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Se former avec la recherche

« Maîtresse, j’ai cassé l’ordinateur ! »

Ou comment la socialisation des filles les éloigne du numérique
Lisa Fericelli et Isabelle Collet

Résumé

Cet article est le fruit d’une réflexion autour de la relation entre genre et numérique à l’école primaire. Dans le domaine du numérique, les femmes sont sous-représentées (Collet, 2019), pourtant, durant l’école primaire, le collège ou le lycée, les élèves sont censés être exposés de la même manière aux outils numériques. Les stéréotypes de genre, que subissent les femmes dans ces domaines, se répercutent sur les petites filles qui ne sont pas orientées vers ces outils dans leur contexte familial. L’égalité des filles et des garçons étant un principe fondamental de l’école, les stéréotypes dévalorisant les filles à l’extérieur de l’école ne devraient pas influencer leurs apprentissages. L’école a un rôle à jouer dans cette inégalité d’orientation en permettant aux filles de se sentir légitimes dans ces domaines. Les observations faites dans une classe de CE1 ont montré que les élèves n’ont pas le même rapport avec les outils numériques selon leur sexe. Les professeur.e.s des écoles, supposé.e.s être garant.e.s de cette égalité entre les filles et les garçons (Code de l’éducation 2022), sont eux.elles-mêmes soumis.e.s à des stéréotypes de genre dans leur rapport aux outils numérique. D’après les résultats de cette recherche, les enseignant.e.s ont peu conscience de ces inégalités et ne peuvent donc pas faire évoluer ces stéréotypes. Si l’école ne prend pas en compte ces différents rapports des élèves avec le numérique, les différences entre les filles et les garçons ne seront que renforcées et les filles ne s’impliqueront plus dans ces domaines. Ces observations invitent à repenser les enseignements pour favoriser l’égalité entre les filles et les garçons.

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Entrées d’index

Mots-clés :

genre, numérique, pédagogie
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Texte intégral

Introduction

1« Maîtresse, j’ai cassé l’ordinateur ! », une phrase qui semble anodine, sortie de la bouche d’une élève de CE1 et que l’enseignant.e peut ne pas prendre au sérieux. Pourtant, nous pouvons nous interroger sur ce que cette phrase implique. Est-ce que l’élève a réellement cassé l’ordinateur ? Loin de là : une fenêtre s’est simplement ouverte et il suffit de la fermer pour suivre la consigne suivante. Pourtant, cette élève a besoin de l’enseignante pour résoudre son problème qu’elle ne se sent pas capable de surmonter. Cette phrase témoigne de la panique qui peut être ressentie lors de l’utilisation d’outils numériques en classe, de plus, elle révèle un sentiment d’extériorité : l’ordinateur qu’elle pense avoir cassé n’est pas sa propriété légitime. Mais cette panique n’est pas ressentie par l’ensemble de la classe, elle est majoritairement exprimée par des filles.

2Lors de mes études d’informatique à l’université, j’ai été confrontée à la réalité des femmes dans le numérique : c’est un milieu « d’hommes » et les femmes y sont sous-représentées. Dans une enquête de l’INSEE entre 2010 et 2012, les métiers de l’informatique comptaient 20% de femmes. Les femmes s’orientent peu dans ce domaine alors que les hommes s’y dirigent en masse (Collet, 2019).

3Depuis 2013, l’école est entrée dans « l’ère du numérique » : est-ce que cette démarche facilitera l’accès des filles à ce milieu ?

4Nous montrerons, dans un premier temps, comment le numérique s’est implanté à l’école et quels sont les obstacles à son enseignement puis, dans un deuxième temps, nous évoquerons l’impact des stéréotypes de genre à l’école, enfin, nous présenterons les expériences réalisées dans une classe de CE1 ainsi que les entretiens et l’enquête réalisée auprès de professeur.e.s des écoles.

