Universalité et variété du goût de la vanille

3Ces considérations préalables laissent entrevoir que les enjeux liés au goût de la vanille sont plus complexes qu’on ne serait tenté de le croire, et qu’ils dépassent la distinction entre productions naturelle et artificielle. Des effets de mode s’ajoutent à des considérations plus objectives : ainsi, dans la première moitié du XXe siècle, on reprochait à la vanille de Tahiti sa trop importante concentration en héliotropine, aujourd’hui recherchée. La lecture de traités de botanique nous l’apprend :

« L’abondance du ‘givre’, c’est-à-dire des cristaux de vanilline, à la surface de la gousse n’est pas un critérium absolu de la valeur de cette gousse, parce qu’il faut encore tenir compte de la quantité de pipéronal, substance à odeur d’héliotrope, qu’il y a dans le fruit. Quoique beaucoup moins givrées, par exemple, que les sortes de la Réunion, les bonnes vanilles du Mexique leur sont supérieures parce qu’elles ne contiennent pas ou ne contiennent qu’excessivement peu de ce pipéronal, qui est, au contraire, en assez forte proportion dans les vanilles de Tahiti, moins cotées, à leur tour, que celles de la Réunion » (Jumelle, 1914).

4Ces propos figurant dans un opuscule sur les cultures coloniales sont repris deux décennies plus tard dans le traité de Désiré Bois sur Les plantes alimentaires chez tous les peuples et à travers les âges : la qualité inférieure de la vanille de Tahiti tient avant tout à la variété qu’on y cultive, dont le parfum est moins estimé et la culture requiert d’ailleurs des soins plus simples. Il est en tout état de cause probable que le pâtissier Jules Gouffé, officier de bouche du Jockey-Club de France dont les recettes concluent le court traité de Nicolas Bouvier, Une orchidée qu’on appela vanille, faisait venir sa vanille du Mexique ou de Madagascar. Aujourd’hui, alors qu’elle a détenu pendant trois siècles le monopole, la vanille mexicaine ne représente plus qu’une production de 5 à 6 tonnes annuelles et par là la portion congrue ; pour des raisons liées à la qualité des gousses mises sur le marché, l’Indonésie, pourtant deuxième producteur mondial, est également marginale. Les choses semblent par conséquent se jouer entre la Polynésie et le sud-ouest de l’océan Indien, entre Vanilla Tahitensis et l’appellation Bourbon.

Une culture délicate en marge de la canne à sucre

6La gousse de vanille est le fruit d’une orchidée qui compte plus de 110 espèces différentes, dont une quinzaine seulement portent des fruits aromatiques. Trois espèces de vanilliers ont fait l’objet d’une culture à grande échelle, Vanilla planifolia fragrans – c’est elle que l’on vend sous l’appellation de vanille Bourbon –, tahitensis et pompona. On doit à l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier un opuscule sur la vanille, qui lui fut commandé par un chocolatier suisse et dans lequel il retrace l’histoire de la diffusion de cette épice originaire du Nouveau Monde. Il y rappelle d’une part quel rôle La Réunion, alors île Bourbon, a joué dans l’histoire de cette culture, d’autre part le caractère aléatoire du travail fastidieux de fécondation. Car pour obtenir une gousse hors de l’aire originaire de répartition des vanilliers aromatiques, il a fallu du temps et il en faut encore après la récolte pour la faire noircir et la laisser révéler ses arômes :

« Au début du XIXe, un plant [de vanille] fleurit dans des serres anglaises, il donne même des gousses ». Alors que le premier contact d’un Occidental avec la vanille date de 1519, quand Hernan Cortès est reçu par l’empereur Montezuma dans la ville de Tenochtitlan, la future Mexico, il aura fallu attendre près de trois siècles pour « [tenir] enfin la vraie vanille aromatique, cette belle variété mexicaine qui a tant rapporté au commerce espagnol [...]. Les boutures de ce plant miraculeux vont se multiplier et faire le tour du monde : en 1812 on en trouve à Anvers d’où elles vont gagner Java. Un peu plus tard, Paris en reçoit et en expédie à la Réunion via Pondichéry. Bientôt, la postérité de ce plant unique fera de l’océan Indien le plus grand producteur mondial de vanille. Il reste encore un obstacle à surmonter : les lianes mises en terre dans ces nouvelles zones tropicales prospèrent et fleurissent sans jamais donner de fruits. Pourquoi ? » Edmond Albius, un jeune esclave noir à Bourbon, « féconde les fleurs de vanille par un procédé [...] expéditif. Il s’agit d’abattre délicatement la cloison séparatrice [des organes mâles et femelles, le rostellum] avec un éclat de bambou, puis d’exercer une légère pression sur la fleur pour que le pollen saupoudre le stigmate. Cette opération doit être faite le jour de la floraison sur les sujets les plus vigoureux de l’épi. Elle réussit une fois sur deux » (Bouvier, 1998).

