1Aux côtés de l'espace, du territoire, du lieu et du milieu, la région est un objet qui garnit - et parfois encombre - la valise à penser des géographes, comme le suggère l'article "région" dans le récent Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés : "voici l'une des notions essentielles, mais aussi les plus polysémiques, voire floues, de la géographie" (Lévy et Lussault, 2003, p. 776). En même temps, la région apparaît comme un échelon toujours présent de la relation entre l'homme et la terre, sur le plan aussi bien collectif qu'individuel, ne serait-ce que dans sa dimension sentimentale (l’enracinement et l'appartenance régionale) ou opérationnelle (l'aménagement). Notion difficile pour les géographes qui en sont théoriquement les spécialistes, la région pourrait faire fuir les autres sciences sociales. C'est ce que dément ce dossier thématique sur la Corée, où se font entendre les voix mêlées de la géographie, de l'archéologie, de l'histoire et des sciences politiques. Accueillant aussi les contributions de collègues coréens, ce travail pluridisciplinaire et interculturel offre - bien que ne disant pas tout sur les régions coréennes - une réflexion originale sur les relations entre espace et culture en Corée.
- 1 Tous les articles de ce dossier suivent le système Mc Cune-Reischauer de transcription du han'geul (...)
- 2 Le choix des termes ("région" ou "province") n'est pas aléatoire : voir la suite de ce texte et le (...)
2Ce travail constitue aussi une nouveauté pour les études coréennes en France dans la mesure où les travaux du laboratoire d'Études coréennes, qui fédère les recherches françaises sur la Corée, avaient jusqu'à la fin des années 1990 privilégié un cadre d'analyse national : l'objet d'étude était la Corée, dans son unicité et son identité, fût-elle abordée sur le terrain à la très grande échelle d'un village ou d'un quartier de ville. Un déplacement des problématiques de recherches vers l'échelle moyenne apparut alors d'autant plus fructueux qu'en Corée du Sud, la "question régionale" (chiyeok munje1) dans ses dimensions économiques, politiques mais aussi émotionnelles, a émergé depuis le milieu des années 1980 comme un thème central du discours (académique ou non) sur les différenciations territoriales de la nation. Les réformes administratives des années 1990, accordant aux collectivités locales des pouvoirs accrus (régionalisation), ont alimenté ces débats, d'autant plus qu'elles ont suivi le processus de démocratisation de la vie politique et institutionnelle depuis 1987, enjeu important de l'histoire récente du pays. Parallèlement, on constate en Corée du Sud l'existence d'un fort régionalisme dont la dimension politique est tout à fait originale : les élections municipales et présidentielles de 2002 ont perpétué le vote des électeurs du Yeongnam (le Sud-Est) pour les candidats originaires de leur région. Ce régionalisme coréen se nourrit de la concurrence entre quelques provinces (to ou régions administratives2), notamment celles du Sud-Est, du Sud-Ouest et la région de Séoul, et se cristallise sur la discrimination contre le Honam (le Sud-Ouest) (Figure 1).
- 3 Arrivé au pouvoir par un coup d'État militaire en 1961, Park Chunghee, dictateur et pres1dent de la (...)
- 4 Originaire du Sud-Ouest, Kim Daejung a été un des leaders de la lutte pour la démocratie pendant la (...)
- 5 Le soulèvement de la ville de Kwangju s'est déclenché en mai 1980, quelques mois après la prise de (...)
3Enfin, notre démarche se distingue d'approches plus classiques qui, comme le numéro de l'été 2003 du Korea Journal se limitent à une approche surtout explicative de la question régionale. D’une part, il s’agit d’éclairer les aspects et les facteurs des inégalités régionales sud-coréennes, notamment dans ses liens avec le modèle de développement autoritaire qui a suscité l'émergence des principaux pôles et axes de croissance du pays (région métropolitaine de Séoul et ceinture industrialo-urbaine du Sud-Est par rapport au Nord-Ouest et au_ Sud-Ouest, régions restées plus rurales) ; d'autre part, il s'agit, une fois reconnues certaines des spécificités du régionalisme sud-coréen (sa dimension politique et la prégnance des stéréotypes régionaux dans la vie sociale) de remonter à ses origines (lointaine ou récente). Le débat sous-Jacent de ces approches renvoie à la situation du Homam (le Sud-Ouest, provinces du Cheolla) dans l'espace national. Mise à l’écart du développement, en particulier pendant la présidence de Park Chunghee3, cette région a aussi été le haut lieu de l'opposition politique jusqu'à l'élection de Kim Daejung en 19974. Le massacre de Kwangju (19805) apparaît comme un symbole de cette histoire douloureuse et certaines œuvres contemporaines, comme le film Peppermint Candy du réalisateur Lee Changdong (1999), se font l'écho de cette blessure.