1. Le milieu scolaire

1.1 Histoire du numérique à l’école

5Plusieurs dates marquent l’entrée du numérique à l’école. Dès le milieu des années 1980, l’école s’intéresse à l’apprentissage du numérique. Tout d’abord, au service des apprentissages : les écoles sont équipées de micro-ordinateurs lors du plan IPT (Informatique Pour Tous), différentes matières d’enseignement sont propices à leur utilisation. Fournir des micro-ordinateurs aux écoles a pour objectif de permettre une meilleure égalité des chances en initiant tous les élèves à l’utilisation de l’ordinateur et en formant le corps enseignant. Le plan IPT a aussi pour but de soutenir l’industrie nationale en considérant l’ampleur que prend l’informatique dans la société. Néanmoins, le plan IPT ne fonctionne pas comme prévu, notamment par le manque de formation des enseignants.e.s. A la suite de cet échec, la science informatique n’est plus enseignée jusqu’en 2013 : on se concentre seulement sur les usages. Bien que les enjeux de l’informatique aient déjà été identifiés comme importants, les compétences liées à ce domaine entrent dans les programmes scolaires seulement en 1995. L’utilisation préconisée de l’ordinateur (au service des apprentissages) reste similaire à celle du plan IPT, cependant, quelques notions d’utilisation raisonnée de l’outil et d’informatique pure apparaissent. Mais ce sont les années 2000 qui font entrer l’apprentissage du numérique à l’école dans une nouvelle phase avec la mise en place du B2i (Brevet Informatique et Internet). Il se valide à la fin de l’école primaire, en CM2 et à la fin du collège en troisième. Ce brevet est censé confirmer l’acquisition des compétences minimales nécessaires pour utiliser de manière raisonnée un ordinateur. Néanmoins, avec le recul, les résultats ne sont pas si probants : il s’est avéré que les compétences évaluées étaient vérifiées dans un cadre et un contexte bien précis qui permettaient peu aux élèves de réinvestir ces acquis (Baron & Drot-Delange, 2016). Face à la montée du numérique dans la société, l’enseignement du numérique à l’école restait relativement inadapté. Partant de ce constat, en décembre 2012, Vincent Peillon, ministre de l’Education Nationale, présente le plan pour « Faire entrer l’école dans l’ère du numérique ».

6Le plan Peillon franchit une nouvelle étape dans l’enseignement du numérique avec une série d’objectifs à atteindre pour 2017. Un souffle nouveau se fait sentir lors de la rentrée 2013 : le numérique est au cœur des apprentissages, il permet aux élèves d’apprendre en utilisant ces outils. Ce plan intègre la formation des enseignant.e.s dans l’utilisation des outils et dans l’enseignement de leurs pratiques, cela se traduit par la mise en place du C2i2e (Certificat Informatique et Internet – niveau 2 Enseignant). Les enseignant.e.s sont incité.e.s à inclure davantage le numérique dans leur pratique et de plus en plus d’outils sont mis à leur disposition. La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République (2013) inscrit l’éducation aux médias et à l’information dans le code de l’éducation, l’objectif étant de former de futurs cybercitoyens. Mais, c’est en 2015 que les programmes scolaires inscrivent l’algorithmique et la programmation comme objets d’enseignement dans tous les cycles. Les outils numériques sont nommés de la maternelle au cycle 3 pour travailler certaines compétences et la programmation est évoquée à partir du cycle 2, notamment avec les robots. En 2018, la réforme du baccalauréat général et technologique est signée et marque l’entrée d’une spécialité « Numérique et sciences informatiques » dans les lycées.

7L’enseignement du numérique proposé depuis 2013 semble se compléter :

  • L’utilisation des outils numériques dans les différentes matières met en évidence les différentes applications possibles,

  • Les enseignements de l’algorithmique et de la programmation permettent de faire un premier pas dans l’informatique pure,

  • L’Education aux Médias et à l’Information a pour vocation de former des citoyens éclairés dans l’usage d’internet et de permettre un usage raisonné des outils.

8Cet enseignement intègre la communication et la collaboration ainsi qu’un domaine autour des informations et des données depuis la rentrée scolaire 2019 à travers le Cadre de Références des Compétences Numériques (CRCN), inspiré du cadre européen (DIGCOM). Celui a été mis en place et est censé permettre un enseignement progressif et continu de seize compétences, divisées en cinq domaines, du cycle 2 jusqu’à l’enseignement supérieur.

