation ultérieure, plus propice au dialogue avec les ouvriers qu’une visite officielle.

19Une observation d’une demi-journée suivie d’une observation semi-parti­cipante d’une semaine ont été effectuées dans l’abattoir public mentionné ci-dessus. Lors de cette semaine, nous avons participé au travail à la bouverie et au bureau, tout en prenant des notes d’observation. L’abattage a lieu cinq jours par semaine du lundi au samedi sauf le mercredi. Les horai­res étant variables, nous étions informés de ceux-ci la veille.

20Neuf entretiens semi-directifs réalisés avec des vétérinaires chargés de mission dans d’autres abattoirs et trois entretiens avec des inspecteurs de l’AFSCA complètent le matériel empirique de cette étude.

21Le cadre analytique de cette recherche s’appuie sur la théorie de l’action collective et de la régulation sociale (Reynaud, 1993) et de l’autorité (Dixon, 2003). D’une part, la notion de territoire, comme objet d’étude, sera appli­quée au bien-être animal à l’abattoir. Les conflits afférents à celui-ci suite à la diffusion des images de maltraitance animale par Animal Rights feront l’objet de la discussion. D’autre part, la vidéosurveillance sera abordée comme une potentielle source de résolution de conflit. Enfin, l’autorité exercée par les consommateurs dans l’imposition de normes de bien-être animal par la grande distribution est une illustration la quatrième forme de légitimité (market-based) décrite par Dixon.

L’abattoir : territoire de conflit et conflit de territoire ?

Lorsqu’une vidéo sème le trouble

22Les abattoirs belges sont soumis, comme ceux des autres pays européens, au règlement de protection animale 1099/2009. Le squelette de ce règlement est issu d’une directive datant de 1979, dont les articles font référence à des situations très précises, qui constituent encore aujourd’hui, les critères d’évaluation du bien-être animal en abattoir. En effet, les critères de la check-list de contrôle « abattage et habillage d’animaux et de ratites dans l’abattoir – bien-être animal » sur laquelle se base l’AFSCA pour effectuer sa mission font référence à ces situations.

23Par exemple, « Les animaux doivent être déplacés en utilisant leur nature grégaire. Les instruments destinés à diriger les animaux ne doivent être utilisés qu’à cette fin et seulement pendant de courts moments. Il est notamment interdit de frapper les animaux sur des parties du corps particulièrement sensibles ou de les pousser en touchant de telles parties. Les appareils à décharge électrique ne peuvent être utilisés que pour les bovins, et les porcins, à condition que les décharges ne durent pas plus de deux secondes, qu’elles soient suffisamment espacées et que les animaux disposent de l’espace nécessaire pour se déplacer ; les décharges ne doivent être appliquées que sur la musculature appropriée » (Convention européenne sur la protection des animaux d’abattage, 1979).

24Par rapport à la directive de 1979, le règlement de 2009, évolue peu quant aux situations, mais il devient plus contraignant du point de vue du contrôle desdites situations. Il prévoit notamment la présence d’un responsable du bien-être animal, au sein du personnel administratif ou de la chaîne de chaque abattoir. Chaque abattoir dispose donc d’une forme de système d’auto-contrôle du bien-être animal. Pour devenir responsable du bien-être animal, il est nécessaire de suivre une formation de deux jours, dispensée par des organismes certifiés, suivie d’un examen sommaire, selon les dires du responsable qualité de l’abattoir dans lequel nous avons réalisé notre obser­vation. Le responsable au sein de l’abattoir est chargé de vérifier la bonne application de la réglementation au sein de son entreprise, de la mise en place de nouvelles procédures visant au respect de cette réglementation, de notifier les infractions des transporteurs dans le système informatique de gestion des lots d’abattage, et de conseiller les ouvriers dont le poste est concerné par le bien-être animal. Cela comprend notamment la vérification ponctuelle de l’étourdissement (concentration de gaz, ampérage, fixation correcte des animaux dans le box d’étourdissement, usage adéquat du matador, vérification des signes de conscience avant le treuillage de l’animal, etc.), de l’état de l’infrastructure (pentes glissantes, accès à l’eau et à la nourriture si l’abattage n’a pas lieu immédiatement après l’arrivée…) et de l’attitude des ouvriers (abattage dans le camion ou à la sortie de celui-ci d’un animal qui ne peut se déplacer, usage modéré de l’aiguillon électrique destiné à faire avancer les animaux vers le box d’étourdissement, …). En revanche, le responsable du bien-être animal n’est pas compétent pour sanctionner un transporteur qui ne respecte pas les normes.