4Conscient de ces enjeux, notre groupe de recherche s'est moins orienté vers la question régionale en tant que telle qu'il n'a essayé d'analyser les constructions et les discours qui sous-tendent les découpages spatiaux et le régionalisme en Corée. À travers l'objet test de la région, nous nous sommes interrogés sur les fondements du lien entre espace et société en Corée : et si c'était mise en miettes que la Corée révélait le mieux ses logiques territoriales ?
5Rassurons d'emblée les géographes français : la région (chiyeok ou chibang, selon le contexte) n'est pas une notion plus claire pour les collègues coréens que pour nous. En Corée comme en France, la région renvoie à une portion d'espace d'échelle moyenne (ni locale, ni nationale) :
"La géographie contemporaine considère la région comme une entité spatiale de taille moyenne (entre localité et territoire national), forcément variable d'un pays et d'une époque à l'autre" (Lévy et Lussault, 2003, p. 777).
- 6 Cette approche macro-régionale de la région renvoie à des ensembles formalisés (l'Union européenne, (...)
6Par ailleurs, les régions, "ensembles spatiaux" (Lacoste, 2003, p. 325), peuvent se dessiner aussi bien à l'échelle infra-nationale que supra-nationale6 ; enfin, elles forment les parties d'un tout.
- 7 Ci té par Ph. Piercy, 1999, p. 7.
- 8 Ce débat ("régions-concepts" ou "régions-réelles") est évoqué dans deux manuels de géographie régio (...)
7De même, les géographies françaises et coréennes s'entendent sur la réponse à apporter aujourd'hui au vieux débat qui oppose deux conceptions de la région. Dans sa forme la plus rigide, la première conception (appelons-la "idéaliste et cartésienne") consiste à faire de la région l'objet d'un discours performatif, qui construit ce qu'il prétend étudier (Bourdieu, 1980) : la région n'existe que parce que le géographe l'analyse. Au contraire, la deuxième conception souligne l'ambiguïté de cet "idéalisme géographique" : "Nous n'avons pas à découper l'espace, il se découpe tout seul. Ou bien il s'agit de mailles de gestion, et elles sont déjà là, ou il s'agit d'autre chose, et cela relève d'un réel à analyser", affirme R. Brunet7, pour qui la région est aussi l'expression-même de la discontinuité en géographie (Brunet, 1968)8. Après des années d'approches critiques de la démarche régionale, on admet aujourd'hui que la région correspond à une certaine réalité - pour certains, une "mésodimension" dans laquelle s'inscrivent des pratiques sociales (Frémont, 1976 ; Di Méo, 1998), pour d'autres un espace organisé par des flux économiques - mais que son contenu et ses limites impliquent des opérations intellectuelles pour être identifiées.
8Enfin, les géographes français et coréens se rejoignent dans l'exercice du découpage de l'espace national auquel ils s'adonnent volontiers, à des fins d'analyse ou dans un but pratique. Or, comme en témoignent les différentes propositions de collègues coréens ou européens, la péninsule coréenne se présente comme un territoire à géométrie et régions variables (Figure 2). Ces images (qui pourraient alimenter le débat bien connu sur le pouvoir des cartes) permettent de confirmer que les descriptions régionales appartiennent d'abord au discours géographique, confronté à deux écueils majeurs. Le premier est celui de l'emboîtement des échelles géographiques : le découpage peut ainsi varier en fonction de l'échelle choisie, c'est-à-dire "de l'ordre de grandeur que l'on considère" (Lacoste, 2003, p. 326). Le deuxième écueil renvoie au principe même de l'analyse régionale, qui ambitionne de prendre en compte les multiples aspects des territoires (de la nature aux réseaux). Or, là encore, les choix effectués et les hiérarchies de classement des facteurs de l'analyse régionale dessinent des régions différentes :
"Les multiples régions que l'on désigne […] par des qualificatifs naturels (régions humides, sèches, de montagne, côtière) économiques ou culturels (régions industrielles, riches, pauvres, protestantes) [ont] des limites très différentes les unes des autres et celles-ci se chevauchent plus ou moins. Tout dépend en vérité de l'ensemble que l'on prend principalement en compte pour délimiter ce qui n'est qu'un des aspects d'une région" (Lacoste, 2003, p. 326).
