Une indicialité

3Dans l’imaginaire collectif de la photographie, l’exogenèse – désignant les apports extérieurs dans la genèse photographique – semble primer sur l’endogenèse, laissant loin derrière les notions d’« auteur » ou d’« artiste ». « La photographie, c’est la nature qui parle d’elle-même ! » s’exclamaient, enthousiastes, les scientifiques pionniers des années 1840, prônant même la disparition de l’observateur, jugé trop imparfait. Ce caractère exogénétique et automatique, d’où l’intervention humaine semble absente, a contribué à conférer à la photographie une forme d’objectivité, lui faisant jouer volontiers le rôle de preuve.

4De fait, la photographie, née dans les années 1830, a fait émerger un espace remarquable, jusqu’alors inconnu, dont le sujet semble exclu. Cette irruption exogénétique a contaminé les domaines visuels, artistiques et littéraires, jusqu’à la crise de la représentation contemporaine, quand le réel, ne cessant de prospérer, génère une fascinante ivresse et se substitue à la représentation. La photographie même est parfois marquée d’une sur-indicialité. Ainsi les tirages photographiques de Robert Frank d’un Beyrouth détruit par la guerre civile sont-ils marqués d’éclaboussures de sang.

Un métissage

6Lors des travaux de laboratoire, qu’ils soient effectués par le photographe lui-même ou par un tireur professionnel, l’endogenèse prend le pas. En photographie argentique classique, le tireur travaille seul, dans le noir, à peine éclairé par une lampe inactinique, porte soigneusement close. Ainsi l’endogenèse domine lors du développement des négatifs, lors du tirage des positifs où le geste, le savoir-faire, le caractère et l’expérience du tireur, le choix et le dosage des produits, la qualité des papiers, la sensibilité, sont des garants de la douceur, du contraste, de la luminosité et de la profondeur de la photographie finale ; lors même de la retouche sur les logiciels adaptés en photographie numérique.

7L’alternance régulière entre le travail en pleine lumière et l’activité d’obscurité, entre le mouvement et la quasi-immobilité, caractérise la création photographique. Il faut reconnaître qu’après des heures ou des jours consacrés au travail d’atelier, chimique ou numérique, les objets du monde, les paysages, les humains n’en paraissent que plus fascinants. L’acuité du regard, le désir de voyage sont stimulés. L’exogenèse reprend vigueur.

Une écriture fictionnelle

8Il est possible de parler de « texte  photographique » tant un récit semble émaner d’un enchevêtrement des images réalisées au cours des années par un même artiste. Mais ici, contrairement au texte littéraire, classiquement reçu comme pétri d’endogenèse, l’auteur a du mal à exister. Il faut attendre les années 1970 pour qu’une galerie d’art soit consacrée, en France, à la photographie ; et les années 1980 pour voir pleinement reconnus les auteurs photographes. De nos jours encore, la part auctoriale n’est manifeste que pour une réception savante.

9Ainsi fut vendue à New York la grande photographie couleur Rhein II (190 x 360 cm) réalisée en 1999 par l’auteur allemand Andreas Gursky. Le Rhin coule sous un ciel gris entre des champs verts. La taille d’un tel tirage photographique couleur relevait, à l’époque, d’une réelle performance, mais il convenait surtout de savoir qu’une usine avait été effacée, qu’elle avait disparu. La photographie n’était plus la trace des éléments du paysage mais l’inscription d’une absence. Si l’œuvre de Gursky s’est vendue aussi chère (4,3 millions de dollars), c’est parce que, derrière une apparente banalité, se cache l’exercice endogénétique née d’une inspiration, d’une fantaisie, d’une compétence de l’auteur. Ici, l’endogénétisme se donne pour document exogénétique ; autrement dit, l’auteur fait disparaître son propre travail au profit d’une pseudo-objectivité photographique. Il se moque ainsi de ces observateurs qui croient encore naïvement à l’empreinte photographique. Le mouvement va dans le sens inverse de ce qui fut remarqué en littérature, lorsque les éléments exogénétiques d’un avant-texte se fondent en une matière endogénétique offerte au lecteur.

10En mêlant finement endogenèse et exogenèse, en jouant avec les croyances communes, la photographie permet les doubles lectures et facilite paradoxalement les jeux fictionnels. Le photographe catalan Joan Fontcuberta est l’un de ceux qui jouent de cette fausse réalité. Ainsi les inventions végétales d’Herbarium (1984), les chimères animales de Fauna (1985-1989) et les paysages en trois dimensions d’Orogenesis nés non de cartes géographiques mais de peintures d’artistes.

L’acte photographique

11Plus classiquement, l’auteur peut partir en quête d’informations ou de documents exogénétiques. Cela n’est pas une surprise pour la critique génétique. À l’instar d’une écriture littéraire sont mis en œuvre des repérages, des carnets de terrain, des correspondances, des écrits d’accompagnement… Ils s’accompagnent de polaroïds de repérage, de négatifs, de contacts, de tirages d’essais, de tirages de presse, de citations photographiques, d’autocitations (notamment dans les montages photographiques)… Le GPS, Google map et les cartes routières, les cartes d’état-major sont aujourd’hui les outils communs d’un juste repérage topographique.

