1Zone hétérogène de la façade pacifique du continent eurasiatique, l’Asie orientale (Chine, Corée, Japon, Insulinde et monde indochinois), troisième pôle de l’économie mondiale après les États-Unis et l’Europe, n’avait pas encore suscité, en sciences sociales, d’ouvrage à la fois global et pointu. C’est aujourd’hui chose faite, grâce à la publication des deux gros volumes très attendus du groupe NORAO (Nouvelles organisations régionales en Asie orientale), constitué en 1997 après l’aventure de la Géographie universelle dirigée par R. Brunet et regroupant une quarantaine de chercheurs venus de champs disciplinaires variés. L’approche pluridisciplinaire et transnationale proposée dans ces deux ouvrages conduit à s’interroger d’une part sur le rôle de cette région (au sens supranational désignant une portion de l’espace planétaire intermédiaire entre le système monde et les États-nations) dans le phénomène de la mondialisation et, d’autre part, sur les conséquences régionales de la mondialisation et de l’émergence des NPI (Nouveaux pays industrialisés) asiatiques - thématiques centrales dans le volume 2 dirigé par C. Taillard. Nourris de la profonde connaissance des terrains et des cultures que partagent les auteurs du groupe de recherche, ces questionnements intègrent une réflexion de fond sur les paradigmes spatiaux caractéristiques de l’Asie orientale, qu’ils aient été réactivés, reformulés ou transformés au cours du dernier siècle, période de profondes mutations pour tous les pays de la zone - thématiques développées plus spécifiquement dans le volume 1 dirigé par P. Pelletier.

2Les interrogations spécifiques de ce premier volume portent donc sur les facteurs socioculturels et politico-économiques qui ont joué « sur le temps long et l’espace profond » (Pelletier, p. 355) dans la constitution des modèles spatiaux en Asie orientale - les « identités » au pluriel dans le titre suggérant qu’ils sont multiples. Les réponses apportées s’organisent autour de deux grands thèmes : les premières et troisièmes parties de ce volume analysent ainsi les discours sur l’Asie orientale, qu’ils soient le produit de l’Occident ou de l’Asie elle-même et les principaux modèles sociopolitiques qui l’ont construite. Sur ce point, la concurrence entre le système chinois (qui a marqué le Vietnam, le Japon et la Corée), centralisé et bureaucratique, et le système indien (opératoire dans les vallées et plaines rizicoles de l’Asie du Sud-Est), « hétérarchique » et pluricentrique, s’est traduite par l’opposition de deux modèles d’organisation territoriale, l’un s’appuyant sur le maillage administratif et les frontières linéaires, l’autre s’organisant traditionnellement autour des zones d’influence des chefs et limité par des frontières plus floues du type marges. L’ouvrage montre aussi comment, au-delà de ces deux grandes civilisations classiques qui ont modelé l’Asie, la région est imprégnée des empreintes laissées par les puissances impériales aux XIXe et XXe siècles : l’originalité de l’épisode colonial en Asie orientale, qui a pris des formes très variées et qui a été reproduit par une grande puissance régionale (le Japon), est notamment présentée à travers certains aspects de l’expérience asiatique de différentes nations (Portugal, Pays-Bas, Grande-Bretagne, France et Japon, cf 2e partie). L’influence de la Russie puis de l’Union soviétique est également soulignée, que ce soit sur le plan des organisations politico-étatiques (cf étude de l’impact du communisme dans la configuration de l’Asie) ou sur celui des équilibres géopolitiques ; la période contemporaine où le rôle ancien des États-Unis se renforce, confirme d’ailleurs le poids de la dimension géopolitique et des intérêts économiques extérieurs dans la construction de l’Asie orientale.

3Dirigé par C. Taillard, le deuxième volume 1 analyse les nouvelles intégrations régionales qui, du fait de l’imbrication des économies, esquissée pendant la période des « miracles » et démontrée lors de la « crise » asiatique de 1997-1998, relient l’Asie du Sud-Est insulaire et péninsulaire à l’Asie du Nord-Est (Chine, Corée, Japon), tout en contribuant à la structuration de la façade asiatique du Pacifique. Centrées sur l’étude des processus, des modalités et des conséquences de cette imbrication des économies, les deux premières parties montrent comment la multiplication des flux intra-asiatiques (flux de biens caractérisés par l’importance des trafics conteneurisés, mais aussi d’hommes par les migrations touristiques et de travail) et l’interconnexion des réseaux économiques de l’industrie et des services contribuent à faire émerger la région.

