L’auteur remercie chaleureusement Emmanuelle Hellio, sociologue à Labex Med, pour la relecture de ce texte.
1La région du Haut Tell au nord-ouest de la Tunisie se caractérise par la dominance des habitats groupés appelés douars dans les petites plaines et dachras dans les montagnes. Ces derniers sont situés autour des sources karstiques à l’aval desquelles prospèrent des vergers d’arboriculture diversifiée et d’oliviers. Leur topographie accidentée et leurs surfaces exiguës ne leur permettent pas d’être dotés de plans ou de structures géométriquement harmonieuses. Malgré ces contraintes, les dachras ont un urbanisme original qui tire sa richesse de la stratigraphie des différentes civilisations qui se sont succédé dans la région du Haut Tell. Ces villages perchés sont constitués de plusieurs quartiers séparés par des rues et des ruelles qui convergent vers une placette centrale. Cette dernière connaît les mêmes activités que le forum durant l’époque romaine, elle sert d’espace de rencontre, de loisir et de festivité. À part le cas des dachras désertées, la majorité des placettes gardent encore leur rôle culturel qui a connu plusieurs transformations et mutations jusqu’à nos jours et expriment une dualité entre une culture folklorique ou patrimoniale et une culture influencée par le courant du modernisme adopté par l’État tunisien depuis l’indépendance. Outre les débats culturels sur cette dualité, le volet économique, en particulier la valorisation du patrimoine culturel comme élément d’attrait touristique, a attiré notre attention durant les maintes excursions de terrains que nous avons menés dans le cadre du projet Med-Inn-Local entre 2014 et 2018 qui s’articule autour de la valorisation des spécificités des arrière-pays méditerranéens et les problématiques qui leur sont liées comme l’ancrage territorial, le transfert du savoir, etc. Ces excursions n’étaient pas limitées à un simple passage, elles ont eu lieu en différentes saisons afin de mener des entretiens auprès de différentes catégories de population (résidents, visiteurs, arboriculteurs, retraités… etc.). À ce propos, les placettes des dachras du Haut Tell nous paraissent un exemple intéressant pour étudier le patrimoine commun et sa résistance face aux transformations socioculturelles dans le cadre d’un débat culturel qui concerne tous les pays du Maghreb. En Tunisie, le ministère de la Culture se nomme désormais « ministère de la Culture, des Loisirs et de la Conservation du Patrimoine » à la suite de plusieurs décennies d’inadaptation de la culture populaire au courant de modernisme adopté depuis l’indépendance du pays. En plus des entretiens avec des habitants et des représentants des structures locales des dachras du massif de Bargou, du mont Serj, Kessra, Djebba, Nebeur et El Kef, nous avons utilisé nos lectures de la littérature maghrébine, arabophone et francophone, des documents cartographiques de différentes missions (cartes topographiques, photographies aériennes et images satellites). On essaye dans ce texte de caractériser dans un premier temps la disposition des placettes et leurs activités afin de souligner leur originalité comme espace commun et central. Dans une seconde partie, nous nous penchons sur les expressions culturelles qui s’y développent, en particulier les usages coutumiers et religieux traditionnels. Enfin, nous analysons l’évolution de leur usage et le rôle de résistance et de conservation, ou d’abri d’éléments de culture populaire du Haut Tell tunisien qu’elles ont joué face au courant de modernisation.
Carte 1 – Croquis de localisation du Haut Tell tunisien
En petits carrés les dachras enquêtées. Les points en gras représentent les dachras que le développement urbain a transformées en villes. Notons que la ville d’El Kef qui compte de nombreux éléments typiques des dachras se caractérise par son urbanisation très ancienne.
2La région du Haut Tell, située au nord-ouest de la Tunisie, se caractérise par un habitat rural groupé sous forme de douars qui renferment environ une dizaine d’habitats ou de petits villages perchés installés sur des sources karstiques à débits relativement hauts. À partir de ces sources, les eaux coulent dans des aqueducs à ciel ouvert qui les distribuent aux parcelles arboricoles appartenant aux différentes familles du village. Cette distribution se caractérise par un système conventionnel et ancestral de partage équitable de durée d’irrigation (Amami, 1984). Les dachras se distinguent des autres villages du Haut Tell tunisien par leurs espaces arboricoles irrigués situés entre les forêts de pins d’Alep qui couvrent les montagnes et les petites plaines céréalières en aval.
3Les dachras se distinguent aussi par leurs petites maisons construites en pierres et en terre avec des charpentes réalisées avec les troncs d’arbres locaux comme le pin d’Alep et le genévrier recouvertes d’une couche de pisé (Larnaude, 1925 ; Nouschi, 1959 ; Lawless, 1972). Ces villages, peu étudiés, paraissent à première vue ne pas s’organiser autour d’une structure claire (Mochicourt, 1913). Cependant, ne peut-on pas considérer que les modes spontanés d’installation et de construction sont conduits malgré tout par une hiérarchie ou une organisation de l’espace comme le montre Charles Monchicourt par exemple dans son étude monographique sur la région du Haut Tell ?
