1Le régionalisme coréen est essentiellement fondé sur des préjugés subjectifs et de fausses idées reçues sur les personnes (Choe, 1988). De plus, toute recherche menée sur le régionalisme en Corée comporte un sens politique caché car le débat sur le régionalisme lui-même est en proie à des luttes idéologiques. Dans ce contexte, l’objectif de cet article est d’analyser la dimension sociopolitique de la notion de « région » en Corée.
- 1 Région au sud-ouest de la Corée englobant les deux provinces du Cheolla (Sud et Nord). Voir figure (...)
2Les travaux de Ko Hungwha et de Kim Hyeonseop (1976) sur l’identité régionale, fondés sur une enquête auprès d’un échantillon de 463 personnes, montrent qu’environ 60 % des enquêtés déclarent qu’ils évitent de contracter un mariage, de se lier d’amitié ou même de travailler avec une personne originaire du Honam1 alors que moins de 10 % des enquêtés déclarent rejeter les habitants d’autres régions dans les mêmes conditions. Le travail de Kim Chin’guk (1977) confirme cette aversion vis-à-vis du Honam1. Le régionalisme coréen apparaît ainsi comme un régionalisme anti-Honam qui ne s’explique ni par les caractéristiques politico-économiques de la région du Honam, ni par des éléments tels que la fonction sociale occupée par ses habitants, mais par le caractère et la manière d’agir des personnes : les natifs du Honam seraient « sournois », « égoïstes », « l’on ne pourrait pas avoir confiance en eux » et « ils finiraient toujours par vous tromper ». Comment expliquer cette situation d’autant plus particulière qu’en Corée, l’appartenance régionale ne dépend pas du lieu de vie des individus, mais de leur lieu de naissance ou de celui de leur père, donc des liens du sang ? On se propose de répondre à cette question en discutant de l’origine du régionalisme coréen et des circonstances de son apparition, et en analysant certaines de ses conséquences politiques.
3Pour certains, la perception négative vis-à-vis du Honam existerait dans la société coréenne avant l’époque moderne et serait fondée sur un soi-disant « caractère régional inné » ; pour les habitants du Honam, leur mise à l’écart serait récente, due aux politiques discriminatoires des régimes autoritaires menées à leur encontre sur le plan économique (Kim, 1988, p. 236). Le régionalisme anti-Honam existait-il à l’époque pré-moderne ? S’il existait, était-il de même nature que celui de la fin des années 1970 ?
4Plusieurs éléments permettent de critiquer les hypothèses des partisans de la théorie « primordialiste » (Kim, 1991 ; Sin, 1990 ; Nam, 1991, 1992) qui prône l’origine ancienne du régionalisme.
5Certains remontent à l’époque des Trois Royaumes et expliquent l’origine du régionalisme anti-Honam par la défaite de Paekche au profit de Silla, qui donna naissance au royaume de Silla unifié (668-935). Mais cette hypothèse repose sur l’identification territoriale du royaume de Paekche à la région du Honam, qui n’est pas fondée. En effet, le fondateur de Paekche, le roi Onjo, appartenait à une tribu du peuple de Puyeo, venue d’un autre royaume plus septentrional, le royaume de Koguryeo. De plus, pendant le règne des souverains de Paekche (Ier-VIIe siècle), le centre politique fut d’abord pendant presque 500 ans situé aux alentours de Séoul et de l’actuelle province du Kyeonggi, puis près de Kongju et de Puyeo (dans la province du Ch’ungch’eong actuel), donc au nord de l’actuel Honam.
6Pour d’autres, le régionalisme anti-Honam daterait du royaume de Koryeo (918-1392), fondé en raison d’une forte oppos1t10n contre les descendants de Paekche, qui ont été « légalement » exclus de la classe dirigeante. Mais rien ne confirme que des gens originaires du Honam aient été discriminés ou écartés. En effet, l’analyse de la distribution des postes importants à l’époque montre que les descendants du royaume de Paekche originaires du Honam (Sud-Ouest), ont donné 31 seonggwan (fonctionnaires) contre 27 pour ceux de Silla originaire du Y eongnam (Sud-Est), ce qui place à peu près les deux royaumes sur un pied d’égalité. Il en est de même pour le nombre de reines issues de ces deux régions. De toute façon, à la fin du royaume de Koryeo, une longue période de combats contre les invasions mongoles avait renforcé la cohésion territoriale et effacé la nostalgie des grands royaumes de l’Antiquité.