9Les géographes français et coréens partagent donc les difficultés inhérentes à la recherche sur un concept à la fois flou et extrêmement riche. Mais un fossé les sépare quand il s'agit de distinguer les régions administratives et les autres types de régions, ce qui renvoie a deux traditions géographiques radicalement différentes.
10En France, l'école de géographie s'est construite sous l'influence de la géographie vidalienne et a longtemps suivi une logique d'analyse dominée par le primat de la région géographique, considérée comme un ensemble spatial cohérent et le résultat d'une longue intimité entre un espace et un peuple (Claval et Juillard, 1967). Cette notion est même profondément ancrée dans les représentations spatiales communes, savantes et politiques que les Français se font de leur pays (Giblin, 1986). C'est pourquoi "les géographes universitaires ont surtout utilisé le terme de région dans des acceptations les plus variées […] et ont éludé les problèmes des subdivisions politiques d’un territoire étatique" (Lacoste, 2003, p. 325).
11Les géographes coréens ont tendance à adopter une position inverse, qui part du fondement géopolitique de la région - ce qui renvoie là encore, a une tradition originale. La géographie scientifique coréenne contemporaine assume en effet un héritage lointain, celui de la géographie administrative pratiquée dans la Corée ancienne (Korean Geography and Geographers, 2000). Expression et moyen du contrôle territorial de l'État, cette géographie administrative conçue sur le modèle chinois a émergé dès le XIIe siècle sous la forme du chiri chi ou "traité de géographie administrative sur les localités". Or, pour cette géographie descriptive et cumulative, les unités signifiantes du découpage sont les divisions administratives.
12La non-correspondance des terminologies des deux langues est une des conséquences de la confrontation entre ces deux cultures différentes de l'analyse territoriale. Bien que cet outil ne soit pas d’usage dans les dossiers thématiques de la revue, le glossaire de ce numéro spécial est ainsi le résultat de nos efforts pour surmonter les difficultés inhérentes à la communication interculturelle sur l'espace, celui des uns n’étant pas celui des autres. Précisons donc dès maintenant que, dans un souci de respecter les deux conceptions aussi bien que pour la clarté de nos propos, nous avons choisi le terme de "province" pour désigner les régions administratives coréennes le terme de "région" étant réservé à un objet plus proche de la région géographique à la française.
13Les concepts de la géographie occidentale qui ont pénétré en Corée notamment depuis le début des années 1960 (Korean Geography and Geographers, 2000 ; Yu, 1986) sont largement utilisés par les géographes coréens : les chapitres de réflexion théorique des ouvrages de géographie régionale contemporaine (Im, 1992 ; Han 'guk chiji, 1980) discutent ainsi les concepts aujourd'hui banals que sont ceux de région paysage, de région fonctionnelle, de région polarisée ou de région système. Mais l'analyse des découpages de la Corée produits par les géographes coréens fait encore apparaître une logique dominante fondée sur la division en to ou "provinces", les séculaires régions administratives du pays (Han'guk chiji, 1980-1986 ; Kweon, 1995). Dans les manuels scolaires des années 1980 et 1990, l'utilisation de noms historiques et littéraires comme le Yeongnam pour le Sud-Est, le Honam pour le Sud-Ouest ou le Kwannae pour la région de Séoul n'empêche pas un découpage calqué sur les actuelles provinces (Figures 1 et 3).
14À la lumière de ce qui précède, on comprend mieux la récurrence de cette logique de découpage. Un premier ensemble de raisons l'explique par les caractéristiques du territoire coréen : de dimension modeste (220 000 km2 pour l'ensemble de la péninsule), il comprend néanmoins une très grande variété d'environnements naturels en raison de sa position en façade orientale de continent et du cloisonnement lié à l'omniprésence des reliefs (16 % de plaines). La partition, puis les différents modèles de développement adoptés en Corée du Nord et en Corée du Sud ont entraîné de surcroît sur la période récente d'importants déséquilibres spatiaux, entre les deux Corées d'une part, mais aussi entre les régions métropolitaines et le reste du territoire. Tout cela combiné rend difficile l'exercice de découpage de la péninsule en unité infra-nationales d'échelle moyenne dotées d'une certaine cohérence. Un deuxième ensemble de raisons renvoie à l'ancienneté du découpage en provinces (qui remonte au VIIe siècle) et à l'héritage fort de la géographie administrative traditionnelle déjà évoqué. En somme, les provinces de la Corée ont une existence suffisamment longue pour justifier la logique d'un découpage dont on a souligné plus haut le caractère d'artificialité.