4Parmi les analyses de trois secteurs symboliques de la réussite asiatique : la sidérurgie, l’électronique et l’automobile, celle du « circuit intégré » asiatique dans l’électronique est particulièrement éclairante. Les parties 3 et 4 de l’ouvrage traitent plutôt des territoires, ceux où se cristallisent les enjeux de cette multiplication des échanges (les mers et les détroits, espaces de circulation, mais aussi de convoitise et de conflits), ou ceux qui contribuent à l’intégration, par la mise en place de coopérations transfrontalières d’inégal dynamisme (succès des triangles de croissance du Sud-Est asiatique contre difficultés de la zone économique du Tumen en Asie du Nord-Est par exemple).

5L’imbrication croissante des économies asiatiques s’est traduite sur le plan spatial par l’émergence d’une colonne vertébrale méridienne héritée d’un axe maritime trans-asiatique multiséculaire que les processus de développement récents ont étendu, renforcé et complexifié. Cet « axe de croissance asiatique », qui se déploie aujourd’hui des détroits du Japon au détroit de Malacca, s’organise autour de trois nœuds principaux composés chacun de deux plates-formes logistiques mondiales (Tokyo-Yokohama et Kobé-Osaka, relayés par le doublet sud-coréen Séoul-Pusan au Nord ; l’ensemble Hong-Kong-delta de la rivière des Perles relayé par le doublet Taipei-Kaoshiung au centre ; et au sud, la métropole mondiale de Singapour) : les pôles structurants de cet axe, par leur nature et leur structure de plus en plus complexes du nord au sud reflètent ainsi les différences de niveau de développement entre l’Asie du Nord-Est et l’Asie du Sud-Est sur lesquelles s’appuie l’imbrication des économies.

6De ces deux volumes, on retient, outre la qualité et la densité des articles, la grande richesse de la cartographie qui comprend, dans le volume 2, un cahier central d’une dizaine de belles cartes en couleur, qui font peut-être regretter l’absence d’autres types d’illustrations (photographies et images satellites par exemple). Par ailleurs, dans ce panorama très complet des logiques territoriales à l’œuvre en Asie orientale, on ne trouve aucun article traitant à part entière du rôle déterminant des villes dans l’organisation régionale actuelle. Cette lacune serait à déplorer si elle n’était pas soulignée par C. Taillard lui-même dans la conclusion du 2e volume1 qui suggère aussi que le groupe NORAO s’est déjà engagé vers de nouvelles pistes de recherches qui permettront peut-être d’approfondir, entre autres, certaines conséquences territoriales de la rurbanisation spécifiquement est-asiatique.

7La variété des thèmes couverts et la nature même des articles qui s’appuient pour la plupart sur des recherches récentes et de première main, combleront d’aise, d’informations et de pistes de réflexion les spécialistes de l’Asie. Si les non-spécialistes de la zone, qui regretteront peut-être l’absence d’un index géographique et d ’un glossaire, risquent de trouver la lecture des deux ouvrages parfois ardue, ils en retireront néanmoins un apport de base sur deux des processus essentiels qui caractérisent le monde multipolaire de l’après-guerre froide, la mondialisation et la régionalisation, pour lesquels l’Asie orientale constitue un laboratoire d’analyse passionnant et original. En effet, les formes prises par cette intégration régionale sont, à la différence d’autres formations plus connues comme l’Union européenne ou l’ALENA, peu institutionnalisées. De surcroît, les processus à l’œuvre sont particulièrement opératoires dans une zone où des modèles de développement volontaristes et extravertis ont su mettre à profit l’ouverture de la mondialisation autant qu’ils en ont été les vecteurs, et où les différences de niveaux de développement font jouer les mécanismes de la division internationale du travail de manière d’autant plus efficace qu’ils se déploient à l’échelle macro-régionale.

8Au total, ces volumineux ouvrages constituent un apport de référence novateur sur l’Asie orientale, tout en évitant le défaut d’hétérogénéité et d’éparpillement qui caractérise parfois les collectifs-collections d’articles. Au contraire, on est emporté au fil de la lecture par la grande unité de ton qui se dégage d’un vrai travail de groupe sur une problématique élaborée par tous et construite autour de concepts et définitions communs. Nulle surprise si le groupe NORAO a su appliquer en son sein le paradoxe est-asiatique de l’harmonie qui réside dans l’unité née de la gestion réussie des différences...