7On doit retenir de ce récit que la vanille est une culture délicate et qu’encore aujourd’hui, les planteurs parlent à la Réunion de « gagner la fleur de vanille », ce qui signifie que la fécondation a réussi, que la fleur ne se détache pas de la liane le lendemain de l’opération mais se fane à mesure que la gousse grandit. Cette opération de fécondation s’effectue de mi-septembre à la fin décembre à la Réunion, à la fin de la saison sèche dite « carême ». Les gousses vertes sont ensuite récoltées de juin à septembre, soit huit mois après la fécondation de la fleur, et subissent une série d’opérations : échaudage – les gousses sont ébouillantées pour stopper toute vie végétale –, étuvage – elles sont placées une douzaine d’heures entre des couvertures de laine –, séchage au soleil pendant une semaine environ, triage puis affinage dans un séchoir où elles sont conservées pendant deux mois en moyenne. Un kilo de vanille verte donne finalement 250 g de vanille sèche, le prix de la gousse étant proportionnel au temps passé à sa transformation. À la Réunion, quatre structures principales de production assurent aujourd’hui le traitement de la vanille verte : la coopérative de Bras Panon, créée en 1968 par regroupement des ateliers de Sainte-Suzanne, Saint-André, Sainte-Rose et Saint-Philippe, la Maison de la vanille, Crex et enfin Appavoupoulé ; par ailleurs, certains planteurs préparent eux-mêmes les gousses et les vendent directement.

8L’Office national des forêts (ONF) estimait dans un travail récent, le nombre de producteurs à 243 personnes en 2002, 30 tonnes de gousses vertes étant récoltées. Ce volume de production est relativement variable : il était de 18 tonnes en 1997, de 80 tonnes en 1992, l’effondrement de la production s’expliquant par une chute des cours au début de la décennie 1990, qui a eu pour conséquence une diminution du nombre de producteurs – ils étaient 800 en 1992 – et la quasi-disparition de la culture de plein champ. Bien que le nombre de producteurs et le volume de la production aient été beaucoup plus importants par le passé – on comptait en 1948 plus de 1 500 planteurs entre Sainte-Suzanne au Nord-Est du littoral oriental et Saint-Joseph au sud de ce même versant de l’île – , la vanille n’est pas une culture qui a marqué l’histoire agricole de la Réunion. Celle-ci a commencé avec le café et s’est poursuivie avec la canne à sucre, devenue monoculture à partir de 1860. Entre l’échec du café à partir des années 1790, lié à la disparition de la Compagnie française des Indes qui jouissait d’un monopole pour sa culture, et l’introduction de la canne à sucre, des tentatives de culture d’épices, dont la vanille, n’eurent qu’un succès limité. Elles ne sont d’ailleurs pas aujourd’hui un sujet de recherche très exploré, contrairement aux plantes à parfums introduites à partir de 1880. Dans des travaux récents sur les mutations foncières et paysagères à la Réunion, alors que la production de géranium fait l’objet d’une publication, il n’est nulle part question de la vanille. Indubitablement, la vanille Bourbon est davantage associée à Madagascar, dont la production a connu une croissance exponentielle pendant que celle de la Réunion diminuait (en 1898, 200 tonnes étaient produites à la Réunion, en 1921, ce n’étaient plus que 136 tonnes, contre 491 à Madagascar, puis 502 quintaux en 1931 contre 7969).