7Pour d’autres encore, le régionalisme remonterait à l’époque du royaume de Choseon (1392-1910), société hiérarchisée, avec un pouvoir fortement centralisé et basé sur l’agriculture : la riche région rizicole du Honam aurait été soumise à des taxes trop lourdes ayant entraîné des révoltes et une répression impitoyable. Il n’existe pourtant pas de preuve d’une sur-taxation du Honam par rapport aux autres régions, et la fréquence des révoltes populaires a même été plus élevée dans le Yeongnam que dans le Honam (Nam, 1991). Enfin, être originaire du Honam n’a pas été particulièrement discriminatoire pour obtenir les postes haut placés du pouvoir central à l’époque de Choseon. Si une discrimination légale existait à cette époque contre une région donnée, elle ne s’exerçait pas contre le Honam mais contre le Nord-Ouest de la péninsule. Par exemple, aucun ressortissant du Nord-Ouest n’a été affecté au poste de tangsangwan (haut fonctionnaire de l’administration centrale) durant la première moitié de l’époque Choseon. Il n’y a eu que quelques exceptions à cette règle pour des postes en province au cours de la seconde moitié de Choseon. À cause de la discrimination du pouvoir central, les régions du Nord-Ouest n’ont fourni aucun soldat volontaire lors des invasions japonaises de 1592 et 1598, à la différence du Sud du Kyeonggi (région centrale) qui en a fourni beaucoup. Les habitants de ces régions ont même capturé des princes et des hauts fonctionnaires de l’État qui s’y étaient réfugiés et les ont livrés aux mains des Japonais (Yi, 1983, p. 121-123).
- 2 Le conflit autour de l'identité collective est un phénomène très moderne qui ne peut exister dans l (...)
- 3 Sur la notion de "nation historique", voir Hobsbawm, 1990.
8Enfin, pour certains, le régionalisme anti-Honam serait profondément ancré dans la conscience collective depuis la période pré-moderne, les idées reçues s’étant reproduites continuellement jusque dans la période moderne. Cet argument est anachronique : la vie de chaque membre d’une société traditionnelle basée sur un système de castes est régie par des critères d’appartenance liés aux liens du sang, si bien que la probabilité d’apparition de conflits autour de l’identité collective est presque nulle2. D’autre part, les membres d’une société traditionnelle agricole, attachés à la terre et dont la mobilité est réduite pour des raisons techniques, ne sont pas concernés par un mouvement social par-delà leur espace local. Dans la Corée traditionnelle, il n’a donc pas existé de conflits régionaux : l’existence des régions éloignées ne représentait rien d’important pour le mode de vie du plus grand nombre. Même si des préjugés sur une région ont existé pour des raisons de contrôle de la population ou lors de luttes pour le pouvoir au sein de la classe dirigeante cela s’est limité aux dirigeants et n’a pas été suffisant pour influencer durablement la conscience collective. Certes, si le passage à la démocratie dans la Corée du Sud contemporaine avait eu lieu dans les mêmes circonstances qu’en Occident, où des régions historiques coexistaient en tant qu’entités politiques avant la transition démocratique, il aurait été possible de voir apparaître rapidement une mobilisation et une redécouverte, par les régions, de leur identité culturelle ou politique. Mais les régions historiques n’ont jamais été des entités politiques de la Corée pré-moderne, constituée en « nation historique »3. D’ailleurs, le démantèlement de la société coréenne traditionnelle par l’impérialisme japonais aurait empêché l’émergence de l’identité politique et culturelle des régions, si elle avait pu se produire : lors du processus de liquidation de la société traditionnelle par le Japon, il n’y a donc pas eu de concurrence ni de conflit, entre les régions et la nation.
- 4 Voir l'analyse de Hobsbawm (1983, p. 2) sur les fondements de la "tradition" de plusieurs sociétés (...)
- 5 1536- 1593. Lettré, homme d'État, poète et philosophe. NdT.
- 6 1587-1 671. Lettré, homme d'État, poète, philosophe. NdT.
