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Matériaux
Les diplômes

En découvrant l’essence et l’existence avec Leibniz

Quelques notes sur le Diplôme de fin d’études de Simone de Beauvoir
Jean Bourgault
p. 149-161

Texte intégral

  • 1 Voir Simone de Beauvoir, Cahiers de Jeunesse, 1926-1930, texte établi, édité et présenté par Sylvie (...)

1De mai 1928 à mai 1929, l’une des années décisives de son existence, Simone de Beauvoir a longuement travaillé à son Diplôme d’études supérieures, intitulé « Le concept chez Leibniz ». Ce travail est indissociable d’une décision prise au printemps 19281. Les Mémoires d’une jeune fille rangée l’expliquent : après l’obtention de la Licence, il était possible de se présenter à l’agrégation et de passer son mémoire d’études supérieures en une seule année. Cela représentait un lourd travail, mais, explique-t-elle :

  • 2 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, dans Mémoires, dir. J.-L. Jeannelle et É. Le (...)

si je l’avançais assez, rien ne m’empêcherait, à la rentrée, de préparer le concours en le terminant : je gagnerais un an ! Ainsi, d’ici dix-huit mois, j’en aurais fini avec la Sorbonne, avec la maison, je serais libre, et autre chose commencerait ! Je n’hésitai pas. J’allai consulter M. Brunschvicg qui ne vit pas d’obstacle à ce projet, puisque je possédais un certificat de science et des connaissances convenables en grec et en latin. Il me conseilla de traiter « le concept chez Leibniz » et j’acquiesçai2.

  • 3 Voir C.J., p. 624 et p. 692-693.

2Rédigé à partir de l’été 1928, le texte du Diplôme est déposé le 18 mai 1929 à la Sorbonne. Simone de Beauvoir est déclarée reçue après examen le 12 juin, une semaine avant les écrits de l’agrégation3.

  • 4 « C’est alors que tout a commencé. […] Sartre assis en face de moi devant la table, et toute cette (...)
  • 5 Évoquant la préparation de l’oral du concours, elle note dans les Mémoires d’une jeune fille rangée(...)
  • 6 M.J.F.R., p. 313.

3Lorsqu’elle fait la rencontre de Sartre, le 8 juillet, c’est précisément afin de travailler Leibniz4. Déclarée admissible à l’agrégation le 17 juillet, elle achève sa préparation de l’oral avec Sartre et Nizan et tous trois sont reçus le 30 juillet5. Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle rapporte qu’Herbaud, un ami, lui a transmis une invitation début juillet : « Les petits camarades m’attendaient le lundi matin à la Cité universitaire ; ils comptaient sur moi pour travailler Leibniz6. » On comprend qu’ils aient compté sur elle et l’on imagine sans peine qu’ils furent impressionnés : Beauvoir avait de Leibniz une connaissance très approfondie.

4Le Diplôme détaille les différentes étapes de la formation de la théorie leibnizienne du concept. Comment rendre raison des relations entre concept et objet ? Peut-on justifier l’existence d’un objet par le concept qu’on en forme – par la détermination conceptuelle de son essence ? Ces questions le montrent : au moment où Simone de Beauvoir rencontre Sartre, elle est en train d’aborder, par le versant métaphysique et dans le cadre d’un exercice académique, le problème de l’existence.

*

  • 7 Nous remercions Sylvie Le Bon de Beauvoir de nous avoir donné accès à ces différents manuscrits.

5Nous avons consulté7 trois ensembles de feuilles qui donnent, une fois assemblés, le texte intégral du Diplôme.

  • 8 Cote : Noviss.309.

6A) Le premier ensemble, ici désigné « Ms I », comprend la première partie du texte, intitulée « Les origines de la théorie du concept chez Leibniz ». Il fait partie du fonds de la Gottfried Wilhelm Leibniz Bibliothek de Hanovre8. Le manuscrit n’est pas daté, on lit simplement sur la première page : « Diplôme d’études supérieures de philosophie, Simone de Beauvoir, Le concept chez Leibniz ». Il se compose de vingt feuilles doubles de papier ligné, organisées en un cahier : chaque feuille double est pliée et glissée avec les autres, la première faisant fonction de couverture. Le texte est écrit au recto de chaque « page » (seule exception, une courte note au verso de la f. 6). Peu de ratures et de réécritures ; Simone de Beauvoir a laissé une marge à gauche de son texte, dans laquelle elle donne, en face du passage comprenant un appel de note, le texte de la note correspondante. Ces vingt feuilles sont une mise au net de la première partie du Diplôme. On trouve en ouverture une table des matières et une rapide bibliographie.