12Il faut reconnaître que ce qui importe pour l’auteur est autant l’acte photographique – l’action de prise de vue, le travail en studio de la retouche et du tirage – que l’image elle-même. Un photographe tel Bernard Plossu ne quitte pas son Rolleiflex, toujours prêt à saisir le moindre hasard, la moindre rencontre. Ce qu’il photographie n’est pas le désert, ni le Stromboli, ni même ses enfants ou ses amis, mais bien la scène photographique dont il est lui-même partie prenante, au cœur de laquelle il vit un moment intense ; une scène qui attise le regard, convoque l’imagination, mobilise le corps, met les sens en relation avec les objets, les êtres rencontrés. Une scène qui l’implique pleinement et dont il conservera, à vie, la mémoire.

13Cette analyse des photographies de Bernard Plossu permet non seulement de saisir pleinement le sens de ce que certains considèrent comme des « défauts » – horizon oblique, flous, décadrages, taches de lumière –, mais encore de comprendre et d’apprécier pleinement les travaux des artistes photographes. Nous sommes loin ici d’une photographie-empreinte.

14Cependant, les négatifs, les contacts, les fichiers numériques s’accumulent. Ils nécessitent très vite une indexation, un archivage de qualité. Le photographe se plongera plus tard, de nouveau, dans ses planches contacts, ses tirages de travail et redécouvrira, à l’occasion, l’intérêt oublié d’une photo.

15L’élagage, étape de sélection drastique des négatifs à tirer, des fichiers à conserver, relève du travail endogénétique. Il n’est pas rare qu’il atteigne 90 ou 95 % du total des prises de vue. Ce chiffre s’accroît encore en photographie numérique. La rétraction de la masse dont l’importance caractérise la création photographique, peut cependant avoir lieu à toute étape du travail, de la prise de vue à la publication.

L’original en question

16La photographie est porteuse d’une extraordinaire tension entre exogenèse et endogenèse qui en est le fondement même. Nier la première serait nous priver tant de la marche du monde que de la vie citoyenne ou quotidienne, de l’archive, de la construction de l’histoire. Sous-estimer la seconde serait réduire la photographie à un automatisme, anéantir les auteurs, méconnaître le sens qu’ils accordent à leur œuvre. Ce serait aussi nier la part d’écriture à laquelle invite ce médium remarquable.

17La tension entre exogenèse et endogenèse, entre document et création personnelle, entre écriture singulière et banalité objective peut conduire au conflit entre l’auteur et les utilisateurs de l’image. Le Code de la propriété intellectuelle reconnaît la photographie d’auteur comme œuvre d’art à la condition que le tirage soit limité à trente exemplaires, tous formats confondus, numérotés et signés par l’auteur. Malgré cela, certains jugements jouent en défaveur de l’auteur lorsqu’ils estiment que « le genre documentaire ne fait pas l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur ». La cour est, dès lors, en droit de demander au photographe – et cela image par image – ce qu’il a « ajouté à la réalité en introduisant des choix personnels ». La simple sélection des options de point de vue, de cadrage, de focale, de saturation des couleurs… ne suffit pas. Au savoir-faire doit s’ajouter le reflet d’une approche personnelle, la touche d’originalité. Et lorsque le juge ne peut dire de quelle manière elle se marque dans l’image, le photographe réclamant l’autorat peut être débouté de sa plainte.

18L’ambiguïté règne. En toute logique, pourraient être strictement relégués dans une aventure exclusivement exogène tout travail de photojournalisme – y compris lorsque la vie du photographe est mise en jeu –, les photographies initiales et reconduction des Observatoires de l’image, les photographies officielles des président de la République, l’œuvre entier d’un Henri Cartier-Bresson ou d’un Raymond Depardon – si n’opérait pas ici le poids injuste de la notoriété – et finalement toutes les œuvres travaillées, sophistiquées, lorsqu’elles ne sont pas numérotées, les portraits lorsque la personne photographiée n’a pas produit un document signé montrant qu’elle « accepte que l’auteur la photographie ».

19Ces remarques trahissent une méconnaissance largement répandue du travail de l’artiste photographe comme du concept d’œuvre photographique. La génétique et l’étude précise des processus de création s’avèrent ici d’un grand secours : en informant sur les processus de création, les intentions de l’artiste, elles permettent de s’arracher aux incertitudes de l’analyse de l’image achevée, à celles de la recherche insensée des critères d’originalité.

Des reprises et des recyclages

20La génétique littéraire s’est érigée sur la notion de « manuscrit moderne », érigée sur l’existence de traces et la possibilité d’organiser celles-ci en états successifs d’un processus réalisés par un auteur. La question s’avère plus délicate en matière de génétique photographique.

21Certes, la reconstitution génétique est favorisée par la préservation des négatifs, par l’existence de planches contact, par la conservation des fichiers numériques, par la présence d’écrits liés mais le cheminement créatif est rarement linéaire ; les reprises, autocitations, recyclages sont nombreux. Une même photographie se retrouve dans plusieurs projets, parfois sous plusieurs aspects. Un même projet s’élabore à l’aide d’images réalisées dans des contextes et des temporalités différentes. Un nouveau tirage s’effectue loin de la prise de vue et du tirage vintage… Il reste que les auteurs agissent en créateurs. Pour qui sait les recevoir, leurs images portent pleinement la trace de leurs choix, leurs actions, leur présence.