1La différence physique entre l’homme et l’animal hante la réflexion médicale depuis des siècles, la différence morale entre ces deux types d’êtres a fait vaciller la philosophie et la biologie aux XIX° et XX° siècles. Et la géographie ? Dans la construction d’un système expliquant la place de l’homme dans la nature et ses liens avec le milieu, elle paraît, à de rares exceptions près, avoir quasiment évacué l’animal. Le problème n’est pas simplement technique (la fixité des plantes permettant d’en connaître plus sûrement la distribution et donc de les cartographier a peut-être poussé la biogéographie à se soucier seulement de la flore). Le problème est avant tout conceptuel, sinon ontologique : l’animal n’est pas défini et il est radicalement ignoré par les géographes dans leurs études de terrain, car on ne lui a pas donné de "place". L’enjeu est d’autant plus incontournable que l’essor des mouvements écologistes et les nouvelles sensibilités autour du sort fait à l’animal dans nos sociétés réintroduisent ce dernier dans de nombreux champs d’étude, et ce de manière très diverse.

2La dimension spatiale de la relation entre homme et animal nourrit bon nombre des contributions rassemblées dans ce numéro d’Espaces et sociétés’. Chez les praticiens de l’aménagement du territoire, la tendance à définir par zonage des aires protégées directement liées à la fréquentation d’un ou de plusieurs animaux, parfois à forte charge symbolique, est soulignée par Sophie Bobbé. Cette dernière montre la difficile mise en place de règles de partition spatiale concernant le territoire des loups dans l’arc alpin français. "C’est par la mise en protection de l’espace que s’opère la gestion faunistique" écrit-elle. Mais ces territoires deviennent-ils "réseau écologique, ou poches d’air, ou cordon sanitaire ?". Comme dans les hautes vallées du Béarn habitées par l’ours, le loup est marqueur des lieux, il représente aux yeux des uns une valeur morale... et touristique, aux yeux des autres une contre-valeur. La question se résume à une histoire de place et implique d’accorder une "configuration symbolique de l’espace par le biais des animaux" déclare Isabelle Mauz. En ville aussi, l’animal effectue un “retour” ambigu, puisqu’il n’avait jamais quitté cet espace. Les animaux domestiques "réensauvagés" (comme les chats), les moustiques venus des marais environnant l’espace urbain ou les goélands (charognards et parfois agressifs) ne sont plus des entités laissées à l’attention des ornithologues, des zoologues et des entomologistes ; parce qu’ils bouleversent nos catégories perceptives, parce qu’ils définissent de nouvelles partitions dans l’espace social et dans le champ politique, ils doivent intéresser le géographe et susciter des croisements nouveaux entre sciences de la vie et sciences humaines.

3La version politique de l’écologie illustre aussi les nouveaux types de rapport social à l’animal. Nombre d’institutions animalières sont structurées par un discours ordonnant la lecture du monde sous l’angle colonialiste (parcs, cirques et zoos) et se retrouvent aujourd’hui confrontées à des remises en cause. Unna Lassiter revient sur les conflits entre la perception des parcs américains comme lieux d’une nature "vierge" et leur image actuelle de lieux dotés d’une valeur écologique et d’une certaine biodiversité. Elle parle de la dynamique des travaux de géographie culturelle sur ces thèmes aux États-Unis, travaux croisant aussi ceux portant sur les parcs à thème (excellente thèse de Susan Davis sur Sea World à San Diego). Comme Sea World, bien des institutions animalières incorporent souvent un mélange de commerce, de science, de loisir, d’éducation qui peut être particulièrement maladroit, notamment s’il se double de plusieurs discours politiques simultanés. À travers le zoo de Mexico, Claire Hancock et Jean- François Staszak expliquent comment, de Moctezuma, qui disposait d’une magnifique réserve d’animaux précoloniale, au discours mondialisé sur l’écologie, cet espace vit "l’inconfort de multiples identités". Les panneaux d’information des animaux sont rédigés suivant un discours qui écartèle la présentation des collections d’animaux entre le référent préeuropéen, le modèle colonial et la nouvelle doxa écologiste, sans compter la relation difficile entre la dimension nationale du zoo (mise en avant des espèces animales mexicaines endémiques) et le poids des discours et des valeurs issues des Etats-Unis.

4Dans cet ouvrage passionnant, d’autres champs d’analyse sont également investis, comme celui de l’imaginaire animalier. Un des articles les plus originaux concerne la place des animaux dans la cyberculture. Corinne Boujot et Antonio Casilli y montrent comment s’effectue la reprise d’une mythologie millénaire (image du serpent, du cafard...). On y découvre la diversité des formes animales dans les mondes virtuels, et toutes les caractéristiques qu’impliquent ces déplacements de frontières entre humain et animal, virtuel et réel ou encore nature et culture. On pourrait seulement regretter que quelques domaines aient été peu abordés. Parmi ceux-ci, on peut citer la chasse et les controverses que ses pratiques impliquent autour du devenir des zones humides européennes ou mondiales ; on peut également déplorer l’absence d’éclairage sur les rapports évolutifs entre Îles peuples "autochtones" et leurs animaux (yack, baleine, etc.) sous l’effet de la modernisation sociale que vivent ces sociétés. Enfin, dans cette succession d’interrogations sur la nature des relations que l’homme entretient avec l’animal, le déplacement des frontières entre nature et culture ou entre humanité et animalité engage une réflexion philosophique sur la notion de civilisation. Des évolutions profondes se sont produites dans les représentations collectives en Occident avec la première modernité issue des Lumières. Les années 1960-70 ont marqué un second tournant essentiel, non seulement avec l’essor des mouvements de protection de la nature, mais à travers la contestation de la vision du combat "civilisateur" ce l’homme contre la nature. De quoi déduire que notre nouveau rapport à l’animal ordonne de plus en plus notre définition de l’humain, notre espace de vie et nos comportements collectifs. Cela implique sans doute à l’avenir deux types de pistes de recherches de géographie "éthique". L’une d’elles interrogerait la place de l’animal dans l’approche culturelle et géographique des religions et les mythes modernes de l’animal. L’autre essaierait de comprendre la manière dont les scientifiques (agronomes, biologistes) envisagent de révolutionner notre rapport futur à l’animal à travers ce nouveau pouvoir donné à l’homme : celui qui consiste à créer de toutes pièces l’animal par les manipulations génétiques.