9L’enseignement du numérique est nécessaire pour former les futurs citoyens mais, il faut aussi souligner l’intérêt pédagogique de ces outils. Leur attractivité est source de motivation pour les élèves et leur utilisation peut même faciliter l’acquisition de nouvelles connaissances. Baron et Drot-Delange (2016) l’expliquent en évoquant l’utilisation de robots dans le cadre de la classe : « Ce type de pédagogie entraîne un effet positif sur l’activation, la restructuration et l’assimilation de connaissances, voire sur le transfert de connaissances via la résolution de problèmes » (Gaudiello & Zibetti, 2013 cités par Baron & Drot-Delange, 2016). Les compétences engagées dans l’utilisation de ces outils sont nombreuses et la pensée informatique en fait partie. L’acquisition de celle-ci, directement liée à l’informatique, permet aux élèves de conceptualiser plus facilement des problèmes, de s’entraîner à anticiper et pas seulement d’appliquer un savoir-faire déjà acquis. La programmation développe chez les élèves cette forme de pensée singulière, ce qui leur permettrait de « transférer cet apprentissage à d’autres domaines » (Baron & Drot-Delange, 2016).

10Néanmoins, de nombreux obstacles empêchent l’ensemble des élèves de bénéficier d’un apprentissage du numérique et de ses outils, notamment la formation des enseignant.e.s.

1.2 Les obstacles de l’enseignement du numérique

11En effet, les professeur.e.s des écoles ayant suivi la formation aux outils numériques évoquée dans le plan Peillon sont ceux qui ont passé le concours à partir de 2013. Les enseignant.e.s titularisé.e.s avant 2013 n’ont pas pu bénéficier de cette formation plus approfondie qu’auparavant. Pourtant, l’enseignement du numérique qu’on leur demande de dispenser est censé être le même que leurs collègues ayant bénéficié d’une formation. L’inclusion des outils numériques dans leur enseignement -qui se déroulait alors sans ces outils- peut s’avérer complexe. Des formations avec certains organismes, tels que Canopé, sont proposées, cependant, l’inscription est à l’initiative des professeur.e.s qui n’ont pas toujours le temps dans un métier qui empiète déjà énormément sur leur vie personnelle.

12Un autre obstacle à l’enseignement du numérique au sein de la classe est l’absence ou le peu de présence d’outils numériques dans les classes. En effet, les mairies fournissent l’équipement informatique des écoles mais le budget n’est pas le même dans toutes les communes. L’Education Nationale essaie de pallier ce manque en mettant en place des subventions comme le plan ENR (Ecole Numérique Rurale). Cependant, il faut prendre en compte la maintenance des outils, leur obsolescence au bout de quelques années, le nombre d’élèves dans une classe mais aussi, la connexion internet qui n’est pas toujours assurée. Ces nombreux éléments entrent en compte pour que l’enseignement du numérique se fasse sereinement dans une classe. Pour répondre à ces besoins, le plan de relance européen en France 2021-2027 a pour objectif de faciliter cette transition numérique en soutenant notamment l’éducation.

13Enfin, même si nous considérons que la formation est assurée et que les classes sont équipées correctement, un autre obstacle subsiste : les stéréotypes que subissent les femmes concernant le numérique. L’histoire des femmes dans l’informatique ne s’apparente pas à celles des autres sciences : les femmes étaient, jusque dans les années 1980, présentes dans cette discipline, c’était le deuxième secteur d’ingénierie le plus féminisé en France en 1983 (Collet, 2006). Mais le besoin de main d’œuvre a nécessité une revalorisation du métier auprès des hommes, ce qui a mené à une exclusion des femmes (Collet, 2006). La représentation genrée du scientifique qui renvoie au fait que le scientifique n’est pas une femme (Collet, 2006) ne les aide pas à se projeter comme actrices du numérique. De plus, la relation entre la femme et l’outil montre un gap technologique entre les sexes (Tabet, 1998) qui se reflète dans l’utilisation de l’ordinateur. S’ajoute à cela, l’apparition du personnage geek dans la pop culture dans les années 1980 qui n’a pas aidé les femmes à se sentir à leur place dans ce secteur. Les stéréotypes dépréciant les femmes dans les sciences et l’absence de modèles d’identification dans ce domaine n’ont pas permis aux femmes de se sentir légitimes dans la découverte du numérique (Fericelli, 2020).