25Les analyses des check-lists de l’AFSCA pour l’année 2017 montrent que le critère le plus fréquemment non-conforme est d’ordre administratif : « l’affi­chage sur l’étable de la date et l’heure de déchargement des animaux ainsi que le nombre maximal d’animaux qu’elle peut contenir » ainsi que l’absence de « désignation d’un responsable du bien-être animal ». Les autres non-conformités les plus fréquentes relèvent plutôt de la négligence ou un manque d’investissements dans les infrastructures que de violence directe envers les animaux (système de ventilation, infrastructure conçue pour éviter les blessures, couloirs aménagés de manière à profiter de l’ins­tinct grégaire des animaux …). En effet, nous avons pu constater lors de notre observation qu’il peut s’agir tantôt d’un manque d’investissement, tantôt de réelle négligence. Par exemple, un vétérinaire attire notre attention sur le fait que les animaux dans le box d’étourdissement ont deux pattes sur une marche. Un plan incliné faciliterait la manipulation de ceux-ci qui seraient moins réticents à entrer dans le box. Mais parfois, il peut s’agir d’une barrière mal ouverte par le bouvier, ce qui cause de la confusion chez l’animal qui ne sait vers où se diriger.

26Le tableau dépeint par ces analyses contraste fortement avec les images diffusées en 2017 par l’association Animal Rights dans un abattoir de porcs en Flandre. En effet, la vidéo rapporte des faits de violence commis par des ouvriers envers les animaux. Des porcs incapables de se mouvoir sans douleur après le déchargement sont forcés à se déplacer plutôt que d’être étourdis immédiatement dans le moyen de transport, comme le prévoit la réglementation. Les images relatent également de la négligence entre l’étour­dissement et l’habillage : des animaux ne sont pas étourdis correcte­ment alors qu’ils sont suspendus, certains arrivent conscients dans le bain d’échau­dage, ce qui devrait être impossible si les critères d’inconscience étaient scrupuleusement respectés comme l’indique la check-list bien-être animal (Animal Rights, 2017).

27La mobilisation de la presse et des réseaux sociaux a eu un effet concret sur le contrôle du bien-être animal en abattoir : la Wallonie impose l’installation de caméras de surveillance à tous les endroits où les animaux vivants (quelle que soit l’espèce) sont manipulés : le déchargement, la bouverie, le couloir de menée, l’étourdissement et la saignée. Par ailleurs, la FEBEV étend cette mesure à tous les abattoirs membres de la fédération, ce qui représente prati­quement la totalité des abattoirs bovins, ovins, caprins et porcins (FEBEV, 2020).

Ce que révèle le conflit de territoire

28Lorsqu’une association s’invite clandestinement dans un abattoir pour y révéler ce qui s’y passe, on peut considérer qu’il s’agit d’un conflit de territoire au sens où Reynaud l’entend : « Une action collective se rapporte à un projet et donc limite sa régulation à un domaine déterminé. […] si les actions collectives sont des projets, il est normal que ces projets se heur­tent » (Reynaud, 1993, p. 99-100).

30La suite de l’article s’attache à démontrer que le respect des normes de bien-être animal est l’objet d’un conflit de territoire où se heurtent deux projets distincts : celui de l’État et celui d’Animal Rights.

32Lorsque l’association Animal Rights diffuse sa vidéo, elle use d’un autre outil afin de mener à bien son projet distinct de celui de l’État, mais sur un territoire commun. Son projet est très clairement déterminé : « Toute forme d’abattage est une souffrance. Je ne sais pas si vous avez déjà vu les ani­maux dans le processus d’abattage, mais ils résistent, ils sont terrifiés, ils crient […]. Ces animaux savent ce qu’il se passe. Il n’y a aucun moyen de tuer quelqu’un qui ne veut pas mourir. C’est notre message, et c’est notre façon de le faire passer. ». Il est clair selon cette association que diffuser des images fortes est un outil nécessaire à la réalisation de leur projet qui con­siste à inciter l’opinion publique à modifier ses choix de consommation et, par conséquent, faire cesser l’abattage.