9Ainsi, contrairement à ce qu’affirment ces approches « primordialistes », le régionalisme anti-Honam semble dater plutôt de la période contemporaine et apparaît comme un phénomène nouveau. L’identité régionale soi-disant traditionnelle et les « caractéristiques innées » de ses habitants ont été nouvellement « fabriquées »4. Les images positives du Honam autrefois décrit comme « le pays de la loyauté », « la région qui reflète le climat du pays », ainsi que les éloges de Cheong Ch’ol5 ou de Yun Seondo6 à son égard ont été oubliés : seuls les préjugés négatifs ont persisté. Il nous reste donc à comprendre quand, dans quel contexte social, et par qui ces préjugés sur le Honam ont été fabriqués, contraignant les natifs de cette région à devenir l’objet de discrimination et de méfiance dans les relations interpersonnelles.
- 7 En coréen hach'eungmin. NdT.
10Dans les années 50, les préjugés sur les régions ne concernaient pas uniquement le Honam : « les grippe-sous de Séoul », « les vantards du Yeongnam », « les canailles du Honam », « les bagarreurs du Hamgyeong » et « les lourdauds du Kangweon » étaient des clichés courants. A l’époque, ces idées reçues sont apparues principalement à Séoul. La société coréenne moderne s’est en effet construite par vagues de migration vers les villes, lieu de croisement privilégié entre des gens venant de régions différentes et véhiculant, avec leurs dialectes, des identités régionales variées. Les préjugés visaient donc sans distinction tous ceux qui arrivaient massivement à Séoul et, entre autres, les petites gens7 issues de la province du Hamgyeong. Même les Séouliens de souche ne sont pas oubliés par les migrants qui critiquent leur avarice...
- 8 Kim Daejung, président de la République de Corée (Corée du Sud) de 1998 à 2003. NdT.
- 9 Arrivé au pouvoir par un coup d'État militaire en 1961, il fut président de la République de Corée (...)
11Sur le plan politique, soulignons d’ailleurs que Kim Daejung8, originaire du Honam, avait été élu lors de l’élection partielle de 1961 dans la province du Kangweon ; ce n’est que plus tard qu’il deviendra une figure politique emblématique stigmatisant le régionalisme anti-Honam. En 1963, pour l’élection présidentielle, Park Chunghee9, originaire du Yeongnam, a obtenu respectivement 54 % et 62 % dans les provinces de Cheolla du Nord et du Sud, qui forment la région du Honam. On peut donc dire que le régionalisme coréen caractérisé par l « anti-honamisme » est apparu progressivement au cours de la période d’industrialisation du pays sous le régime autoritaire de Park Chunghee, à partir des années 1960.
12Dans les années 1960 et 1970, période de grands changements sociaux en Corée, la répartition géographique des bénéfices du développement économique et du recrutement des élites a surtout profité à la capitale et à la région du Yeongnam (Sud-Est). Ni le Honam, ni les autres régions n’ont bénéficié de l’industrialisation et du recrutement des élites. On peut donc se demander pourquoi il n’y a pas eu de protestations contre le Yeongnam de la part des défavorisés des autres régions. De plus, pourquoi les gens des provinces du Ch’ungch’eong et du Kangweon : pourtant logées à la même enseigne que le Honam par le pouvoir central, ont-ils adopté eux aussi les clichés du régionalisme antiHonam ? Pourquoi, parmi tous les préjugés créés dans les années 1950, seuls ceux qui concernent le Honam ont-ils pris une telle importance ?
13Jusqu’au milieu des années 1970, quand les mass media, tels que la radio, la télévision ou la presse, ne dominaient pas encore la vie quotidienne, les contacts directs entre les personnes conditionnaient la formation de la conscience interindividuelle. De ce fait, la ville a été le lieu de révélation des différences entre les régions et des « régionalités ». Les villes qui ont vu s’exprimer les particularismes régionaux étaient celles qui connaissaient une rapide industrialisation sous le régime de Park Chunghee. Le régionalisme apparu à cette époque s’est donc formé à l’intersection d’une dimension temporelle, celle de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la différenciation des classes sociales, et d’une dimension spatiale, celle des régions.
- 10 Dans la province du Kyeonggi.