7B) Le deuxième ensemble, « Ms II », présente la quasi-intégralité de la suite du texte, intitulée « La théorie du concept dans ses rapports avec la métaphysique et la logique de Leibniz ». Il est conservé dans les Archives de Simone de Beauvoir. Il se compose de quarante-huit feuilles doubles à petits carreaux, organisées en cahier comme le manuscrit précédent. Le texte, lui aussi non daté, s’interrompt f. 47, au cours du quatrième et dernier chapitre du Diplôme, « Logique et méthode ». On trouve dans ces feuilles de nombreuses ratures, reprises, réécritures, surcharges ; beaucoup d’entre elles sont écrites au recto et au verso, le verso comprenant souvent des versions alternatives du texte au recto auquel ils font face.

8C) Le troisième ensemble, « Ms III », comprend uniquement la reprise et l’achèvement du dernier chapitre du Diplôme : « Logique et méthode ». Déposé au Musée des lettres et des manuscrits, ce document autographe faisait partie de la collection « Aristophil ». Il se compose de huit feuilles papier ligné, non datées, numérotées irrégulièrement mais en reprenant la numérotation du « Ms II ».

  • 9 5 mai 1929 : « passée chez la dactylo boulevard Raspail » (C.J., p. 637 ; voir aussi C.J., p. 646).

9La dactylographie qui a été établie à partir de ces trois ensembles – dactylographie dont quelques passages des Cahiers de jeunesse font mention9 –, si elle existe encore, n’a pu être localisée. Dans « Ms II », quelques indications renvoient probablement au travail de dactylographie : de nombreux passages ont été biffés, par exemple, probablement pour signaler qu’ils ont été dactylographiés.

*

  • 10 Leibniz, Die Mathematische Schriften, Berlin, Gerhardt, 1850-1853 ; Die Philosophischen Schriften, (...)
  • 11 Leibniz, Œuvres philosophiques, éd. Paul Janet, Paris, Ladrange, 1866, rééd. Alcan, 1900.
  • 12 Tout particulièrement Louis Couturat, auteur de La Logique de Leibniz (Paris, Alcan, 1901), et édit (...)

10Simone de Beauvoir s’est beaucoup engagée dans ce travail : elle consulte et cite Leibniz dans l’édition établie en plusieurs tomes par Gerhardt des Œuvres philosophiques et des Œuvres mathématiques10. Elle lit aussi l’édition des Œuvres philosophiques de Leibniz établie par Paul Janet11, et les commentateurs faisant autorité durant les années 192012.

  • 13 C.J., p. 611.
  • 14 C.J., p. 621.

11Certes, ce n’est pas une passion pour Leibniz qui motive l’écriture de ce texte. En outre, les rares indications des Cahiers de jeunesse qui témoignent de la rédaction laissent songeur ; Simone de Beauvoir vit tant d’autres choses durant cette période. Le 12 avril 1929, elle note : « Je vais à la Sorbonne […] je travaille bien Leibniz. À Sainte-Geneviève je lis la vie de Rousseau. Désir de libres lectures, de littérature, etc. Je quitte Sainte-Geneviève pour aller au cinéma13 » ; le 20 avril : « Travaillé à mon diplôme et fait du grec toute la journée lentement dans ma chambre, en relisant un début de nouvelle que j’aime et que j’écrirai en pensant à mon ami, en dévorant la sourde joie d’être14. »

  • 15 Jean-Paul Sartre, L’Image dans la vie psychologique, rôle et nature (1927), Gautier Dassonneville ( (...)

12Mais il n’empêche : il y a plus dans le Diplôme qu’un travail universitaire obligé. Et cela se comprend : interroger « le concept chez Leibniz », c’est être plongé d’emblée dans la question du statut qu’il faut accorder à ce que l’on nomme « réalité » – et notamment à la délicate articulation de l’existence et de l’essence. Sartre, pour son Diplôme, avait abordé l’étude de l’imagination en s’attachant aux plus récents débats sur la psychologie de l’imagination15 ; Simone de Beauvoir fait de son côté, en lisant Leibniz, comme le bilan de toutes les problématiques fondamentales de la métaphysique classique. Le Diplôme, pour cela, est une pièce importante de la genèse philosophique de ces questions chez Beauvoir et Sartre : ce dernier s’en souviendra lorsqu’il écrira L’Être et le Néant.

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  • 16 [Sur les vrais principes et sur la vraie méthode de la philosophie, contre les pseudo-philosophes].
  • 17 « Ms I », fo 9.
  • 18 « Ms I », fo 8.