33Il semblerait donc qu’un conflit entre deux projets, l’un étant le contrôle du bien-être animal et l’autre étant la fin de l’abattage, s’opère, sur un même territoire. L’abattoir serait donc plutôt un territoire de conflits jusqu’à présent.

34Les deux projets distincts, se heurtant sur un même territoire, se réfèrent à des conceptions différentes de ce qu’est ou devrait être la définition du bien-être animal, l’une étant essentiellement administrative et réglementaire, l’autre étant basée sur des considérations strictement éthiques. Néanmoins, si l’on se réfère au contraste entre les résultats obtenus selon le moyen de contrôle (officiel au moyen des check-lists ou officieux au moyen de la vidéo clandestine) et qu’on les confronte à la définition administrative du bien-être animal, on peut admettre que la diffusion des images par Animal Rights révèle le dysfonctionnement du contrôle du bien-être animal tel qu’il est défini dans la norme réglementaire.

35L’association, lorsqu’elle diffuse ce genre d’images, empiète sur le territoire de l’État puisqu’elle contrôle le respect des normes de bien-être animal à l’abattoir. Ce n’est pas son projet initial, comme nous l’avons indiqué : l’objectif d’Animal Rights n’est pas de contrôler le bien-être animal à l’abat­toir, mais d’utiliser des images montrant que celui-ci ne fonctionne pas pour convaincre les consommateurs de revoir leurs choix alimentaires. Cette affirmation est conforme à ce que des chercheuses ont mis en évidence dans un article concernant la visibilisation de la mort animale par les associations militantes (Delavigne, Martin et Maury 2000). Néanmoins, le contraste mis en évidence par la diffusion de ces images, au-delà du simple effet indési­rable pour l’État, rebat les cartes : le contrôle du bien-être animal devient un projet commun, même s’il s’inscrit dans une perspective plus large pour l’association de défense des droits des animaux. Le contrôle du bien-être animal devient un véritable enjeu du conflit qui oppose l’association à l’État dans l’abattoir, ce qui permet de dépasser le fait de considérer l’abattoir comme territoire de conflits où des projets distincts se heurtent et d’envi­sager le contrôle du bien-être animal comme un conflit de territoire, où un projet commun, le bien-être animal, se voit approprié par différents acteurs.

36Le conflit de territoire ainsi révélé permet d’envisager l’assertion ambitieuse que le respect du bien-être des animaux, quels que soient les enjeux liés à sa définition, est un projet commun, qui anime aujourd’hui l’opinion publique, le secteur agro-alimentaire, les milieux associatifs et le monde politique.

37En effet, l’État ne conteste ni la véracité des images ni leur caractère abso­lument inadmissible. Tous les vétérinaires interrogés dans le cadre de notre enquête ont spontanément évoqué les images diffusées par Animal Rights et ont reconnu que le traitement des animaux est non-conforme par rapport aux check-lists qu’eux-mêmes emploient pour contrôler.

38Afin de confirmer qu’il s’agit bien d’un conflit de territoire, nous devons montrer que l’État se repositionne sur son territoire, sur lequel l’association a manifestement gagné du terrain. Au-delà du bien-être animal en soi, que l’on peut assimiler à un problème au sens où Reynaud l’entend ci-dessous, sa mission de le contrôler doit nécessairement évoluer lorsque sont diffusées de telles images puisqu’« aucune main invisible n’a désigné une fois pour toutes ce qui appartient [aux actions collectives]. Et même quand une main très visible, celle de l’État, essaie de le faire […] il apparaît clairement […] que les missions qu’il donne à l’administration peuvent non seulement s’entrecroiser, mais évoluer avec les problèmes qu’elles traitent » (Reynaud, 1993, p. 100).