14Sous le régime de Park Chunghee, les migrations se sont principalement dirigées vers les villes industrielles de la région capitale de Séoul/ Inch’eon10 d’une part et du Yeongnam (Sud-Est) d’autre part. Cependant, le brassage de population fut bien moindre dans la région du Yeongnam, car il s’agissait surtout d’un exode rural en provenance de la région elle-même. Sous Park Chunghee, dans les années 1960 et 1970, les conflits dus aux différences régionales sont donc apparus dans la région de Séoul qui attirait les émigrés des autres régions. Parmi eux, les plus nombreux, travailleurs précaires à bas salaire, journaliers ou militaires de réserve employés comme ouvriers au noir, venaient du Honam et de la province du Ch’ungch’eong.
15Or en 1980, la population de Séoul comprenait 11,7 % de natifs du Ch’ungch’eong, 16,3 % de natifs du Honam et 30,5 % de natifs du Yeongnam. Le tableau ci-dessus montre donc que, contrairement aux personnes originaires du Ch’ungch’eong et du Honam qui étaient confrontées à une perte de leur statut social (donc sur-représentées dans la population pauvre de la ville : plus de 17 % et plus de 28 %), ceux de la région du Yeongnam avaient plus d’opportunités d’ascension sociale, ce que souligne leur sousrepresentat10n (moins de 12 %) dans la population pauvre. Dans le cas du Yeongnam, l’exode rural s’est d’abord orienté vers les villes et les sites industriels de la région, si bien que ceux qui ont ensuite quitté cette région pour Séoul aspiraient à une seconde étape de leur ascension sociale, pour entrer dans la classe moyenne ou l’élite comme professeurs, fonctionnaires ou entrepreneurs.
16Dans les quartiers pauvres de Séoul vivait une population composée de travailleurs non qualifiés, de journaliers, d’employés du commerce et des services, ainsi que de beaucoup de chômeurs. Dans un contexte de forte concurrence entre les secteurs d’activité officiels et non officiels, la plupart de ces migrants récents ont eu tendance à confondre leur statut social et leur région d’origine. Or à l’époque, de nombreux migrants, du Honam étaient pauvres et beaucoup d’entre eux étaient cantonnés à des emplois subalternes. Ainsi dans un conflit du travail, il était facile pour l’employeur de prétexter que le problème venait du caractère régional inné d’un employé s’il était originaire du Honam. Au début de l’industrialisation et de l’urbanisation, le régionalisme anti-Honam s’est donc renforcé dans le contexte particulier de surpopulation des gens les plus démunis et des luttes sans merci pour la recherche d’un emploi stable et pour la survie.
17Ainsi, dans les années 1960, les idées reçues négatives des années 1950 concernant le Honam sont devenues peu à peu de véritables préjugés inspirant la méfiance, pendant que les clichés négatifs concernant les autres régions disparaissaient petit à petit. Mais jusqu’au début des années 1970, ces préjugés et les sentiments de méfiance anti-Honam n’ont pas eu d’effets dans les conflits collectifs ou dans les clivages politiques. Avant les années 1970, les images négatives et la discrimination vis-à-vis du Honam n’ont influencé que les rapports privés entre les individus.
18C’est au cours des années 1970 que les sentiments antiHonam ne se sont, plus limités à la sphère privée ou des relations professionnelles. À cette période, le régionalisme anti-Honam, orchestré d’en haut, a en effet été appelé à servir la cause d’un conflit collectif et à être au centre de luttes politiques.
19Les élections, qui suscitent une propagande politique sous un régime autoritaire où la participation du peuple est limitée, constituent l’exemple le plus simple de mobilisation du régionalisme anti-Honam par les dirigeants. Si le tout premier exemple de mobilisation du régionalisme anti-Honam est celui de l’élection présidentielle de 1971, sous Park Chunghee, il existe néanmoins avant cette date des exemples de discours régionalistes tenus lors de campagnes électorales.