14Les professeur.e.s des écoles sont à 84,8% des professeurEs d’après les effectifs du personnel privé et public sous contrat de l’Education Nationale durant l’année scolaire 2020-2021. L’Education Nationale demande donc au corps enseignant, qui se compose de 84,8% de femmes qui subissent des stéréotypes de genre concernant le numérique, d’assurer un enseignement du numérique de qualité sans avoir eu de réelle formation au préalable. Des entretiens et des enquêtes ont été menés auprès de professeur.e.s des écoles pour comprendre leurs usages du numérique en classe, leur formation au numérique et leur utilisation personnelle. L’analyse de ces résultats permettra d’identifier l’impact que peut avoir le sexe de l’enseignant.e dans son enseignement du numérique, les résultats et l’analyse de ces résultats sont présentés dans la partie 3. Le rôle des professeur.e.s.

15Néanmoins, malgré les obstacles évoqués, l’école doit assurer un enseignement égalitaire du numérique. L’égalité des chances est un principe de l’éducation en France et, considérant les enjeux fondamentaux de l’enseignement du numérique dans notre société, l’école se doit de former correctement l’ensemble de ses élèves. Cependant, nous savons que l’école est encore inégalitaire, notamment entre les filles et les garçons malgré les nombreuses politiques “égalité” menées par le gouvernement (Collet, 2021).

1.3 L’école : lieu de socialisation genrée

16L’école est loin d’être un terrain neutre où chacun peut s’exprimer et développer des compétences de manière égalitaire. Les stéréotypes genrés subis hors de l’école se perpétuent au sein de l’école et de la classe, Marie Duru-Bellat (2008) l’explique « Il suffit que l’école fonctionne comme un milieu normal […] pour que les inégalités sexuées y soient continument fabriquées. ». Le numérique ne déroge pas à la règle : au regard des orientations en études supérieures, la maîtrise et la découverte du numérique et de l’informatique ne se font pas de manière égalitaire entre les filles et les garçons. Nous ne pouvons pas exclure l’environnement familial dans lequel évoluent les élèves : leur familiarité avec les outils numériques peut jouer un rôle important dans la découverte des outils au sein de la classe. Les médias, les magazines de jouets et les dessins animés ne sont pas innocents non plus dans le rapport à l’ordinateur ou aux robots que peuvent avoir les élèves : « Les différents modèles présentés par notre société -les films, les séries, les dessins animés, la publicité, les comics ou encore les jouets ne permettent pratiquement jamais aux filles de s’identifier comme pouvant utiliser et s’approprier le numérique. » (Fericelli, 2020). Néanmoins, l’école est censée permettre à chacun de bénéficier d’un enseignement permettant à tous.tes d’acquérir des compétences, sans subir des stéréotypes pouvant influer sur les apprentissages. Mais il faut pour cela prendre conscience de ces stéréotypes et les identifier pour les déconstruire, notamment au sein du corps enseignant. En effet, les enseignant.e.s sont confrontés, comme leurs élèves, à des stéréotypes genrés liés au numérique, et ils peuvent, ainsi, les transmettre et les faire vivre à leurs élèves sans en avoir conscience. Leur jugement conditionnera des comportements, ce qu’on appelle l’effet Pygmalion (Collet, 2016) : si les enseignant.e.s considèrent que les garçons sont plus à l’aise avec le numérique que les filles, ils le deviendront sûrement.

17Les nouveaux programmes de l’éducation nationale et le CRCN font transiter l’école vers le numérique, néanmoins, pour que les apprentissages bénéficient à tous, l’école se devra de prendre en compte la dimension du genre.