4Dans la majorité des dachras, les constructions sont serrées et organisées en petits quartiers qui rassemblent les ménages selon leur origine tribale ou leurs appartenances familiales. Les habitats sont traversés par des petites rues et ruelles qui convergent vers une placette centrale. Ce point de rencontre entre les ruelles et la placette centrale marque la limite entre l’espace privé, familial et l’espace public comme dans les médinas au Maghreb (Navez-Bouchanine, 1992). Quel est donc le rôle de cet espace commun ?
Photographie 1 – La placette de la dachra de Sidi Hmada au pied du parc national de Jbel Serj sépare les deux parties du village et sert d’espace de rencontre, de festivités et de loisirs
Crédit photo H. Ayari, mars 2017.
Tableau 1 – Caractéristiques de quelques dachras dans le Haut Tell tunisien et de leurs placettes
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Dachra
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Accessibilité actuelle
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Statut actuel
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Site
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Topographie et caractéristiques des placettes
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El Kef
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Bonne (carrefour des routes GP 5 et GP 17)
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Première ville du Haut Tell
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Haut versant pentu (extrémité d’une cuvette synclinale perchée)
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Espaces plats très restreints
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Nebeur
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Moyenne (route liée au GP 17)
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Ville (l’essentiel de son extension s’est fait hors de la dachra)
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Mi-versant pentu
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Forme rectangulaire bien définie. Relativement spacieuse
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Kessra
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Difficile (route liée au GP 17)
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Ville (l’essentiel de son extension s’est fait hors de la dachra)
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Corniche (extrémité d’une cuvette synclinale perchée)
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surfaces très restreintes
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Teboursouk
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Bonne (GP 5)
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Ville
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Mi-versant pentu (socle rocheux)
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surfaces très restreintes
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Djebba
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Moyenne (route goudronnée)
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Village
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Haut versant (Extrémité du synclinal perché du Mont Rihana)
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Très petites surfaces dispersées entre les vergers
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Ellès
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Bonne (tronçon lié au GP 17)
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Village
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Piémont (cône de déjection)
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Surfaces plantées en olivier
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Sidi Hmada
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Bonne (piste liée à la ville de Siliana)
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Village
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Piémont (cône de déjection)
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Petites surfaces carrées plantées en olivier
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Aïn Dh’hab
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Très difficile (sentier aménagé pour les randonneurs et les spéléologues)
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Village déserté
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Haut versant
(champs de lapiez)
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Petite surface carrée bien définie
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Bhirine
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Très difficile (chemin montagneux)
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Village déserté
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Mi-versant (socle rocheux perché en pente douce)
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Petites surfaces rectangulaires
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Madioula
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Très difficile (chemin très pentu vers la source d’Aïn Boussaadia)
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Village déserté
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Colline perchée très pentue en haut du couloir d’oued Boussaadia
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Petites surfaces très restreintes
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Dar Sayyar
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Très difficile (mauvaise piste)
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Douar
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Haut versant fortement raviné sous le synclinal perché de Kessra
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Petite surface carrée bien définie
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H. Ayari, 2019.
5Le manque d’espace sur les sites pentus et rocheux des dachras ne permet pas la création de places publiques bien définies dans leur centre, mais plutôt de petites placettes. À part la dachra de Nebeur qui dispose d’une placette relativement spacieuse, la majorité des dachras se caractérisent par les petites tailles de leurs espaces centraux, comme c’est le cas à Bhirine où les deux placettes ne dépassent pas les 200 m2. Dans plusieurs cas, la topographie ne permet pas la création d’une placette comme c’est le cas à Kessra où le rôle de placette est tenu par de petits espaces vides situés le plus souvent devant les principales sources. À Sidi Hmada aussi il y a deux placettes dont l’une est plantée en oliviers sous lesquels se rassemblent les hommes et où jouent les enfants. El Kef qui s’est transformée en ville n’a qu’une seule placette bien définie à savoir la place de Ben Anin connue sous le nom de Place Logerot durant la période coloniale. Teboursouk dispose d’une petite placette avec un contour mal défini qui est en réalité une section large de la route principale séparant la dachra de son espace arboricole pentu. La dachra d’Aïn Dh’hab (« source d’or » en langue arabe), située sur un champ de lapièz sous lequel passe le tunnel de la célèbre grotte karstique du même nom, dispose d’une petite placette en forme rectangulaire bien définie. Celle de Bouabdilla qui est en réalité un douar dans lequel les maisons sont groupées autour d’une surface vide dallée de calcaire.
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6La dachra de Djebba fait exception par l’absence de placettes malgré une topographie favorable. Cela s’explique par la dispersion des habitats dans les parcelles arboricoles relativement spacieuses par rapport aux autres dachras du Haut Tell1. Les habitants des dachras se rencontrent autour des sources ou dans les cafés sous l’ombre d’arbres verdoyants. Le rôle de placette à Djebba est confié à l’espace situé devant la facette du rocher qui domine le village sur lequel les Pères blancs de l’abbaye de Saint Joseph de Thibar ont installé une statue de Sainte-Marie2 durant la période coloniale. De l’autre côté se situent les tombeaux géants de Sabaa Rgoud qui sont honorés par la population locale. Cet espace a été transformé en parc de loisirs fréquenté par la population de la région du Haut Tell et de la Moyenne Medjerda.