39Dès lors, on peut interpréter la conséquente décision conjointe de la Région wallonne et de la FEBEV d’imposer l’installation de caméras de surveillance dans les abattoirs comme étant une conséquence de l’action de l’association, celle-ci induisant une évolution de la mission de l’État et par extension, du secteur de la transformation de la viande lui-même. En gagnant du terrain, l’association a alors forcé les autres acteurs à se repositionner.

40La mobilisation de l’opinion publique est un outil redoutable, parce que le bien-être animal devient alors l’affaire de tous. La prise en compte de l’opinion publique comme une forme légitime d’autorité dans l’industrie agro-alimentaire s’illustre très bien par le cas présent (Dixon, 2003).

41La grande distribution, souhaitant être à la hauteur de la confiance que lui attribue le consommateur, choqué par la diffusion de telles images, n’hésite pas une seconde à s’imposer, elle aussi, sur le territoire qui nous occupe. Les clients des ateliers de découpe ou ces derniers, eux-mêmes, renforcent leurs cahiers de charges en matière de bien-être animal et multiplient les audits en abattoir pour vérifier leur bonne exécution. Certains distributeurs exigent également, à l’instar de l’État et de la FEBEV, que les abattoirs avec lesquels ils travaillent installent la vidéosurveillance.

Quand un conflit en cache d’autres

42Dans un premier temps, nous avons considéré le contrôle exercé par l’État et l’auto-contrôle exercé par les opérateurs comme un projet commun, s’exer­çant par définition, sur un territoire commun : le respect du bien-être animal en abattoir.

43Or, il est clair que le projet de l’État s’inscrit autour de celui des opérateurs qui produisent la viande. En effet, ces derniers sont responsables du bien-être animal et de son auto-contrôle que l’État contrôle. Après un tel scandale, survient rapidement la question de la responsabilité, et c’est d’autant plus vrai lorsqu’il y’a un projet et un territoire communs. Qui n’a pas respecté sa part de contrat : l’abattoir ou l’État ? Ce questionnement est-il susceptible d’entraîner une redéfinition du projet de chacun ?

44Il apparaît alors qu’un autre conflit existe sur ce territoire partagé, mais qui est jusque-là, non révélé. Cet autre conflit surgit entre les vétérinaires et les opérateurs et est complémentaire à celui décrit en amont, entre les acteurs en charge du contrôle officiel et l’association de défense des droits des ani­maux.

45Il a été démontré dans la littérature que les abattoirs ne sont pas tous égaux face à la mise en œuvre des normes officielles de bien-être animal, mais sans pour autant que soit mis en lumière l’impact que ces distinctions ont sur les relations entre les acteurs présents sur le territoire (Jourdan et Hochereau, 2019). Nous allons voir, dans la suite de cette discussion, que d’un opérateur à l’autre, les relations de travail avec leurs vétérinaires respectifs varient fortement autour de faits a priori similaires concernant le bien-être animal.

46Les faits relatifs au bien-être animal que les vétérinaires soulèvent en entre­tien concernent davantage le client de l’abattoir, l’éleveur ou le trans­porteur que l’opérateur lui-même, vis-à-vis desquels le chargé de mission a peu de marges de manœuvre. La question de l’autonomie du vétérinaire pour effec­tuer le contrôle se pose immédiatement. Reynaud nous dit que « la nature d’une règle dépend des moyens qu’on a de la faire respecter » (Reynaud, 1993, p. 114). Or, le vétérinaire ne peut que rédiger un formulaire d’infor­mation à son unité de bien-être animal, il n’est pas en mesure de sanctionner. Parfois, l’état de l’animal lui permet de saisir la carcasse pour des raisons sanitaires, ce qui augmente un peu sa marge de manœuvre, mais il se confronte alors au client de l’abattoir et parfois à l’opérateur lui-même qui ne souhaite pas perdre son client. On peut donc faire l’hypothèse que le vétérinaire n’hésitera pas à repenser la nature de la règle elle-même, si la contrainte à la faire respecter est trop forte. Au mieux, il laissera à ses collègues placés sur la chaîne, à l’expertise post-mortem, la responsabilité de saisir la carcasse pour raisons sanitaires comme nous avons pu le constater lors de notre observation. Au pire, il ne fera rien pour ne pas se confronter au transporteur ou au client. En effet, pour appuyer cette hypothèse, de nombreux vétérinaires évoquent des scènes d’intimidation, de la part du client, du transporteur, ou même de l’opérateur, qui soutient son client.