20C’est ainsi que le discours régionaliste mobilisé par Park Chunghee dans les élections des années 1960 ne concernait pas le Honam, mais le Yeongnam. D’une part, parce que les habitants de cette région représentaient plus de 30 % de la population du pays, mais aussi parce que Park Chunghee en était originaire. Durant la campagne présidentielle de 1963, celui-ci adopta une stratégie double, faisant appel aux sentiments régionaux pour sa campagne dans le Yeongnam (Sud-Est), mais mettant l’accent sur les réformes nationales et promettant « l’éradication des fléaux du passé » dans les autres régions. En 1967, il usa encore de cette stratégie électorale, mettant en avant les résultats du développement économique dans l’ensemble du pays, alors qu’il continuait à mobiliser le discours régionaliste dans le Yeongnam. Cette politique électorale s’avéra très efficace. En 1963. Park Chunghee ohtint 51 % des votes, mais remporta respectivement 61 % et 67 % dans les provinces du Kyeongsang du Nord et du Sud (Yeongnam). En 1967, il obtint 55 % des votes, avec respectivement 71 % et 75 % des suffrages dans les provinces du Kyeongsang du Nord et du Sud. La candidature de Park Chunghee a donc été soutenue par les électeurs du Yeongnam, bénéficiaires de l’industrialisation. En 1963 en effet, le revenu de la population par personne de la province du Kyeongsang du Sud était le plus bas du pays, celui de la province du Kyeongsang du Nord était inférieur de 13 % à celui de la province du Cheolla du Nord. Or, après 1963, le niveau économique du Yeongnam s’est considérablement amélioré et en 1970, il avait largement dépassé celui du Ch’ungch’eong et du Honam, atteignant presque le niveau du Kyeonggi.
21Pourquoi, alors, une mobilisation anti-Honam s’est-elle avérée nécessaire pour l’élection présidentielle de 1971 ? Rappelons d’abord que le régionalisme anti-Honam s’était formé et, agissant dans les relations interindividuelles, était potentiellement mobilisable. Or, à l’élection présidentielle de 1971, le candidat de l’opposition était Kim Daejung, originaire du Honam, alors que dans les années 1960, le candidat de l’opposition était Yun Poseon, originaire de la province du Ch’ungch’eong du Sud, qui n’était pas en proie à des préjugés régionaux particuliers. Surtout, Kim Daejung représentait un réel danger pour le régime en place à l’époque.
22C’est d’ailleurs grâce au contexte social que Kim Daejung a pu exercer une influence si forte pendant la campagne présidentielle de 1971. Vers 1970 sont en effet apparues l’expression d’une critique sociale contre le régime autoritaire et la résistance des groupes sociaux impliqués dans le développement économique. Avec la crise de la réforme de la constitution pour un troisième mandat présidentiel (1969), l’opposition est apparue sur le devant de la scène politique alors que les étudiants manifestaient contre la dictature. C’est également à cette période-là qu’a débuté la résistance du milieu ouvrier avec l’immolation par le feu de Cheon T’aeil (13 novembre 1970) et l’affaire du complexe industriel de Kwangju. Dans sa campagne présidentielle, Kim Daejung a commencé à attaquer de front le système et les institutions qui soutenaient le régime autoritaire, en critiquant la distribution inégalitaire des richesses résultant de l’industrialisation. Il promettait également de réduire la toute-puissance des services de renseignement en les plaçant sous le contrôle du ministère de la Justice et en les soumettant à des commissions de l’Assemblée nationale ; il voulait abolir le système de l’armée de réserve instituée en 1968. En vue d’améliorer les relations avec la Corée du Nord, il présentait « quatre propositions pour la sécurité nationale » et soutenait un nouveau principe de gestion économique, l’économie « populaire ». A un moment où des critiques s’élevaient directement contre le régime de Park Chunghee, la notoriété de Kim Daejung devenait intolérable parce qu’il s’attaquait aux fondements même de l’autorité du régime en place. Son meeting du 18 avril 1971, au parc de Changch’ungdan (Séoul), attira un nombre record de 800 000 personnes, ce qui surprit non seulement Park Chunghee et son entourage, mais également le parti d’opposition lui-même.
- 11 Tonga Ilbo, 23 avril 1971.
- 12 Le ministre de la Défense de l'époque a aussi attaqué Kim Daejung en déclarant dans un communiqué: (...)