7Entourées d’habitats ou de petits quartiers selon l’appartenance familiale ou tribale, les placettes reçoivent les rues et les ruelles qui séparent les maisons. Dans certains cas, elles séparent les principaux noyaux constituants du village comme c’est le cas à Nebeur où la placette sépare la Haute dachra (El Fougania) de la Basse dachra (El Loutania) à la manière de quelques villages des Alpes (Monchicourt, 1913).
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8Les placettes servent de lieu de rencontre entre les habitants tant au quotidien que lors des différents rassemblements et festivités. Les hommes s’y rassemblent en « halqa »3 sous l’ombre d’un arbre en été, le plus souvent un peuplier ou un orme à côté d’un ruisseau issu de la source comme à Kessra ou un vieil olivier ou chêne vert comme à Sidi Hmada. En hiver, lors des matinées froides, on peut observer les hommes adossés à un mur pour profiter de la température propagée par les rayons du soleil. Dans les plus grandes dachras comme Nebeur ou Teboursousk, ils se rassemblent aussi dans les cafés. Dans les dachras qui ont une population peu importante ou fortement touchée par l’émigration dans cette région montagneuse dominée par le chômage et le sous-emploi, les cafés rassemblent les hommes à la veille du matin ou le soir. Les lieux de rencontre sont divers. Les vieillards s’y rassemblent autour de jeux populaires comme les dames, le damier étant appelé « kharbga » ou les jeux de cartes connus sous le nom de « chkobba ». Les sources à leurs tours rassemblent les gens des campagnes environnantes qui s'attroupent autour d’elles pour y charger l’eau sur les mulets ou faire abreuver leurs troupeaux dans les abreuvoirs.
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9Ces espaces publics qui représentent un passage obligatoire et une interface entre les différents quartiers du village, entre la société locale et les visiteurs, sont-ils vraiment des espaces partagés ? D’abord, ce caractère d’espaces communs masque la réalité de ségrégation de genre comme dans la majorité des sociétés musulmanes où l’espace public est dominé par l’élément masculin ? (Navez-Bouchanine, 1992). On n’aperçoit les femmes sur les placettes que vers la fin du printemps où elles se rassemblent devant les sources pour laver la laine destinée à la confection des tapis et des habits traditionnels des hommes le « kachabia » et le « burnous » ou durant les festivités des zardas4. Au quotidien, leurs déplacements sont limités aux épiceries, aux sources ou aux visites de leurs proches. À l’inverse des hommes, les halqas des femmes se déroulent dans les cours de leurs maisons et elles ne fréquentent que rarement les espaces ouverts. Ces halqas sont liées le plus souvent à des travaux féminins solidaires comme la confection de tapis ou la préparation des grains de couscous, l’aoula5. Dans les dachras à attractivité touristique croissante comme c’est le cas à Kessra où des familles venues d’autres régions visitent le dachra et restent devant les sources ou dans les cafés destinés aux visiteurs, la présence des femmes dans les placettes est de plus en plus remarquée. La mixité de l’espace s’est beaucoup plus développée dans les dachras qui se sont transformées en villes.
10Cette distinction ne se limite pas au genre, mais elle concerne aussi la question générationnelle. En effet, les enfants jouent dans la majorité des cas dans les ruelles. En été, les petites cuvettes qui servent d’abreuvoirs ou de lavoirs de laine se transforment en piscine dans lesquels ils passent les heures de la chaleur torride du sirocco en animant l’ambiance des dachras par leur bruit qui brise le silence quotidien. Les jeunes fréquentent davantage les cafés ou ils se regroupent dans des halqas près des sources.
Photographie 2 – Rencontre quotidienne dans l’espace commun à Kessra
Vente de produits du terroir et échanges palabres sous l’ombre des ormes et des peupliers. La photographie montre un ordre spontané des générations de gauche à droite : les vieillards adossés au tronc de l’arbre, les enfants puis les adultes.
Crédit photo H. Ayari, août 2017.
11Les placettes servent aussi de lieu d’échange avec les commerçants et les artisans étrangers au village, notamment les commerçants ambulants qui fréquentent les campagnes du Haut Tell que ce soit à dos d’équins ou en camionnettes et les artisans saisonniers tels que les forgerons qui réparent les outils agricoles traditionnels à savoir les faucilles, les charrues et l’outillage métallique diversifié et changent les fers des équins avant le début de la saison de récolte.