48La position très ferme du service qualité dans cet abattoir s’explique par l’investissement très important réalisé par l’opérateur dans son infrastructure afin de respecter le bien-être animal. L’État et l’opérateur travaillent alors de concert pour le bien-être animal. Le territoire de chacun, même s’il n’est pas tout à fait bien déterminé affecte peu l’accomplissement du projet, ce dernier étant visiblement facilité par une vision commune de ce que doit être le bien-être animal.

50Il nous confie que les relations avec le service qualité sont bonnes, mais pas avec la direction de l’abattoir. Il cherche alors du soutien auprès de l’unité de bien-être animal et de l’AFSCA : « J’ai fait plusieurs informations, j’ai jamais eu de retour. C’est totalement inadmissible comme situation. J’ai l’impression de prêcher dans le désert. Parce qu’il n’y a rien qui change. Parfois je ne sais même pas contrôler. L’infrastructure est pas adaptée. L’étable est trop petite, les animaux sont trop à l’étroit. Si ça se trouve, j’ai deux morts au fond que je ne le sais même pas. On [l’AFSCA] me dit qu’on [l’opérateur] doit me donner les moyens. Mais on nous donne pas les moyens. Et puis alors je viens plus tôt pour pouvoir être sûr de ce que je fais, mais alors je me fais engueuler par l’AFSCA parce que je travaille gratui­tement ».

51Un autre chargé de mission, ayant un cabinet pour petits animaux également, qui a exercé dans cet abattoir, et aujourd’hui a été muté ne cache pas son soulagement : « Je suis passé de l’enfer au paradis. Et la seule différence, c’est le service qualité. À X, je suis vraiment comme un coq en pâte avec ce service qualité ».

52Le contraste entre ces deux abattoirs montre bien la différence importante de la position de l’opérateur, que ce soit le service qualité, ou la direction. Dans le premier cas, l’opérateur n’hésite pas à soutenir le vétérinaire dans sa décision, quitte à refuser lui-même qu’un client revienne faire abattre ses bêtes s’il ne respecte pas les normes de bien-être animal. Dans le second cas, même sans l’intervention du client dans la situation évoquée, le vétérinaire ne se sent pas soutenu par l’opérateur.

53Dans un tel contexte, la question est de savoir dans quelle mesure, l’introduction de la vidéosurveillance pourra être utile au chargé de mission, comme nouveau « moyen de faire respecter la règle » (Reynaud, 1993, p. 114) .

54Il se trouve que le vétérinaire interrogé dans l’abattoir où la situation est plus tendue évoque spontanément les caméras : « J’ai demandé une protection pour que les bovins ne voient pas les autres se faire égorger. Ça, je l’ai eue. Mais ça a pour effet que je ne vois plus le geste, je ne vois que le jet de sang. Donc je me fie au timing du bruit et du jet de sang pour savoir si il a bien égorgé après l’étourdissement. Eh bien j’ai demandé à ce qu’on déplace la caméra. On me l’a promis, mais c’est pas encore fait. »

56L’hypothèse que la caméra rendrait incontestable le non-respect de la norme aboutira-t-elle alors à une redéfinition du projet des opérateurs qui s’alignerait, sur celui de l’État ? C’est probablement trop tôt pour l’affirmer, mais la volonté d’intégrer ce nouvel outil peut être interprétée comme émanant du souhait de résoudre le conflit de territoire entre les vétérinaires et les opérateurs, lorsqu’il y’en a un.

Le bien-être animal devient-il vraiment l’affaire de tous ?

57L’installation de caméras de surveillance n’est toutefois pas sans consé­quence, et l’exécution de ce contrôle ne s’opère pas sans questionnements, et ce toujours par rapport au territoire que représente l’abattoir et la mission de l’État qu’est le contrôle du bien-être animal.