2. Expériences en classe

18Pour mettre en évidence les différentes interactions qui apparaissent au sein de la classe lorsque des outils numériques sont utilisés, j’ai pu mettre en place différentes expériences dans ma classe de CE1 dans le cadre de mon mémoire de master de recherche. Cela s’est déroulé durant ma deuxième année de master MEEF, qui alternait formation à l’université et enseignement dans une classe de CE1.

  • 1 L’ensemble des interactions des élèves durant ces séances sont retranscrites dans le mémoire de mas (...)

19Pour essayer d’analyser ce qu’il se passe au sein de la classe lorsque des outils numériques sont utilisés, trois temps ont été mis en place : deux séances de fin de séquence autour de la compétence « coder et décoder un déplacement » mobilisant l’ordinateur et le site web Scratch (qui permet de développer des jeux dans le langage de programmation du même nom) ; une séance de copie de production écrite sur l’ordinateur et enfin, un projet de classe autour de la robotique, en lien avec la RoboCupJunior de 2020 (annulée en raison des conditions sanitaires dues à la COVID-19). Ces séances ont été filmées pour pouvoir observer les gestes des élèves entre eux et face aux outils, et leurs interactions entre pairs et avec moi-même, l’enseignante.1 Ces expériences permettaient d’étudier les comportements face à diverses utilisations des outils numériques :

  • L’ordinateur comme support d’apprentissage, avec les séances « coder et décoder un déplacement »,

  • L’utilisation d’un logiciel de traitement de texte, avec la séance de production écrite,

  • L’articulation de l’informatique débranchée, de la programmation de robots sans ordinateur et avec ordinateur et une séquence en technologie sur l’objet robot, avec le projet de robotique mené par la classe.

20Les premières séances mobilisant l’ordinateur ont permis aux élèves de se familiariser avec les outils. Le choix des binômes n’était pas imposé, les élèves se sont rassemblés par affinités, ce qui a créé une majorité de binômes non-mixtes. Lors des autres séances, les élèves travaillaient en binômes mixtes (quand c’était possible), excepté lors de l’utilisation de robots où les élèves étaient plutôt en trinômes (choix imposé par le nombre de robots disponibles dans la classe).

2.1 Séances de prise en main « Coder et décoder un déplacement »

  • 2 Ce tableau a été construit à partir des retranscriptions de paroles d’élèves des séances 1 et 2 du (...)

21Lors de ces deux séances, les binômes de filles ont mis plus de temps pour répondre aux consignes, elles n’osaient pas tester et chaque geste devait répondre aux indications de l’enseignante. Les filles étaient hésitantes et elles prenaient beaucoup de précautions avant de cliquer, ce qui les ralentissait considérablement pour faire les exercices. Les filles avaient davantage d’interactions avec moi-même que les garçons car elles me demandaient de valider chacune de leurs avancées. Elles ressentaient davantage d’émotions négatives comme la panique ou le désarroi, comme le montrent ces quelques interactions : « Maîtresse ça veut pas marcher là », « ça va pas du tout du tout, c’est la panique, ça fait n’importe quoi, l’ordinateur va se casser !!! », « Maîtresse j’ai cassé l’ordinateur » - « Maîtresse j’y arrive pas », « C’est trop dur ». A contrario, les garçons ressentaient des émotions plus positives, la joie, la réussite ou l’entraide comme le montrent ces interactions : « On a trouvé nous ! », « Maîtresse on a tout fait ! », « J’ai fait 0 erreur », « Nous on est déjà niveau 9 ! - Nous aussi », « Maîtresse on a gagné ! », « Maîtresse c’est trop bien ! », « T’as déjà créé des jeux ? moi oui ! », « Maîtresse c’est trop facile ! ». Les garçons me sollicitaient moins, ils avaient tendance à se réguler et ils ont créé un groupe d’entraide tout en gardant un esprit de compétition : il fallait réussir à finir le plus vite avec le moins d’erreurs. Quand une consigne n’était pas comprise, les garçons préféraient interroger leurs camarades et ils m’interpelaient seulement pour montrer que l’exercice était réussi. Le tableau2 ci-dessous permet de rendre compte des différents types d’interactions selon le sexe de l’élève.