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12Le contour des placettes abrite des activités commerciales qui ne se limitent pas aux boutiques d’alimentation générale ou de légumes, mais compte aussi les magasins vendant des produits énergétiques demandés durant la saison hivernale (pétrole, charbon) et des locaux de collecte des produits arboricoles issus du terroir des dachras (oliviers, figuiers…) ou de la collecte saisonnière dans les forêts et les campagnes environnantes (zgougou6, câpres…). Les dachras les plus peuplées ou celles qui ont un rayonnement sur les campagnes lointaines abritent d’autres services en particulier les bains publics, des bureaux de notaires ou d’écrivains qui rédigent les demandes destinées aux administrations… etc. Elles abritent aussi dans certains cas les souks, ces marchés hebdomadaires de plein air où l’on s’approvisionne en différents produits de consommation comme à Nebeur, Teboursouk et Kessra. Les marchés au bétail qui ont occupé une partie de ces souks sont le plus souvent séparés de ces derniers même s’ils portent un nom proche de celui donné à la placette dans le dialecte local à savoir la « rahba ». Ils ont lieu à un horaire différent. Le marché au bétail commence à l’aube et finit avec les premiers rayons du soleil quand les paysans qui ont vendu leurs bêtes en profitent pour s’approvisionner en produit divers avant de rejoindre leurs foyers.
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13L’activité religieuse est présente presque partout autour des placettes. Dans plusieurs cas, la dachra a une ascendance maraboutique, comptant les tombes de sages qui appartiennent aux différents groupes de ses habitants comme c’est le cas à Nebeur où se situe le marabout de Sidi Atallah célébré par les habitants de la basse dachra et de Sidi Abdelwahed lié aux habitants de la haute dachra. Certains marabouts remontent à des histoires lointaines comme c’est le cas à Djebba. Ces marabouts sont célébrés lors de cérémonies annuelles connues sous le nom de « zarda ». Si les moussems marocains sont liés généralement à l’ouverture des parcours collectifs7 ou à une activité agricole, les zardas se caractérisent par leur chronologie indépendante. Ils se déroulent généralement en différentes saisons à part l’hiver.
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14Certaines zaouiїas se sont créées grâce à ces marabouts. Ces dernières servent à enseigner le coran aux enfants, de lieu de prière et de cérémonies religieuses, en particulier les halqas de « Dhikr »8, une des principales cérémonies du soufisme destinées à honorer Dieu et les prophètes reconnus par l’Islam, et les zardas qui attirent la population des montagnes et des petites plaines environnantes comme c’est le cas de la zaouїa de Sidi Amor Ben Moussa à Bhirine et de la zaouїa de Sidi Hmada au nord du parc national de Jbel Serj. Elles ont aussi un rôle hospitalier de gîte d’étape pour les voyageurs et les passagers qui traversent la région. Autour de certaines placettes, on trouve des mosquées même dans les dachras de taille peu importantes comme Sidi Hmada ou Madioula. La placette de Nebeur fait exception par son histoire car elle était à l’origine un cimetière qui séparait les deux parties rivales de la dachra.
15La majorité des placettes dans les dachras sont entourées de quelques vestiges d’anciennes cités romaines. Plusieurs de ces villages sont édifiés sur les sites de ces dernières comme Kessra (Chisura), El Kef (Cirta Nova puis Sicca Veneria), Ellès (Lares), Djebba (Thijibba Bure), Teboursouk (Tubursucu Bure)… D’autres comme Lorbeus, renferment aussi différents vestiges de la période byzantine. Dans tous ces sites, on observe une continuité entre l’histoire ancienne et contemporaine, tant dans les formes de bâti et d’urbanisme que dans l’usage et les fonctions de l’espace. Les placettes calquent le forum romain par leurs formes typiques rectangulaires et ont gardé leurs fonctions multiples. En effet, elles ont préservé les activités commerciales dans leurs contours et les constructions religieuses, les marabouts ont été édifiés sur des ruines romaines. Les festivités qui se déroulent dans l’espace des placettes, ainsi que les jeux qui leur sont associés, représentent un aspect original de cette similitude. Le partage de cet espace est un point commun qui les diffère du reste de l’espace des dachras.
16Depuis l’époque romaine, l’espace central de ces villages était une interface entre la société locale et l’autorité politique. Le rôle politique du forum romain qui se manifestait à travers les élections du minicipes (municipalité) est réapparu en d’autres périodes, notamment aux siècles d’occupation ottomane durant lesquels les troupes des « mhallas » qui collectaient les impôts imposent leur férocité devant le public appauvri. Récemment, et depuis l’indépendance de la Tunisie, les placettes ont joué un rôle important dans l’encadrement de la société par les cellules de base du parti unique. On y organise par exemple les meetings de l’autorité régionale ou centrale. Pour achever ce rôle de propagande politique, des locaux du parti unique situés autour des places ont abrité diverses activités culturelles telles que la projection de films avant la généralisation des téléviseurs.
17La disposition centrale des placettes dans les dachras, leur rayonnement sur leurs alentours ruraux ainsi que leur situation spatiale de point de rencontre entre différentes catégories professionnelles et sociales (fellahs, bergers, arboriculteurs et parfois transhumants…) venant de plus de différentes provenances (plaines, montagnes, tentes des transhumants...) leur octroya un rôle important dans la structuration des liens de solidarité au sein de la société montagnarde du Haut Tell tunisien. Quels sont les aspects de ce rôle ?