9Marginale aujourd’hui au sein de l’appellation Bourbon, la production de vanille l’est aussi si l’on considère la surface agricole totale de la Réunion. Les très faibles surfaces consacrées aux plantes aromatiques, à parfums et médicinales (papam) contrastent avec celles dévolues à la canne à sucre, qui occupe 26 000 hectares, soit 60 % de la surface agricole utilisée. Lors du dernier recensement agricole en 2000, les papam à la Réunion, qui regroupent vanille et géranium essentiellement, couvraient 287 hectares. C’est un peu moins que ce qu’évaluait l’ONF en 2002 – 312 hectares de forêt domaniale font l’objet de concessions pour la culture de vanille sur les deux seules communes de Saint-Philippe et de Sainte-Rose. En France métropolitaine aussi, les papam ne concernent que des surfaces réduites – en moyenne 0,1 % de la SAU – et en comparaison, les données réunionnaises n’ont rien de remarquable. Remarquable est en réalité le fait que la vanille à la Réunion est presque exclusivement une culture de sous-bois, sur des sols volcaniques filtrants et riches en humus tels qu’on en trouve sur le littoral oriental de l’île en marge des pentes cannières, dans les derniers vestiges forestiers qui habillent les flancs du piton de la Fournaise.

10Bien que la vanille soit associée, à la Réunion, à l’image de Bras Panon, au Nord-Est de l’île où se trouve la coopérative ou encore à Saint-André, commune voisine où la Maison de la vanille est à la fois un musée et une structure de production, sa culture ne s’étend pas uniformément de Sainte-Suzanne au Nord à Saint-Philippe sur l’ensemble du versant au vent ; elle s’est en outre réduite ces dix dernières années. Depuis longtemps Saint-Philippe, au sud de la Fournaise, a compté le plus grand nombre de concessionnaires pour la culture de vanille dans le domaine forestier et c’est là que les Eaux et forêts, dans les années 1940, ont posé les bases du cadre dans lequel se pratique encore aujourd’hui cette culture de sous-bois. C’est aussi là qu’a été créé plus récemment, en 1991, un Centre d’initiatives et de valorisation de l’agriculture et du milieu rural (CIV AM), association réunissant producteurs et ruraux animés par la volonté de mettre en place une agriculture respectueuse des milieux naturels, notamment de favoriser l’agroforesterie, et au sein de laquelle est discutée la mise en place d’un label de qualité pour la vanille réunionnaise. Si des deux modes de culture de la vanille, en plein champ ou en sous-bois, le deuxième doit davantage retenir l’attention, c’est qu’elle est pratiquée dans ce cas dans les derniers bastions forestiers qui ont échappé aux grands défrichements consécutifs à la mise en canne des premières pentes, et que ceux-ci sont aujourd’hui dégradés. Ce qui reste de la forêt humide de basse et moyenne altitude, dite « forêt de bois de couleurs des bas », est menacé par l’extension des pestes végétales, notamment là où sont cultivées les lianes de vanille. Le lien est étroit, par conséquent, entre la culture de vanille et la protection de la forêt, et la question de la production de cette épice dépasse dès lors celle de son intérêt économique. Aujourd’hui considérés comme des partenaires d’une nécessaire régénération forestière, les planteurs du Sud-Est de la Réunion se voient confier une partie de l’entretien d’un paysage.

Le maintien d’une culture de sous-bois pour la protection du patrimoine forestier

11L’ONF est gestionnaire à la Réunion de la forêt, dite départementalo-domaniale, propriété du département mais dont l’Etat a gardé l’usufruit, ainsi que d’autres terrains soumis au régime forestier et où est pratiquée la culture de sous-bois, par exemple ceux qu’acquiert le Conservatoire du littoral. C’est le cas du site de Bois Blanc, sur la commune de Sainte-Rose, qui n’est pas, loin s’en faut, le principal lieu de culture de la vanille dans l’île mais s’avère exemplaire de ce que l’on observe dans l’ensemble des sous-bois à vanilliers.