Tableau 1 : Relevé des types d’interactions verbales des élèves et leur quantité durant deux séances de prise en main de l’ordinateur sur des exercices « Coder et décoder un déplacement »

Interactions :

Fille

Garçon

Elève/enseignante pour solliciter l’aide de l’enseignante

13

1

Elève/enseignante pour montrer que l’exercice est réussi

0

6

Entre pairs positives (émulation, entraide, enthousiasme)

3

11

Entre pairs négatives (panique, désespoir, abandon, colère)

3

1

2.2 Séance de production écrite

22Lors de cette séance, les binômes avaient deux tâches : écrire deux phrases sur un logiciel de traitement de texte et illustrer sur une feuille blanche ce qui était écrit. Un binôme avait décidé de se répartir les tâches et la fille a réalisé la partie dessin sans toucher à l’ordinateur, un autre binôme était très conflictuel : le garçon essayait de l’empêcher de toucher à l’ordinateur et a même arraché la souris des mains de la fille.

2.3 Projet de programmation

23Durant les séances de ce projet, les élèves ont pu découvrir les robots Ozobot. De nombreux comportements sont apparus lors de ces différentes séances :

  • Lors des séances centrées sur l’utilisation des robots, une grande majorité de garçons avaient tendance à s’approprier les robots et n’acceptaient pas de le laisser à la fille de leur binôme, ils pouvaient avoir tendance à mentir et à se trouver des excuses pour garder le robot « Elle fait que me l’arracher des mains » (ce qui était faux),

  • Tous les élèves étaient impliqués dans les activités, les filles continuaient de s’y intéresser bien qu’elles n’aient pas souvent les robots dans les mains,

  • Les filles ayant le plus de caractère s’imposaient pour récupérer l’outil, mais cela engendrait de nombreux conflits et des comportements excessifs chez les garçons qui pouvaient alors refuser de participer, râler, exagérer les faits pour se plaindre auprès de l’adulte…

  • Lors de la dernière séance qui mêlait partie débranchée et programmation sur ordinateur, les filles étaient davantage actives lors de la partie débranchée sans que des conflits éclatent. Quelques garçons étaient plutôt passifs lors de la partie débranchée puis se sont davantage impliqués quand l’outil numérique est entré en jeu.

24Le sentiment de panique que pouvaient ressentir les filles dans l’utilisation de l’ordinateur n’est pas réapparu avec les robots. Les gestes de rejet des garçons envers les filles pouvaient être violents, par conséquent, certaines filles n’auront pas du tout ou très peu manipulé les robots lors des séances. Ce type de gestes est difficile à observer : sans l’analyse vidéo, je n’aurais sûrement pas pu le constater.

25Filmer ces séances aura permis de mettre en évidence différents types de comportements, ayant une tendance à être influencés par le sexe des élèves. Les modalités de groupement, l’outil numérique utilisé ou le type de séances ont permis d’identifier ces comportements. Néanmoins, malgré la variation de ces modalités, les résultats furent similaires : un rapport de domination des garçons sur les filles s’est installé durant ces séances. Comme je l’explique dans le mémoire :

26Cet ascendant s’exprime et s’explique de différentes manières :

  • Un rapport positif des garçons avec l’outil, au contraire des filles qui peuvent ressentir du stress (notamment avec l’ordinateur),

  • Une domination physique et mentale des garçons sur les filles, qui découle du sentiment que l’outil leur appartient,

  • Des stéréotypes de genre autour du numérique, qui confortent les garçons dans leur rôle de dominant. (Fericelli, 2020)