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18Les placettes ont accueilli une multitude d’activités culturelles à caractère folkloriques qui indiquent un ancrage culturel des coutumes. On cite essentiellement les zardas organisées à l’honneur des personnalités religieuses des dachras auxquelles sont édifiés des marabouts. Le rayonnement de ces derniers, qui se distinguent par leur architecture avec un dôme unique surmonté d’un croissant et parfois avec une étoile au sommet s’étend au-delà de la zone montagneuse aux plaines et aux villages voisins. Les zarda qui ressemblent aux moussems des montagnes marocaines sont des cérémonies annuelles qui déroulent dans différentes dates durant toutes les saisons à part l’hiver. À l’inverse des moussems des montagnes marocaines, les zardas ne sont pas liées à la saison de récolte ou d’ouverture des parcours. Durant cette fête qui s’étale sur deux jours, les fidèles font la « ziara »9 et assistent ensuite aux cérémonies de hadhra10 organisées par des fidèles de la tariqa du soufisme adopté au niveau local avec la participation des personnes originaires d’autres villages ou campagnes lointaines. Le lendemain, les femmes de la dachra préparent le couscous pour tous les visiteurs en montrant leur hospitalité et leur générosité au nom de la personnalité maraboutique. La zarda est aussi une occasion de tolérance et de rencontre entre les visiteurs. Durant ces cérémonies, les visiteurs se reposent un peu de la corvée quotidienne d’élevage et des travaux agricoles pénibles. La participation de ces derniers et la visite des gens d’autres dachras témoignent du rôle des placettes dans l’ouverture de la population des dachras sur l’extérieur. Durant les jours de la zarda, ces villages montagneux fortement touchés par l’émigration reprennent leur vitalité notamment par la participation de leurs émigrés aux cérémonies, attirés par une nostalgie du « bled »11. Dans les dachras du massif de Bargou, les hommes chassent au fusil un bœuf parmi le cheptel collectif en parcours libre qui appartient à toute la population locale. Ils font la même chose dans les fêtes de mariages12. Cette pratique est conservée même après le déplacement de la totalité des habitants vers le fond d’oued Boussaadia. Les cérémonies des zardas elles aussi ont été conservées jusqu’à nos jours.
19Dans les dachras de petite taille où la population garde des relations familiales étroites, les placettes accueillent même ce type de fêtes. À Bhirine qui dispose de deux placettes parmi les plus belles qu’on ait pu observer en Tunisie, celle qui sépare les deux quartiers du village, accueille les fêtes de mariage qui s’organisent en forme de halqa ou de pièces de théâtre. Dans ces fêtes, les femmes observent le spectacle, séparées des hommes et des jeunes de manière à garder la séparation traditionnelle hommes-femmes sans les exclure de la festivité. Leur participation aux chants et aux danses populaires est limitée à la cour de la maison de la famille de la mariée.
20Cette dachra, a été désertée vers l’an 2000 à la suite du déplacement de la population montagnarde vers le fond d’Oued Boussadia pour rejoindre les services élémentaires installés sur la route qui le relie aux villes administratives proches (Ayari, 2018). Malgré l’abandon, la première placette située sur la partie frontale du socle rocheux sur lequel est installé le village, garde encore les traces des jeux qui témoignent de l’ambiance animée du passé : deux planchers de kharbga sont gravés sur le socle pentu. L’une est destinée aux vieillards et l’autre aux jeunes, ce qui témoigne davantage de l’ancrage du respect des aînés par les jeunes dans les sociétés arabo-musulmanes que d’une rupture intergénérationnelle. Sur le même socle, les enfants ont créé un entonnoir à force de jouer à glisser assis sur un bout de bidon en plastique dans ces contrées longtemps pauvres et marginalisées (Belhadi, 1998).
Photographie 3 – Situé dans un site difficile d’accès, le village déserté de Bhirine, représente un véritable musée du passé culturel des dachras
De gauche à droite : la zaouia et le marabout de Sidi Amor Ben Moussa sont les deux constructions qui se sont relativement entretenues. Au centre, l’entonnoir de la glissade polie par la longue histoire des jeux répétitifs des enfants. À droite, les traces du jeu de damier populaire.
Crédit photo H. Ayari, juin 2014.
21L’ancrage social de la culture populaire a participé à la résistance relative des placettes face au processus de modernisation impliquée par la politique bourguibienne (Timoumi, 1998) qui a touché plusieurs éléments du patrimoine culturel et matériel. Dans plusieurs dachras, les placettes ont accueilli les festivals programmés par les organismes officiels du ministère de la Culture et de la Conservation du Patrimoine ou celles organisées par le parti unique avant la révolution de 2011. Ce type de festivals programmés représente une forme d’intervention du pouvoir dans la société locale en imposant ses règles d’organisation et d’instrumentalisation de la culture populaire dans l’encadrement de la société locale. À ce propos, la cérémonie d’ouverture de la zarda ou du festival est confiée à une personnalité politique et non pas à une personnalité religieuse telle que le cheikh de la zaouїa ou le chef de la hadhra comme c’était le cas auparavant.