12Depuis les falaises abruptes battues par la houle d’est jusqu’à plus de 450 mètres d’altitude, c’est au premier coup d’oeil la même forêt qui domine mais elle présente, si l’on y prend garde, deux visages bien différents, de part et d’autre de la route nationale qui fait le tour de l’île. En aval, le vacoa (pandanus utilis) règne en maître. Élément essentiel de l’identité de ce littoral, le paysage qu’il crée n’a rien de naturel : arbre d’origine malaise dont les feuilles sont utilisées en vannerie, il fut introduit à la Réunion en même temps que la vanille et son tronc est utilisé comme support des lianes de vanille qu’on y enroule ; sur les parties basses du versant au vent de l’île, il forme des peuplements par endroits monospécifiques et s’ est substitué à la forêt mégatherme hygrophile, très riche en essences endémiques, désignée dans l’île du nom général de forêt de « bois de couleurs » des bas. Celle-ci ne reprend ses droits que modestement en amont de la route nationale, où les vacoas sont beaucoup plus rares et disparaissent très vite mais elle est largement dégradée, proie des plantes exotiques envahissantes, appelées plus généralement pestes végétales. La plus facilement identifiable est la vigne marronne (Rubus alcaefolius ou Rubus mollucanus), ronce épineuse originaire du Sud-Est asiatique et de Malaisie dont les feuilles ressemblent à celle de la vigne ; introduite vers 1850 et déjà présentée comme un fléau en 1895, cette espèce héliophile s’installe à la faveur de perturbations et étouffe les autres essences ; elle forme sur les versants à l’assaut desquels elle monte de grandes tâches vert clair facilement reconnaissables dans le paysage. D’autres pestes forment des fourrés monospécifiques en amont de la route nationale : le goyavier (Psidium cattleyanum) et le jamerosat (Eugenia jambos) sont les deux essences les plus représentées. Les essences indigènes et endémiques, qui font la richesse du massif de Bois Blanc, ne se trouvent en nombre important que bien plus en amont, dans la forêt peu accessible et par là peu exploitée. On en rencontre quelques spécimens dans les parties basses du domaine de Bois Blanc, les plus dégradées, mais elles ont été supplantées par les pestes.

13Si les lianes sont, à Bois Blanc, essentiellement enroulées autour des troncs des vacoas (Photo 1), les tuteurs les plus utilisés dans les forêts de Saint-Philippe sont des pestes végétales telles que le goyavier, le filao (Casuarina equisetifolia) et le faux poivrier (Schinus terebenthifolius), arbre aux baies roses, recherchées en cuisine et dont la récolte se fait au détriment de la vanille. Lutter contre l’envahissement par les pestes végétales, qui est un des enjeux écologiques essentiels à la Réunion, passe par conséquent par une modification des pratiques des planteurs – notamment en choisissant d’autres tuteurs –, voire par une suppression de la culture de vanille qui permettrait de mener des opérations de régénération sans rencontrer d’obstacles. L’ONF, héritier des Eaux et forêts, n’a pas fait ce choix mais depuis la départementalisation, l’histoire des forestiers pourrait se résumer, dans les sous-bois vanilliers, à la recherche d’un équilibre entre agriculture et foresterie.

14Dès 1947, le chef du service des Eaux et forêts affirmait en effet qu’il n’y avait « aucune incompatibilité technique entre la culture de la vanille et la production normale de la forêt ». Dès lors que les occupations irrégulières de la forêt domaniale pouvaient être maîtrisées, afin d’éviter que les occupants de certaines parcelles n’en revendiquent la propriété en faisant jouer la prescription, et que des règles étaient fixées pour la délivrance de concessions, des planteurs installés en sous-bois ont pu se maintenir en place. Un premier arrêté de 1940 fixa, pour Saint-Philippe, les conditions dans lesquelles étaient accordées des autorisations de cultiver la vanille sur le domaine colonial. Il fut remplacé sept ans plus tard par un nouvel arrêté qui prévoyait un système de location de parcelles de 4 hectares pour une durée de 9 ans. Entre 1940 et 1947, il fut précisé que la concession n’empêchait pas les Eaux et forêts d’intervenir, moyennant une indemnisation dans le cas où des lianes seraient dégradées. En outre, la perception de la redevance attachée à la location d’une parcelle, jusque-là opérée de manière très fantaisiste par le maire de Saint-Philippe, revenait dès lors aux Eaux et forêts.