27En nous basant sur ces résultats, il n’est pas étonnant que les filles s’engagent moins que les garçons dans le numérique. L’appropriation des outils numériques par les garçons renvoie aux filles qu’elles ne sont pas légitimes dans leur utilisation et que ces objets ne leur appartiennent pas. Quelques filles de la classe auront tenté de récupérer les outils, cependant, cela débouchait généralement sur un conflit, « La passiveté est une forme d’acceptation, de résilience qui permet d’éviter les affrontements qui, de surcroît, laissent généralement les garçons victorieux. » (Fericelli, 2020). On peut supposer que les émotions négatives, générées par l’utilisation des outils numériques, n’aident pas les filles à persévérer dans cette voie-là. L’école, qui devrait permettre aux élèves de découvrir ces outils et de se les approprier, devient un lieu où les stéréotypes genrés autour du numérique s’amplifient. Les professeur.e.s sont au premier plan dans la lutte contre ces inégalités, néanmoins, s’ils ne prennent pas en compte ces comportements et n’en mesurent ou n’en connaissent pas les conséquences, l’appropriation du numérique pour de nombreuses filles ne sera pas facilité.

3. Le rôle des professeur.e.s

  • 3 Le détail de l’enquête et ses résultats, ainsi que la retranscription des entretiens sont accessibl (...)

28Des entretiens et une enquête auprès de professeur.e.s des écoles ont été faits pour comprendre leurs usages du numérique3. 263 personnes ont participé à l’enquête, 79,8% des répondants étaient des femmes contre 20,2% d’hommes. Les entretiens ont été faits auprès de 6 professeur.e.s des écoles, 2 hommes et 4 femmes de différentes générations : 3 professeurs stagiaires ayant une vingtaine d’année, un professeur d’une trentaine d’année et deux professeures d’une quarantaine d’année.

29D’après les résultats de l’enquête et les entretiens réalisés, la fréquence d’utilisation des outils numériques en classe diffèrent légèrement selon le sexe de l’enseignant.e : 51,4% des femmes interrogées utilisent le numérique en classe au moins une fois par semaine et 64,2% des hommes. Les enseignant.e.s utilisant moins d’une fois par mois le numérique en classe représentent 27,6% des femmes et près de 30% des hommes. Néanmoins, les usages diffèrent davantage : la familiarité avec le matériel, la formation antérieure, le matériel numérique à disposition ou encore l’aisance avec les outils peuvent influer ces usages. En effet, les hommes ayant répondu à l’enquête se sentent aptes à 75,5% à utiliser et à enseigner avec les outils numériques contre 52,4% de femmes. 12,2% des hommes peuvent ressentir du stress lors de séances mobilisant des outils numériques contre 21% des femmes ayant répondu à l’enquête. Les entretiens ont montré que les hommes peuvent se sentir capables d’utiliser les outils sans avoir eu de formation particulière, alors que les femmes y attachent plus d’importance et la trouvent de manque. D’après ces résultats, les hommes semblent se sentir plus à l’aise que les femmes avec les outils numériques au sein de la classe. En effet, les hommes étant souvent davantage confrontés aux outils numériques que les femmes et n’étant pas confrontés aux mêmes stéréotypes liés au numérique que subissent les femmes, les résultats étaient attendus.

30La déconstruction des stéréotypes de genre chez les élèves peut s’avérer difficile si le.la professeur.e ne se sent pas lui.elle-même serein.e dans l’utilisation d’outils numériques. L’enseignement de quelconque sujet devient compliqué si la personne ne peut pas s’appuyer sur ses propres compétences. La société ne permettant pas aux femmes de s’identifier comme utilisatrices du numérique, cela représente ainsi 84,8% des professeur.e.s des écoles qui peuvent être influencées par ces représentations négatives de leurs compétences et pouvant ainsi connaître des difficultés dans leur enseignement.

31Cependant, le problème principal ne réside pas uniquement dans l’aisance des professeur.e.s mais plutôt dans l’identification des comportements genrés des élèves. Effectivement, d’après les entretiens ou l’enquête, très peu de professeur.e.s ont évoqué ou constaté ces comportements pourtant bien présents d’après les expériences réalisées en classe. Ne pas les identifier signifie ne pas pouvoir lutter contre. Les professeur.e.s ont un rôle très important à jouer dans la déconstruction des stéréotypes de genre autour du numérique auprès des élèves. Une grande vigilance s’impose pour que chaque élève puisse construire des rapports positifs au numérique.