22Dans un contexte d’économie fermée et peu ouverte sur l’extérieur, les placettes étaient dans le passé un lieu de plusieurs formes de solidarités liées à l’ancrage de la culture religieuse, en particulier le partage équitable de la viande d’une tête de bétail en quotas connus sous le nom de « hesba » ou « gassamia » entre les participants. Dans les cas de l’incapacité d’un pauvre à fournir la somme nécessaire à une affaire urgente comme les frais d’une opération chirurgicale, un bénévole s’occupait de la collecte de l’argent, mais de nos jours ce type d’action doit passer par l’autorisation des autorités locales.
23Malgré leur résistance, les activités culturelles patrimoniales montrent actuellement une certaine fragilité. En effet, plusieurs zardas ont connu un changement de leurs dates ou même une annulation plusieurs années successives à cause de l’absence ou de la dispersion des personnes qui assistent à leur organisation. Plusieurs aspects de solidarité ont disparu comme c’est le cas des hesbas. D’autres éléments de cette culture ont connu une certaine hybridation par l’introduction de certains aspects de modernisation comme c’est le cas pour les festivités de mariage et de circoncision.
24L’emplacement des édifices religieux autour des placettes dans la majorité des dachras à savoir les mosquées ou les marabouts comme c’est le cas pour le marabout de Sidi Hmada et Sidi Morched qui ont donné leurs noms aux villages où ils sont installés, témoignent de l’importance de la religion dans la culture traditionnelle des dachras. Cette importance est liée à tout un héritage culturel du soufisme qui a longtemps prospéré dans tout le Maghreb (Atallah, 2005). Ces marabouts et zaouїas ont attiré les fidèles depuis les campagnes environnantes ou même de villages lointains comme c’est le cas pour Sidi Hmada.
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25L’ancrage de cette culture attire annuellement les émigrés installés dans les villes des régions économiquement favorisées de la Tunisie littorale. Ces derniers rentrent chez leurs proches encore installés aux villages où ils s’installent dans leurs « haouchs »13, notamment au cours de la fête du zarda. Ils rendent visite à leurs saints hommes enterrés dans les marabouts pour la demande de leur « baraka », selon les coutumes comme dans tous les pays du Maghreb, durant les mariages et les fêtes de circoncision. Ils allument des bougies autour du tombeau de la personnalité maraboutique et abattent une tête de bétail, le plus souvent un mouton ou un bœuf, devant le marabout.
26La longue histoire des dachras les a dotées d’une richesse culturelle exceptionnelle qui englobe les influences de plusieurs civilisations, en particulier les civilisations berbères et arabes. Cependant la culture des dachras ainsi que les activités de leurs placettes résistent-elles aux différentes transformations récentes et au désir de modernisation ?
27Les transformations dans l’espace des placettes
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28Écartés en grande partie des influences de la colonisation qui était limitée aux communes minières (Djerissa, Kalaat Djerda) et aux villages situés sur les chemins de fer (Gaafour, Dahmani, Sers)14, les dachras du Haut Tell connaissent aujourd’hui une urbanisation croissante comme dans plusieurs régions au Maghreb (Belguidoum, Cattedra et Iraki, 2015)15. Ce phénomène a concerné les placettes des dachras faciles d’accès. C’est le cas de la place Ben Anin à El Kef sur laquelle un immeuble de services a été construit. À Teboursouk, les lieux qui faisaient fonction de la placette ont aussi été envahis par l’extension des petites activités commerciales et d’autres services. D’autres placettes ont perdu leur rôle culturel comme en Algérie dans le cas des fameuses placettes de Lions à Souk Ahras et d’Aїn El Fouara à Sétif16 qui ne servent plus que de lieu de rencontre ou de simple promenade. Les dachras qui ne peuvent s’étendre, à cause de leur topographie accidentée, ont gardé leurs placettes et le développement urbain a été relégué en aval avec la création d’un nouveau village qui accueille les services administratifs et l’essentiel de l’extension urbaine comme c’est le cas à Nebeur et Kessra où se sont créés les nouveaux groupements de la Nouvelle Nebeur et la Nouvelle Kessra vers le début des années 1980 (Mhidhi, 1998). Le pourtour des sources a connu la construction de quelques cafés et de piscines ou abreuvoirs destinés au bétail et au lavage de laine. Les dachras installés dans des sites à mauvaise accessibilité ont été complètement déserté. C’est le cas pour ceux du versant sud du massif de Bargou à savoir El Ghar, Madioula et Bhirine. La même situation a caractérisé la dachra d’Aïn Dh’hab, installé sur la grotte karstique la plus célèbre de Tunisie et désertée depuis les années 1970.
29La Tunisie a connu des transformations socio-économiques profondes qui ont touché l’espace public du fait de l’adoption d’une politique progressiste à la veille de l’indépendance (Timoumi, 1998). Quels sont leurs effets sur la fonction d’espace commun des placettes ?