15Si à la fin des années 1940, la question de la régénération forestière était liée, à une époque où l’île manquait de bois, à celle d’un aménagement rationnel et constituait une priorité économique, elle n’a jamais cessé de se poser depuis. Elle est nécessaire aujourd’hui à la conservation d’une biodiversité végétale dont le déclin est dénoncé depuis plusieurs décennies. La régénération imposant un arbitrage entre foresterie et culture de vanille, elle rejoint de manière récurrente la question de la gestion des concessions. Au cours du printemps 2003, l’ONF a mené, sur les parcelles de forêts domaniales, et départemento-domaniales de la Coloraie du volcan, un travail d’enquête visant à mieux connaître les concessionnaires de vanille et permettant de cartographier les concessions. L’aménagement forestier pour la période 2002-2016 prévoyant en effet la rédaction d’un document-cadre de gestion des concessions de vanille afin de procéder à la restauration écologique de la forêt sur les premières pentes, ce travail s’imposait. Il a révélé la relative méconnaissance par l’ONF des concessions sur son domaine – certains contrats arrivaient à expiration ou avaient déjà pris fin – méconnaissance que l’on avait pu constater sur le terrain protégé de Bois Blanc, confié par le Conservatoire du littoral à l‘ONF, lors d’enquêtes de terrains menées en novembre 2001. Certaines des parcelles concédées de part et d’autre de la route nationale étaient alors abandonnées et étouffaient sous la vigne marronne ; sur les 22 parcelles de 1 hectare situées en aval de la route, 10 n’étaient pas cultivées, cinq contrats n’avaient pas été reconduits et trois non encore établis. En aval de la route nationale littorale qui fait le tour de l’île, secteur où les concessions ont été dans leur totalité accordées à des planteurs résidant à proximité immédiate des terrains concernés, quelques parcelles étaient en friche. En amont de la route, la quasi-totalité des parcelles l’était, qu’un contrat ait été reconduit avec un planteur ou qu’il n’en existât tout simplement pas. Le fait que beaucoup de concessionnaires ne soient pas résidents de la commune n’est pas étranger à cet état de fait, les parcelles n’ayant été mises en culture qu’exceptionnellement. Une fois énoncé le principe selon lequel la présence de planteurs sur une parcelle doit devenir un atout pour sa gestion forestière et qu’elle n’est plus un obstacle à sa restauration écologique – ce qui signifie que les concessionnaires ne seront pas déplacés dans une zone de repli comme cela avait été envisagé dans un premier temps et même que les demandes de renouvellement des concessions sur les séries forestières classées en réserve biologique dirigée ne seront pas rejetées – , il faut néanmoins en fixer les modalités et notamment choisir les essences qui viendront remplacer les filaos ou autres pestes végétales.

16L’objet des enquêtes menées par l’ONF en 2003 était entre autres de sélectionner les espèces ligneuses susceptibles de convenir pour la culture de la vanille et pour le renouvellement des peuplements forestiers. Dans les zones de friches ou celles de filaos dépérissants, il s’agirait de replanter progressivement en bois de couleurs ; là où ce type de boisement peut être atteint par régénération naturelle, il faudrait simplement lutter contre l’envahissement des pestes végétales. Les vacoas, notamment parce qu’ils confèrent au littoral sud-oriental une identité paysagère et qu’ils sont de bons tuteurs pour la vanille, ne connaîtront pas le même sort que les filaos. Ces derniers, au même titre que les vacoas, sont une essence exotique ayant essaimé hors de l’aire où elle était plantée – ils servaient de brise-vent à la limite des terres cultivées – ; mais ils sont peu longévifs, rapidement dépérissants – lorsqu’un individu chute, l’espace libre est envahi par les pestes, en priorité la vigne marronne - et très envahissants sur les coulées volcaniques récentes. L’ONF ne souhaite pas en replanter, alors qu’il a opté pour le maintien des vacoas, qui resteront un élément paysager et culturel très fort.

18La régénération durable de la forêt réunionnaise est enfin inconcevable sans une prise en compte sérieuse du volet social de la culture de vanille, indissociable de sa bonne réussite. Si l’ONF veut s’adjoindre le concours de planteurs, c’est en effet que l’entreprise de régénération de la forêt réunionnaise impose une conjugaison des forces. Alors que le rendement moyen d’une plantation est de 60 kg/ ha/ an, la vente des gousses représente, pour 75 % des planteurs, moins d’un quart de leur revenu total. En outre, parmi les 96 planteurs enquêtés par l’ONF au printemps 2003, 57 % touchent un revenu social, notamment le RMI, contre 23 % qui bénéficient d’un statut d’agriculteur et sont indemnisés en cas de cyclone. Le quart restant des planteurs sont ouvriers ou employés dans les services. Le profil social des planteurs ne ressemble par conséquent en rien à l’image que l’on pourrait se faire des producteurs d’une épice convoitée. En 1946, le chef du service des Eaux et forêts parlait des planteurs de vanille comme d’une population misérable, qui transformait volontiers le produit de la vente des gousses vertes en « ’coup de sec’ chez le Chinois du coin ». L’utilisation des fonds de la redevance payée par les planteurs devait dès lors permettre d’une part d’améliorer le fonctionnement de la filière de production (par exemple en mettant en place une coopérative de préparation des gousses), d’autre part de mener une politique sociale (en construisant des maisons ou en développant les réseaux d’adduction). Si la sauvegarde de la forêt passe par l’organisation de la production de vanille en sous-bois, cette culture doit être soutenue ou se conjuguer à une mise en valeur, notamment touristique, des lieux.