23Face à cette situation de crise, le régionalisme anti-Honam a été organisé et utilisé par le régime de Park Chunghee. La candidature de Kim Daejung a donné l’occasion au régime de l’époque d’élaborer des slogans anti-Honam, tout en effectuant une association entre « l’anti-honamisme » et l’anti-communisme, si bien que « l’anti-honamisme » est devenu une idéologie. « Quelqu’un qui a une mentalité douteuse » devait par exemple suggérer la relation entre l’anti-communisme et Kim Daejung, candidat de l’opposition. Park Chunghee aurait ainsi dit de son adversaire : « Quelqu’un comme lui peut devenir président de la région du Honam, mais comment pourrait-il devenir le président de la République de Corée ? »11. Dans un discours sur la sécurité nationale12, il aurait aussi traité Kim Daejung de « personne qui agit contre les intérêts de l’État favorisant ainsi les ennemis ». Mais qualifier le candidat de l’opposition de « président du Honam » (c’est-à-dire président des « rusés, fourbes et traîtres » idées reçues largement répandues) n’a pas eu de grands effets sur la mobilisation politique contre Kim Daejung. D’où une radicalisation du discours régionaliste et l’apparition d’avertissements dans des tracts anonymes distribués dans la région du Yeongnam : « ceux du Honam ne s’assemblent qu’entre eux », « le candidat de l’opposition, considérant cette élection comme une bataille entre les royaumes de Paekche et de Silla, a demande aux gens du Honam de s’unir nous devons nous aussi nous unir ! ». La fixation sur le « Honam uni » avait pour objectif de mobiliser par réflexe le sentiment anti-Honam des Coréens des autres régions. Ces tentatives se sont renouvelées lors de la campagne présidentielle de Park Chunghee dans la région du Yeongnam.
24Comment ont réagi les Coréens de l’époque vis-à-vis de « l’anti-honamisme » structuré et mobilisé politiquement à cette période ? Pour les dirigeants du régime autoritaire, appartenant à la classe, supérieure et bénéficiaires de l’industrialisation rapide et privilégiés lors du recrutement des élites, une crise du système autoritaire signifiait la mise en péril de leur statut social. De ce fait, on peut présumer que non seulement ceux-ci ont réagi favorablement à la mobilisation des préjugés anti-Honam, mais aussi qu’ils en ont été des organisateurs ou des inspirateurs actifs. Quant aux gens ordinaires, leur adhésion à « l’anti-honamisme » n’a pas été très forte car la population n’était pas sensible à l’image puissante du candidat de l’opposition en lutte contre le régime autoritaire. De plus, la région du Yeongnam et ses ressortissants étaient durement critiqués pour avoir monopolisé les bénéfices du développement économique et les postes des élites. De son côté, Kim Daejung attaquait le régime de Park Chunghee sur sa responsabilité concernant les disparités régionales du développement en déclarant : « Si je suis élu président, je serai le président de tous les citoyens qui aiment la liberté et la justice et je ne serai jamais le président d’une région » ou encore : « Si vous ne voulez pas voter pour moi parce que je suis du Honam, vous êtes libres de ne pas voter pour moi ».
25Si l’élection de 1971 avait été dominée par le régionalisme anti-Honam, le soutien pour Park Chunghee de la part des natifs du Yeongnam aurait dû augmenter par rapport à 1967 (Tableau 2). Or contre toute attente, les votes pour le président sortant ont diminué dans la province du Kyeongsang du Sud et surtout à Pusan, où Kim Daejung atteint presque sa moyenne nationale. Si l’on tient compte du résultat des votes hors des régions du Yeongnam et du Honam, Kim Daejung arrive en tête avec plus de 17 000 votes, cela grâce aux citadins, surtout à Séoul, qui ont tendance à soutenir l’opposition contre le pouvoir en place. Pour cette période, « l’anti-honamisme » mobilisé comme argument politique fut donc plutôt un phénomène limité à la haute société. Autrement dit, l’amalgame de l’anti-Honam avec l’anti-communisme, voulu par le régime de Park Chunghee et le clan des dirigeants, fut loin d’être diffusé dans l’ensemble de la population.