30Comme nous l’avons déjà signalé plus haut, les placettes sont un lieu de contact entre l’autorité et la population locale. Elles servent le plus souvent de lieu de propagande politique. À Nebeur, une construction fut édifiée dans les années 1960 à côté de la placette pour héberger un club géré par la cellule du parti unique est destiné aux assemblées politiques, à la diffusion de films et d’émissions sur un téléviseur en noir et blanc. Ces activités se sont déplacées vers les nouveaux groupements dotés de noyaux administratifs et situés en aval comme c’est le cas à Kessra. La nouvelle Nebeur a connu la création d’une maison de la culture et d’une maison des jeunes qui ont participé à transformer progressivement les activités culturelles de leur caractère folklorique spontané et ouvert sur l’espace public vers un caractère orienté et plus enfermé.
31De même, les placettes ont connu des mutations importantes dans leurs activités qui sont limitées de nos jours au football pour les enfants. Les jeux comme les jeux de cartes se sont en majorité déplacés vers l’espace fermé à savoir les cafés. Ces derniers, de nos jours connectés à internet et abonnés à des chaînes de télévision diffusant en continu des matchs de football, ont attiré le public masculin qui s’intéresse plus de nos jours aux compétitions internationales, le plus souvent des ligues européennes et peu attiré par la ligue nationale diffusée au passé sur transistor ou téléviseur en noir et blanc. D’autres jeux sont en train de disparaître à la suite de ce transfert des activités culturelles vers l’espace commercial comme c’est le cas pour les jeux de damiers populaires.
32Les marchés des placettes sont à leur tour un terrain de concurrence entre les produits traditionnels et artisanaux d’une part et les produits industriels introduits depuis la colonisation et qui sont de plus en plus présents. Les produits artisanaux résistent mal du fait de la mondialisation accentuée depuis les années 1990 et l’invasion des produits d’imitation fournis par le marché informel. Plusieurs produits locaux qui étaient bien commercialisés dans les marchés hebdomadaires des placettes (les souks) ont disparu devant les produits industriels comme c’est le cas de la laine ovine qui n’est plus commercialisée de nos jours. Le figuier, principal produit des dachras, est de nos jours destiné essentiellement au marché national. À Kessra, on observe quotidiennement durant la saison de sa récolte, les paysans amenant leurs produits aux commerçants intermédiaires qui vont les acheminer jusqu’aux grossistes dans les grandes villes. L’arboriculture traditionnelle avec son savoir-faire ancestral est fortement touchée par les implications dictées par les marchés. Dix-huit variétés locales de figuiers ont été abandonnées ou limitées aux vergers traditionnels en faveur de la variété Zidi qui domine les nouvelles plantations.
33Les festivités et les cérémonies sont à leurs tours transformées et perdent leur caractère public pour un format plus encadré que ce soit par les particuliers ou par les organismes officiels appartenant au ministère de culture. Les cérémonies de mariage ne sont plus publiques de nos jours. Elles sont organisées dans les cours des maisons ou dans des salles de fêtes privées.
34L’espace des placettes représente un terrain de lutte entre la culture traditionnelle et la culture moderne à différents niveaux (Lazhar, 2013). C’est le résultat d’un long processus de modernisation qui a commencé par le mouvement de scolarisation dans les écoles primaires aux dépens des zaouїas et de l’enseignement traditionnel du Coran dans les marabouts ouverts sur les placettes. Cela a supposé l’abandon progressif de ce type d’enseignement qui ne dépasse pas l’étape préscolaire de nos jours. Les résultats sont visibles dans les placettes où les jeux traditionnels des enfants ont disparu définitivement en faveur du football et des jeux électroniques exercés dans les petites salles de jeux, les publinets ou par les smartphones. L’influence des médias sur l’ouverture de la société locale se manifeste par les habits des jeunes ou la récupération des slogans des grandes équipes adversaires de la capitale et par la diffusion de nouveaux genres musicaux comme le rai algérien et le rap aux dépens des genres locaux.
- 17 Notre discussion avec l’écrivain amateur marrakchi Younes Bariaz sur son article de presse dans leq (...)
35Les impacts culturels de l’économie marchande sont aussi visibles dans le petit commerce qui a substitué plusieurs produits patrimoniaux par de nouveaux produits de marché comme c’est le cas pour le pain cuit au four traditionnel substitué par celui des boulangeries et les pâtes emballées qui remplacent le couscous de l’aoula. Les cafés ont substitué à leur tour les boissons les plus populaires à savoir le thé rouge et le café « filter » par les cafés italiens « cappuccino » et « espresso » servis pour un public constitué de plusieurs catégories culturellement diversifiées. L’apparition d’une nouvelle catégorie à savoir les diplômés-chômeurs a animé les discussions et elle a changé le contenu culturel des placettes d’une littérature fossile, fondée autour d’un héritage oral constitué des contes mythiques et de la poésie populaire qui jouent un rôle prépondérant dans le quotidien des villageois au Maghreb (Heller-Goldenberg, 1989), vers un contenu plus rationnel inspiré de leurs cultures et leurs formations universitaires (Boukous, 1987). Ces derniers représentent les principaux acteurs de la société civile peu active dans les dachras et les principaux déterminants de l’opinion publique locale, notamment depuis la révolution de 2011. Le contenu du patrimoine oral est substitué par de nouveaux thèmes de discussions quotidiennes à savoir les actualités sportives et politiques. Ce phénomène concerne tous les pays du Maghreb où les contes populaires sont limités à quelques places animées par des professionnels de l’art de la halqa sur le modèle de la place Jamaa’ El Fna à Marrakech17 et de quelques souks dans le Moyen Atlas.