Une culture d’appoint à soutenir

19Pour nombre de planteurs, l’obtention d’une concession pour la culture de la vanille est souvent l’occasion de pratiquer quelques cultures pour une consommation personnelle, voire pour une petite commercialisation. Le paysage des concessions est souvent loin, de celui de parcelles forestières où l’on n’observerait que des lianes de vanille.

20Bien que le principe de l’interdiction d’autres cultures sur les parcelles ait pourtant été réaffirmé, en 2003, dans le nouveau modèle de concession, l’ONF réfléchit à l’association de cultures complémentaires à celle de la vanille pour assurer l’autonomie financière du planteur. Certaines parcelles apparaissent d’ailleurs dès aujourd’hui comme de véritables vergers dans lesquels la culture de vanille n’est pas majoritaire. C’est le cas à Bois Blanc, dans la forêt de vacoas entre la route et le sommet de la falaise. Des parcelles destinées, selon les termes du contrat signé avec le planteur, à la « culture de la vanille, de vacoas et de palmistes », portent letchis, papayers, mandariniers, etc. côtoyant des vacoas tuteurs de vanille et des palmistes (Acanthophoenix crinita), palmiers au tronc carmin dont la partie sommitale, le chou, est comestible et très prisé. On accède même à l’une des parcelles par un sentier ouvert au bulldozer, d’une largeur respectable se poursuivant sur une partie de la pente, alors que l’habitude est de dissimuler derrière un rideau de vigne marronne l’entrée des vanilleraies. Complément de ressources, les produits des arbres fruitiers sont vendus tout au long de l’année dans le bourg, les lianes de vanille étant reléguées en bordure de la falaise, sur les terrains domaniaux de la réserve dite des cinquante pas géométriques. Si ce cas est exceptionnel, dans la mesure où ce concessionnaire possède plusieurs parcelles et a consacré deux d’entre elles à la constitution de vergers, il n’est pas rare que la parcelle de forêt soit conçue comme un jardin. Aujourd’hui pourtant, vingt ans après la distribution des premières concessions sur le domaine du Conservatoire du littoral – il a été acquis au début des années 1980 –, la question la plus préoccupante n’est pas celle des autres cultures pratiquées en plus de la vanille et des palmistes sur la plupart des parcelles, mais bien le fait que plusieurs parcelles ne trouvent pas repreneur. En effet, dès lors que les vacoas sont entretenus, les quelques entorses au règlement sont moins préjudiciables à la protection de Bois Blanc, et plus largement de l’ensemble des forêts jardinées, que l’état d’abandon dans lequel se trouvent nombre des concessions, dont il a été question plus haut.

21Si certaines parcelles sont aujourd’hui abandonnées, c’est en raison de la rudesse du travail que leur entretien demande et de la moindre valeur symbolique qu’accordent les jeunes générations à ces terrains. Alors que l’obtention d’une concession était pour leurs pères ou grands-pères un moyen de s’approprier une partie d’un domaine sur lequel certains avaient été ouvriers agricoles, cultiver de la vanille aujourd’hui n’est plus qu’une tâche difficile à laquelle les jeunes refusent de se livrer. Comment dès lors assurer la pérennité d’un paysage dont la patrimonialisation est souhaitée par tous les acteurs de la gestion des espaces naturels ? Et quand bien même cela serait acquis, comment concilier ouverture au tourisme et limitation des vols de gousses, dans un temps où la gestion des espaces naturels ne se conçoit plus sans une association de la conservation et de l’accueil du public ?