15Plutôt que de présenter une inutile synopsis des contributions rassemblées ici, il paraît plus fructueux d'évoquer les thématiques qui ont émergé de manière récurrente à travers les approches pourtant très différentes des disciplines mobilisées dans ce projet de recherche.
16La première porte sur la dimension dynamique de la région : celle-ci apparaît non pas comme un objet statique et immuable, mais en perpétuelle transformation. Il faut aussi l'envisager dans ses relations avec les autres territoires, ce que souligne W. Lee dans sa réflexion sur la notion de région en Corée. Cet aspect évident dans le monde contemporain se traduit sur le plan administratif par des réorganisations territoriales et des changements de statuts liés à la décentralisation, comme ceux qui affectent les zones métropolitaines sud-coréennes analysées par O. Jeong. Par ailleurs, l'article de l'archéologue L. Denès montre que des dynamiques régionales se dessinent dès la période proto-historique, par l'évolution des différentes aires culturelles du Sud de la péninsule.
17La deuxième thématique est liée à la prégnance du découpage administratif déjà évoqué. Une forte tradition écrite liée à l'appartenance de la Corée au monde sinisé a aussi produit certaines "normes" de la division spatiale en Corée. L'idée que la vision des provinces (to) construite par l'administration de la Corée ancienne est porteuse de discriminations significatives d'enjeux politiques revient ainsi dans les articles de Y. Bruneton et d'A. Delissen. Et S. Park confirme dans son analyse des origines du régionalisme coréen que cette instrumentalisation des provinces dans le discours de l'État s'est appliquée à une période très contemporaine.
18La spécificité du régionalisme coréen constitue un troisième thème traité dans plusieurs articles. Or une logique très différente distingue le régionalisme coréen du régionalisme français (ou, plus généralement, des régionalismes européens). Selon l'expression d'A. Delissen, le régionalisme coréen est "centripète", s'opposant dans sa logique et dans sa dynamique aux régionalismes européens "centrifuges", animés d'une force de séparation par rapport au centre. Comme le montre aussi S. Park, le régionalisme coréen est, lui, dirigé vers le centre, conduisant à une féroce compétition entre les provinces pour l'appropriation du pouvoir central. Le problème de la discrimination contre le Sud-Ouest (le Honam, provinces du Cheolla) est aussi largement évoqué. Les analyses de S. Park et M.-O. Rivé-Lasan montrent que, dans sa dimension politique, cette discrimination est une situation récente liée aux inégalités spatiales et aux mobilités (exode rural) induites par le processus de développement sud-coréen. Y. Bruneton et A. Delissen suggèrent en effet que, dans la Corée au XVe siècle, la discrimination -régionale portait plutôt contre les provinces du Nord. La situation du Honam (le Sud-Ouest) se comprend aussi sur le temps très long, par comparaison avec celle du Yeongnam (le Sud-Est), dont l'intégration aux systèmes d'échanges lointains remonte peut-être à la période proto-historique (hypothèse formulée par L. Denès).
19Enfin, plusieurs articles permettent de réfléchir sur l'importance des tissus sociaux et des réseaux humains dans l'existence même des régions coréennes. Y. Bruneton suggère par exemple que le Tongguk yeojiseungnam, ouvrage représentatif de la géographie administrative de la Corée au XVe siècle, décrit des lignages autant que des régions. Pour A. Delissen, les provinces de la Corée ancienne se construisent en fonction d'une "densité de confucianisation", tandis que les hauts lieux de la Corée sont associés à des personnes illustres. Pour la période contemporaine, M.-O. Rivémontre enfin comment la représentation des régions se fonde sur les réseaux des membres de l'élite politique et le parcours de ceux-ci à partir d'une base provinciale. Lignées méritantes et territoires, hauts lieux et personnages célèbres dessinent une géographie morale de la Corée déterminant le pouvoir des provinces coréennes.
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