58On pourrait, très classiquement, mentionner d’emblée, les enjeux liés à la vidéosurveillance constante des travailleurs. Les syndicats se positionnent farouchement contre l’introduction de ces caméras. En effet, en Belgique, il existe une convention collective de travail datant de 1998, qui prévoit la protection de la vie privée des travailleurs concernés par l’installation de la vidéosurveillance sur leur lieu de travail. Celle-ci prévoit que le processus de production, et plus spécifiquement les travailleurs, puissent être contrôlés par vidéosurveillance de manière temporaire et seulement à des fins d’amé­lio­ration de l’organisation du travail (Convention collective de travail, 1998). Derrière ce rejet radical de la mesure par les syndicats, il faut entendre les inquiétudes suivantes : à quelles fins ces images seront-elles utilisées ? Qui y aura accès ?

60Enfin, au-delà du fait que le consommateur constitue une autorité légitime, susceptible d’influencer un processus de production, comme nous l’avons démontré auparavant, l’État et le secteur de la viande s’accordent à dire que l’accès à ces images doit être limité. Ils défendent alors farouchement leur territoire par une disposition légale, qui ne satisfait pas pour autant les syndicats, puisqu’elle semble être en opposition avec la convention collec­tive de travail évoquée plus tôt.

61« Les images ne peuvent être utilisées qu’à des fins de contrôle, sanction, ou formation. Elles doivent être conservées 14 jours. Les personnes dont l’accès à ces images est autorisé sont le responsable du bien-être animal de l’abattoir, la police, des agents habilités par le Gouvernement Wallon » (Code Wallon du Bien-Être Animal, 2019).

62Les vétérinaires chargés de mission n’ont donc théoriquement pas le droit d’accès aux images, malgré le soulagement que leur procure l’existence d’un tel système. Ce dernier serait presque incontestablement, la source de vérité en cas de litige. En amont surtout, il constitue un moyen potentiel de résoudre le conflit de territoire par l’évolution des pratiques des opérateurs dans le sens souhaité par l’État. Concernant le conflit qui oppose ces deux derniers acteurs à Animal Rights, cela nous semble plus ambitieux, les projets étant trop distincts.

Conclusion

63Cet article s’est inscrit pleinement dans le champ des études animales, mêlant une longue tradition de recherche en sociologie du travail en abattoir et une littérature inter-disciplinaire sur l’action collective autour de la condition animale. Jusqu’alors relativement distinctes l’une de l’autre, nous avons pu montrer l’intérêt de les combiner, tout en dédiant un intérêt particu­lier aux animaux de rente. Nous n’avions pas pour objectif de questionner la place tenue par ceux-ci en sciences sociales bien que cet article puisse contribuer au débat déjà ouvert par d’autres chercheurs (Porcher et Schmitt, 2012 ; Guillo, 2015 ; Michalon, Doré et Mondémé, 2016).

64Dans le cadre de la discussion, nous avons limité notre analyse à l’impact d’une seule association de défense des droits des animaux. Nous avons volontairement simplifié les enjeux institutionnels liés au contrôle du bien-être animal dans les abattoirs belges. Il implique plusieurs acteurs, à plu­sieurs niveaux de pouvoir, et cela complexifie d’autant plus les notions de territoire et dès lors de conflit évoquées dans l’argumentaire. Nous souhaitons souligner qu’il s’agit d’un aspect non-négligeable qui fera l’objet d’une autre étude.

65De plus, l’article n’aborde pas la question de la visibilité pourtant largement développée, comme nous l’avons succinctement évoqué dans l’introduction. Une telle approche s’avérerait particulièrement intéressante dans le futur, avec un peu de recul par rapport à la mise en place de cette mesure toute récente. En effet, au-delà de la question du contrôle des travailleurs, entraînerait-elle une re-visibilisation de la mise à mort ? Si tel n’est pas le cas par les moyens de contrôle officiels évoqués comme on a pu le montrer, qu’en est-il des images diffusées par Animal Rights, à l’instar d’autres associations, telle que L214 en France par exemple, qui sont pour leur part, bien destinées à visibiliser la mort animale ?