Photographie 4 – Située dans un site escarpé, la dachra de Kessra se dispose de plusieurs petites surfaces qui jouent le rôle de placettes
La plus célèbre est celle située devant la source d’Aїn Soltan destinée par les visiteurs et les locaux. En haut à droite, les enfants brisent le silence quotidien de la dachra. Dans la dernière photo, en haut de la fissure depuis laquelle coule la source, les jeunes ont inscrit des slogans sportifs « zone ultras ».
Crédit photo H. Ayari, juin 2014 et mars 2018.
- 18 Instrument musical extrait de la tige de roseau. Il représente le principal instrument musical bédo (...)
- 19 Une sorte de cornemuse fabriquée à partir de peau de chèvre typique du Maghreb oriental.
36Les cérémonies se sont à leurs tours inspirées de la modernité. En effet, les zardas ont disparu ou se sont vidés de leurs dimensions spirituelles à savoir les hadhras du soufisme. Les festivals sont davantage reconnus que les zardas comme c’est le cas du festival dédié à la plus célèbre chanteuse tunisienne Saliha à Nebeur ou du festival du figuier à Kessra. Les cérémonies de mariages connues sous le nom de « mahfels » sont remplacées par des cortèges en automobiles. Le patrimoine immatériel constitué des chants et des danses est conservé, mais les groupes musicaux sont professionnalisés et reconnus par le ministère de la Culture qui leur donne des attestations de professionnalisme artistique. Ces dernières formules leur permettent de signer des contrats d’organisation de fêtes privées, de cérémonies de mariages ou de festivals. Ce professionnalisme les a distanciés du public qui s’est limité au rôle de spectateur à l’inverse de son rôle d’acteur qu’il avait auparavant dans le cadre communautaire des festivités. Certains instruments ont été abandonnés, comme la gasba18 remplacée par le mezwed19. Les groupes musicaux travaillent de moins en moins face à la concurrence des DJs moins couteux qui utilisent un matériel sonore sans jouer ni chanter. La ville d’El Kef, pôle des arts populaires en Tunisie et ville natale des plus célèbres acteurs tunisiens en théâtre et en cinéma, organise de nos jours des festivals internationaux comme Cicca Jazz sans abandonner son patrimoine culturel. À ce propos, les chants traditionnels et les différents arts patrimoniaux représentent l’essentiel des productions qu’il diffuse radio El Kef à un large public.
37Les placettes, espace central des villages perchés du Haut Tell tunisien, sont des formes ancestrales d’espace communautaire au Maghreb. Leur expressivité socioculturelle dépasse la stratigraphie des civilisations connues dans le monde maghrébin façonnée par l’histoire (Laroui, 1976) aux mutations contemporaines et actuelles influencées par la mondialisation. Leur rôle d’interface culturel entre la société locale et l’extérieur représenté par le pouvoir central se confirme de nos jours à travers une lutte entre l’ancestral d’une part et le moderne d’autre part. L’encadrement des formes de festivités locales par les organismes officiels et le professionnalisme relatif a aspiré la culture locale et l’a instrumentalisée en la vidant de son caractère participatif. Les placettes comme espace commun ont perdu aussi une part importante de leur originalité culturelle ancrée dans leurs activités économiques sous l’effet de l’ouverture de la société sur les médias et du pays sur l’extérieur. Les mutations et les transformations contemporaines ont abouti à trois situations distinctes à savoir :
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Des dachras désertées sous l’effet de leur isolement topographique et dont les placettes ont conservé des éléments qui leur permettent d’être classées patrimoine culturel comme c’est le cas des dachras du massif de Bargou.
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Des dachras qui ont conservé leurs populations et leurs placettes sans possibilité d’extension et par conséquent ont connu un transfert de leurs services administratifs vers des communes situées à l’aval, ce qui a permis à leurs placettes de conserver relativement ces fonctions culturelles comme c’est le cas pour Nebeur et Kessra.
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Des dachras aisément accessibles qui se sont transformées en véritables villes et ont perdu la majorité des activités culturelles populaires de leurs placettes devant l’invasion des activités commerciales ainsi qu’une aspiration de leur folklore par les organismes publics.
38Généralement, on a constaté des impressions diversifiées sur les transformations des placettes comme espace commun et des éléments de culture populaire qui leur sont liées entre une nouvelle génération ouverte et motivée par la modernisation et les générations plus âgées fortement attachée et nostalgique des paysages culturels des dachras.
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