13Le mémoire se construit en deux parties de tailles inégales. La première évoque la relation de Leibniz au nominalisme. En vingt pages, Beauvoir expose la genèse de la pensée leibnizienne du concept. Leibniz se dit nominaliste, mais il ne cesse de refuser une théorie comme celle de Hobbes, par exemple, qui ferait des universaux de simples déterminations conventionnelles arbitrairement établies. Simone de Beauvoir discute les thèses exposées dans la préface de Leibniz à Nizolius, De veris principiis et vera ratione philosophandi contra pseudophilosophos16. Si l’on affirme que l’homme est animal, cela ne signifie pas qu’il est tous les animaux pris ensemble17 : « […] les universaux ne sont pas du tout comme Nizolius le prétend des sommes d’objets singuliers, de simples collectivités : ce sont des distributifs ; c’est-à-dire que l’idée générale est une essence contenue tout entière, distribuée en chaque individu.18 »

14Elle expose ensuite la façon dont Leibniz essaie, pour penser ce distributif, de concilier son refus du platonisme avec les pensées d’Aristote, de Hobbes et de Descartes. Comment comprendre la façon dont chaque individu porte en lui l’unité d’un genre, d’une espèce ? Quel est le sens de la mathématique, que la physique nouvelle mobilise avec tant d’efficacité ? La conclusion de la première partie du Diplôme situe parfaitement la difficulté :

« Ms I », fo 20

« Ms I », fo 20

15Ce double mouvement, Simone de Beauvoir en étudie les développements et les conséquences dans la suite du mémoire.

*

16La seconde partie couvre une cinquantaine de feuilles, soit plus du double de la première. Beauvoir se propose d’y approfondir ce que la première partie a nommé le caractère distributif des universaux. Le problème est classique : comment penser l’union de l’être individuel au genre auquel il appartient ? Comment sont articulées l’essence d’une chose singulière et son existence ?

  • 19 Cité « Ms II », fo 16. Voir Nouveaux Essais sur l’entendement humain, III, 3, § 12 et Couturat, Log (...)

17Pour Leibniz, le réel relève de l’existence individuelle et non de l’universalité d’un genre. Pour autant, un concept ne saurait être le simple nom d’un genre arbitrairement établi, sans lien avec le fait d’être. Reprenant des analyses de Couturat et de Boutroux, Simone de Beauvoir cite Les Nouveaux Essais : « La généralité consiste dans la ressemblance des choses singulières entre elles, et cette ressemblance est une réalité19. » Il va s’agir de comprendre la ressemblance « réelle » de ce « conceptualisme », ainsi que Boutroux le nomme.

18Beauvoir présente la complexité du conceptualisme leibnizien en quatre chapitres :
I – Le concept en tant qu’objet donné à la connaissance ;
II – Le concept en tant que fondé dans la réalité ;
III – Hiérarchie conceptuelle et lois scientifiques ;
IV – Logique et méthode.

  • 20 « Ms II », fo 3.
  • 21 « Ms II », fo 3.

19Le premier chapitre approfondit la thématique du « distributif » en termes d’expression. Le rationalisme de Leibniz, écrit Simone de Beauvoir, institue « entre l’idée et ce qu’elle signifie un rapport conçu d’une autre façon que celui d’une image à un reflet, plutôt sur le type d’une relation mathématique que d’une efficience matérielle : un rapport d’expression20. » Cette expression ne fait pas du concept le reflet d’un objet absolu, extérieur à la pensée ; elle n’est pas davantage à penser en termes de reproduction : « exprimer n’est pas reproduire ; mais posséder une correspondance avec ce qu’on exprime comme une projection correspond à la figure projetée encore que la forme ne s’en conserve pas21 ». Leibniz fait ici le bilan de la révolution cartésienne : le concept ne peut être pensé que si l’on rompt avec toute idée d’une extériorité de la pensée à son objet.

  • 22 « Ms II », fo 6.

20Comme le dit le titre de ce chapitre, il convient de penser le concept comme « objet donné ». Selon Beauvoir, le concept est une « proposition virtuelle22 » qui peut être conçue, en somme, comme une loi d’expression. C’est en étudiant cette proposition, et non par un mystérieux accès à une objectivité absolue, qu’il faut interroger ce que l’on nomme le réel et la façon dont un concept peut être dit « fondé dans la réalité ».

*

21À partir du deuxième chapitre, le manuscrit révèle de nombreuses hésitations et réécritures. C’est qu’il s’agit d’expliquer la façon dont se constitue notre savoir et que, sur ce point, la pensée de Leibniz est elle-même hésitante. La question de la réalité d’une chose est posée, de façon très classique, comme celle de son individualité. La réalité individuelle, comme telle, échappe en sa singularité à l’emboîtement des genres et des espèces.

« Ms II », fo 18

« Ms II », fo 18
  • 23 Voir Jean-Paul Sartre, Critique de la Raison dialectique, précédé de Questions de méthode, t. i, te (...)