26Après avoir remporté de justesse l’élection de 1971, l’équipe de Park Chunghee a drastiquement limité le jeu politique en établissant le régime de « Yusin », dit du « renouveau ». Pourtant, la présence de Kim Daejung, concurrent potentiel qui stimulait la lutte contre la dictature, restait menaçante. C’est pourquoi le régime de l’époque et ses bénéficiaires ont continué à manipuler l’image et les préjugés anti-Kim Daejung et anti-Honam, même après l’élection de 1971. Le pouvoir en place s’est efforcé de mettre en avant une image gauchiste de Kim Daejung. Sous le régime de Yusin, le régionalisme anti-Honam fut ainsi organisé et fabriqué de façon plus agressive qu’avant pour « dominer » et « régner ». Pour autant, on ne peut pas dire que « l’anti-honamisme » s’était étendu avant les années 1980 au point de devenir incontournable dans tout conflit social ou politique. À la différence de celui des années 1960, les sentiments des années 1970 ont été organisés et mobilisés plus largement par le clan des dirigeants et par le régime autoritaire ; ils ont été continuellement liés à l’idéologie anti-communiste, mais cela n’a pas suffi à manipuler l’ensemble de la population. Jusqu’à la fin des années 1970, les effets politico-idéologiques des sentiments anti-Honam ont donc été limités.
27Le régionalisme coréen, est d’abord apparu dans les rapports privés entre les individus, en s alimentant de préjugés fondés sur de soi-disant caractéristiques innées des natifs du Honam et amenant les autres à s’en méfier. Ce régionalisme anti-Honam n’est pas un héritage de l’époque prémoderne qui se serait maintenu « malgré » la modernisation sous le régime de Park Chunghee. Il a plutôt été construit « à cause » des caractéristiques politico-économiques de l’industrialisation menée par un régime autoritaire qui cherchait à perpétuer son pouvoir grâce au soutien de la région du Yeongnam ; il a enfin été renforcé en raison de la différenciation des classes sociales et de l’urbanisation rapide, toutes deux révélatrices des différences régionales. C’est pendant ce processus que les préjugés sur la région du Honam, ont été « découverts », « mobilisés » et « recréés » comme ayant une origine historique lointaine.
28Finalement, on peut définir le régionalisme anti-Honam comme un « clivage secondaire », qui se distingue de clivages régionaux dits primaires, fondes sur une « proto-régionalité » liée à l’existence de forts particularismes régionaux comme la langue, la religion ou l’ethnie. Dans le cas de la Corée, pays particulièrement homogène sur le plan ethnique et linguistique et où un système de gouvernement centralisé s’est établi très tôt, la « proto-régionalité » est très faible. En raison de la faiblesse de celle-ci et de l’existence très récente des collectivités régionales, le clivage entre le Honam et les autres régions n’est pas lié à la région en tant qu’espace. Le régionalisme est un régionalisme « affectif », fondé sur un soi-disant « caractère inné des natifs du Honam », qui a été ensuite instrumentalisé dans le discours politique.
29Cette perspective peut expliquer l’évolution du contenu et des conséquences politiques du régionalisme après l’arrivée au pouvoir du gouvernement civil (1993). Après l’élection législative de 2000, le vote régionaliste a en effet disparu dans les provinces du Ch’ungch’eong (Nord et Sud) ; il s’est passé la même chose aux élections locales et présidentielle de 2002 dans la région de Séoul et du Kyeonggi, ainsi que dans la province de Kangweon, où le vote régionaliste anti-Honam était habituellement très fort. A l’élection présidentielle de décembre 2002, les habitants du Kangweon, habitant près de la zone démilitarisée, ont même soutenu le candidat du parti démocratique, basé dans le Honam. Par contre, le comportement des électeurs du Yeongnam est resté marqué par un régionalisme très fort, entraînant un vote massif pour les candidats originaires de leur région : les candidats originaires de Taegu ont été élus par la province du Kyeongsang du Nord et ceux de Pusan par la province du Kyeongsang du Sud. Nous ne pouvons pas expliquer ce changement si nous ne tenons pas compte du fait que le régionalisme coréen apparaît comme un clivage secondaire. Selon la définition du clivage secondaire en effet, la structure et la forme du régionalisme peuvent changer sans cesse ou être recréées en fonction des rapports de force au sein du pouvoir et entre les classes sociales. L’élection présidentielle de décembre 2002 est un bon exemple du changement en cours : le candidat Rho Moohyun, originaire de Pusan (Yeongnam), a obtenu respectivement 95,2 %, 93,4 % et 93,4 % des votes à Kwangju et dans les provinces du Cheolla du Nord et du Sud (Honam) pour être élu président de la République.
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