1Les pèlerinages ont depuis longtemps retenu l’attention des géographes, pour ce qu’ils nous apprennent sur les liens étroits tissés entre les sociétés et les lieux à travers ces formes de piété qui supposent un déplacement des fidèles et une structuration spécifique de l’espace sacralisé : la géographie du tourisme et la géographie des pratiques religieuses se sont donc souvent rencontrées sur ce terrain d’autant plus fécond qu’il traduit toute une série d’évolutions des pratiques du voyage mais aussi des enjeux géopolitiques. Tel est le cas des Guerres de la Vierges qui retracent la très minutieuse enquête d’ethno-anthropologie qu’Elisabeth Claverie a menée depuis plus de vingt ans sur le pèlerinage de Medjugorje, dans le Sud de l’Herzégovine.

2L’ouvrage s’organise en trois temps : dans une première partie, accompagnant plusieurs pèlerinages depuis Roissy, elle restitue les attentes qui ont motivé le voyage, les déambulations du groupe entre les différents sites de dévotion, et insiste sur les jeux d’acteurs qui se nouent entre les pèlerins, les accompagnateurs qui justifient leur place en obtenant des audiences auprès des franciscains intercesseurs ou, mieux, des voyants eux-mêmes... Tout un petit théâtre se met en place entre la colline des apparitions, l’église du village et le cimetière. Comme ces moments de vie décrivent des pèlerinages qui s’échelonnent entre 1987 et 2002, on saisit un certain nombre d’évolutions dans l’organisation de l’espace des pratiques de dévotion. Dans une deuxième partie, E. Claverie retrace l’histoire des apparitions, et surtout démonte les mécanismes du procès d’authentification auxquelles les voyants ont été soumis. Ces pages sont passionnantes car les interrogatoires menés par les franciscains font sans cesse alterner la volonté évidente de cautionner des apparitions qui renforcent la position de l’ordre face aux velléités de contrôle épiscopales, et la méfiance face à une imposture toujours possible qui viendrait discréditer l’encadrement paroissial assuré depuis des siècles par les franciscains. La troisième partie, plus théologique, interroge les modalités historiques de la construction de la figure de la Vierge telle qu’elle se manifeste à Medjugorje.

3A priori, E. Claverie s’attache surtout aux discours à travers lesquels on passe progressivement de Medjugorje, petit village d’Herzégovine localisé préexistant aux apparitions, à "Medjugorje", lieu-système créé par la relation qui s’y est développée entre la Vierge et les croyants. Car au coeur de la démarche d’E. Claverie se pose "la question du lieu, de l’accès au lieu", de la construction "d’un lieu pour se plaindre et pour pleurer". L’ouvrage s’ouvre ainsi sur l’interrogation répétée d’un pèlerin désorienté : "Où est-on ici ? Mais, où est-on ici ?" et l’auteur n’a de cesse d’apporter à cette question la réponse la plus complète et la plus pertinente qui soit. La réponse s’entend d’abord à l’échelle locale, au niveau du hameau de Bijakovici d’où sont originaires les voyants et leurs familles et où ont afflué les pèlerins dès les premières apparitions, à la fin de juin 1981. Or, il ne s’agit pas là d’un village anonyme maïs d’un lieu qui avait été en août 1941 le théâtre d’un massacre de masse perpétré par les oustachis ; dans la Yougoslavie d’après-guerre, un mémorial avait été édifié et Bijakovici était devenu un lieu-symbole orchestré par le pouvoir de Belgrade. Car le véritable statut de Medjugorje ne peut être compris qu’en élargissant la grille de lecture à l’échelle de cette région frontalière, appartenant jusqu’en 1991 à la république de Bosnie mais peuplée majoritairement de Croates. Les apparitions, dans un contexte de montée des nationalismes, puis lors des combats de 1992-1995, accompagnent et favorisent une reformulation radicale de l’histoire et de la géographie locales, ce qu’attestent les discours nationalistes croates dont on retrouve de nombreuses traces dans les textes qui entourent le développement des pèlerinages.

4Lorsque l’on sait que plus de dix millions de pèlerins ont fait le voyage de Medjugorje entre 1981 et 1996, on admet que ce n’est pas là voir l’éclatement de l’ex-Yougoslavie par le petit bout de la lorgnette. Au contraire, parce qu’elle a pu observer l’organisation et l’enracinement de "Medjugorje", Elisabeth Claverie propose ici une lecture nouvelle et passionnante de tout un paysage géopolitique et culturel qui a émergé et s’est affirmé au cours des vingt dernières années.