22Outre la rudesse du travail, les vols contribuent à décourager certains planteurs. Dans les années 1940, pour les éviter, les gousses vertes récoltées sur les parcelles de forêt départementalo-domaniale étaient marquées des initiales du planteur et portaient le poinçon des Eaux et forêts. Elles étaient en outre soumises à la réglementation en vigueur sur la circulation des produits du domaine : les agents forestiers pesaient les gousses et délivraient des laissez-passer. Ce qui prévaut aujourd’hui pour les choux de palmiste, dont le braconnage est autrement plus fréquent que celui de la vanille et sévèrement sanctionné, valait alors pour une épice dont la valeur croît considérablement seulement après une longue préparation. Il est probable que le faible volume de la production de vanille verte à la Réunion ait eu raison d’un contrôle fastidieux, qui n’est plus guère effectué, semble-t-il, que par la coopérative de Bras Panon auprès de ses fournisseurs. Or, près de la moitié des planteurs ne livrent pas leurs gousses à la coopérative et il est probable qu’une partie de la vanille vendue sous l’appellation de vanille de la Réunion provienne de Madagascar. L’ONF a récemment émis l’hypothèse de rétablir un système d’agrément pour la vente de gousses produites sur le domaine qu’il gère, qui permettrait peut-être de limiter les vols. Il ne viendrait certainement pas à bout de pratiques frauduleuses difficiles à évaluer et sur lesquelles règne une loi du silence peu surprenante.

23Le revenu procuré aux planteurs par la vanille et le volume produit sont en tout état de cause trop faibles pour que les vols fassent figure d’épineux problème. A Bois Blanc, un gardiennage des carreaux de vanille était envisagé mais n’a pas été institué faute d’une fréquentation suffisante du site. Les planteurs font d’ailleurs preuve de philosophie et savent toutes leurs précautions vaines contre les braconneurs décidés ; ils ménagent en général un rideau de végétation au bas de leur parcelle, lequel sépare les vacoas-tuteurs du, bord de la falaise longé par un sentier littoral. En bordure de la route nationale, l’entrée des parcelles est camouflée par un rideau de vigne marronne. Les choses sont différentes au Nord de Bois Blanc, sur le très touristique site de l’Anse des Cascades, acquis également par le Conservatoire du littoral et en marge duquel quelques planteurs sont installés. Là, les promeneurs sont davantage amenés qu’à Bois Blanc à longer les cultures de vanille. L’un des planteurs de l’Anse dont le sentier littoral longe le carreau de vanille l’a clôturé, privatisant de fait un espace dont la vocation est d’être ouverte au public. L’ONF l’a laissé faire. Entre deux maux, il fallut en effet choisir le moindre : s’adjoindre des planteurs de vanille pour venir à bout des pestes végétales, alors même que l’entretien du massif forestier faisait partie du plan d’aménagement des abords du site touristique, au lieu de se priver, en empêchant la pose d’une clôture, d’un concours dans la lutte contre les exotiques envahissantes d’autant plus important que le problème concerne la presque totalité des forêts de Sainte-Rose dans leur partie littorale. Reste à associer les planteurs à la mise en valeur du patrimoine paysager du littoral oriental de la Réunion et des cultures identitaires qui y sont associées, dont ils sont les gardiens. C’est ce vers quoi devraient s’orienter, dans les prochaines années, les promoteurs du développement de la côte dite « sauvage ». Les choses semblent engagées à Saint-Philippe et gagneraient à se diffuser au Nord, à Sainte-Rose sur les terrains du Conservatoire du littoral.

24Culture mineure, la vanille à la Réunion ne joue qu’un rôle modeste dans son économie agricole et plus généralement dans la géographie rurale de cette île tropicale. Sa marginalité offre pourtant l’occasion de mettre en lumière quelques enjeux importants pour les décennies à venir : dans un contexte, déjà ancien, de crise de l’économie sucrière et de disparition des surfaces plantées en canne, les fondements de l’économie insulaire doivent faire l’objet d’attentions renouvelées. La vanille ne peut certes pas être convoquée au même titre que d’autres productions agricoles et ne sera certainement jamais amenée à gagner une place remarquable dans ce domaine ; en outre, son caractère d’épice en fait un produit accessoire. Mais elle constitue un atout pour la conservation d’une partie du littoral forestier, celui-là même sur lequel pourrait se fonder une économie touristique aujourd’hui encore balbutiante. Préoccupations écologiques, patrimoniales et économiques pourraient, si le tourisme poursuit son développement sur le versant au vent de la Réunion, s’accorder autour de la vanille.