Conclusion

32Les inégalités entre les filles et les garçons ne s’arrêtent pas devant les portes de l’école mais sy perpétuent. L’appropriation des outils numériques par les garçons et l’exclusion des filles en mixité pourrait, à terme, accentuer ces stéréotypes. Les professeur.e.s les subissent aussi et n’ont que peu conscience des comportements genrés de leurs élèves dans ce domaine. L’école est supposée être un lieu permettant de s’affranchir de son contexte familial et d’acquérir des compétences mais la réalité de la société rattrape rapidement la classe. Se contenter d’utiliser les outils numériques sans interroger les pratiques des élèves ou du professeur.e ne permettra pas d’avoir un impact positif sur les inégalités filles/garçons dans ce domaine. Le sentiment d’illégitimité « Le numérique n’est pas fait pour moi » sera renforcé chez les petites filles par la monopolisation des garçons et l’inaction inconsciente des professeurs.

33Nous vivons dans une société hyperconnectée : les technologies sont présentes partout dans notre quotidien. Ne pas être capable d’utiliser les outils numériques est problématique, et ceux qui les maitrisent détiennent un certain pouvoir. Chaque jour, de plus en plus de métiers nécessitent des compétences liées à l’informatique, et le besoin dans les métiers du numérique est en croissance permanente. L’école doit former les citoyens de demain, et ces futurs citoyens vivront dans une société dont l’environnement technologique est en constante évolution. Un des enjeux de l’école et de la pédagogie est de s’adapter aux problématiques actuelles, c’est pourquoi l’éducation au numérique et à ses outils et l’enseignement de l’informatique sont primordiaux pour que l’école évolue avec la société. Il devient nécessaire de se tourner vers de nouvelles pratiques d’enseignement qui prennent en compte le genre à l’école, diffuser une culture de l’égalité (Collet, 2016) et former les enseignant.e.s pour éviter la reproduction de ces inégalités. L’école a vécu un tournant majeur avec l’insertion du numérique dans ses apprentissages : il faut maintenant s’assurer de ne pas manquer ce virage pour ne pas handicaper certain.e.s élèves dans cette nouvelle ère du numérique.

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Bibliographie

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Duru-Bellat, M. (2008). La (re)production des rapports sociaux de sexe : quelle place pour l'institution scolaire ?. Travail, genre et sociétés, 1(1), 131-149.

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Ministère de l’éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche. Programme 2018 du cycle 3 [pdf]. Eduscol.education.fr.

Ministère de l’éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche. (2019, 26 juin). Présentation de l’éducation aux médias et à l’information. Eduscol.education.fr. https://eduscol.education.fr/cid72525/l-emi-et-la-strategie-du-numerique.html

Tabet, P. (1998). La construction sociale de l’inégalité des sexes : outils et corps. Paris : L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme.

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Notes

1 L’ensemble des interactions des élèves durant ces séances sont retranscrites dans le mémoire de master « Maîtresse, j’ai cassé l’ordinateur ! » ou comment la socialisation des filles les éloigne du numérique, Fericelli, 2020.

2 Ce tableau a été construit à partir des retranscriptions de paroles d’élèves des séances 1 et 2 du mémoire de master « Maîtresse, j’ai cassé l’ordinateur ! » ou comment la socialisation des filles les éloigne du numérique, Fericelli, 2020.

3 Le détail de l’enquête et ses résultats, ainsi que la retranscription des entretiens sont accessibles dans le mémoire de master « Maîtresse, j’ai cassé l’ordinateur ! » ou comment la socialisation des filles les éloigne du numérique, Fericelli, 2020.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lisa Fericelli et Isabelle Collet, « « Maîtresse, j’ai cassé l’ordinateur ! »  »Genre Éducation Formation [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 29 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/gef/781 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gef.781

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Auteurs

Lisa Fericelli

Doctorante en psychologie du développement et sciences de l'éducation LabPsy EA4139, Université de Bordeaux

Isabelle Collet

Professeure, Faculté de Psychologie et Sciences de l’éducation, Université de Genève, G-RIRE

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