22On voit l’équivoque : quel statut possède l’objet de cette connaissance conceptuelle qu’est la science ? L’écriture ici porte les traces de la difficulté à laquelle Beauvoir se heurte : dès la première ligne de ce passage, l’hésitation entre « réel », « existant » et « concret », ouvre un champ d’investigation : celui du statut de l’existence même. La jeune étudiante affronte ici la question qui sera au cœur de L’Être et le Néant. Comment penser l’existence ? Le terme de « réel » est équivoque : il renvoie aussi bien à l’effectivité d’être qu’à la qualité d’être, et c’est d’ailleurs ce trouble dans la définition qui est au cœur de la querelle du nominalisme. « Existant » nomme une effectivité, mais sans dire qu’il s’agit d’une effectivité en laquelle sont rassemblées toutes les déterminations qualitatives de l’individu. « Concret », qui désigne précisément ce rassemblement, est effectivement le terme le plus juste – ce sera, on le sait, l’un des termes favoris de toute une époque23.

23Une chose est sûre en tout cas : la connaissance humaine ne peut précisément atteindre le concret. Elle ne peut prétendre atteindre le réel sans reconnaître qu’elle n’éclaire pas l’existence singulière de son objet. Finie, la connaissance ne va pas au-delà de la détermination rigoureuse des propriétés d’espèce.

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  • 24 « Ms II », fo 25.

24La fin du chapitre II le dit clairement : « que l’existence soit absolument hétérogène à l’essence, cela ne fait pas de doute24 » – et c’est à partir de cela que Simone de Beauvoir se propose de lire Leibniz : dans sa tentative pour exprimer conceptuellement l’ordre de la réalité malgré l’hétérogénéité entre essence et existence et à partir de la postulation d’une continuité entre pensée et être.

  • 25 « Ms II », fo 23.

25Cette continuité est impensable sans l’affirmation de l’existence de Dieu, qui existe nécessairement, du fait même de son essence. La preuve ontologique pose la question de l’existence comme celle d’un « plus » ou d’un « moins » : si Dieu existant est plus, plus parfait, que Dieu seulement pensé, n’est-ce pas qu’il y a, pour tout étant, « plus » dans l’existence que dans l’essence, dans la simple possibilité ? Il n’y aurait pas, du point de vue de Dieu, une absolue distance entre l’essence et l’existence. De ce point de vue, « déjà dans l’essence il y a inclination à l’existence25 » :

  • 26 « Ms II », fo 23.

essence et existence n’apparaissent pas aussi rigoureusement hétérogènes que nous le [posions] ; par examen de son entendement Dieu saisit déjà son vouloir et ses raisons – et c’est pourquoi à son regard tout est intelligible – mais l’important est que du point de vue de l’homme cette hétpérogénéité soit entière […]26.

On voit alors la difficulté que doit affronter une théorie du concept :

  • 27 « Ms II », fo 25.

il y a plus dans l’existence que dans la simple possibilité mais ce qu’il faudrait savoir c’est comment concevoir un plus, comment se définit ce rapport quantitatif entre deux ordres de réalité différents en nature27.

26Soit donc la distinction : le point de vue de Dieu, celui des hommes. Du point de vue de Dieu, pour ce que l’on en peut savoir selon Leibniz, la création des existants possibles ne relève pas d’un pur arbitraire. Dieu choisit le meilleur, et la perfection ou degré d’essence est principe d’existence. Si le décret de Dieu n’est pas arbitraire c’est que Dieu, en pensant l’ordre des possibles accordés, les compossibles et leurs essences, distingue, dans la multiplicité des possibles, les différents degrés de perfection et se détermine ainsi à créer le meilleur des mondes possibles. Mais comment l’homme peut-il rigoureusement penser cela ?

*

  • 28 Stratégie courante de l’écriture de ce genre de mémoire.

27Reste en effet le point de vue de l’homme. Le savoir humain demeure fini, nous l’avons vu ; tout ce que l’homme peut savoir, c’est qu’un être singulier existe à l’intersection de deux ordres de déterminations, de deux séries : essence et existence. Le travail d’écriture en témoigne : Simone de Beauvoir s’explique à elle-même la façon dont on pourrait se représenter ces deux séries. Elle cherche aussi à objectiver son propos, à lui donner une dimension académique (« L. me semble » / « L. nous semble28 »).

« Ms II », fo 27

« Ms II », fo 27

28Simone de Beauvoir a en tête ici la relation de l’abscisse à l’ordonnée. Il y aurait une hiérarchie des séries : en-dessous, la série des essences, logique, où s’emboîtent les genres et les espèces, du plus général au plus spécifique possible, et l’autre, au-dessus, la série des circonstances existentielles, contingentes, mais concevables pourtant chacune par analogie avec les séries mathématiques, c’est-à-dire comme une multiplicité d’éléments faisant partie du tout de l’être selon une loi d’ordre, d’intégration. Tout singulier prendrait place à la « coupure » entre ces deux séries. Reste que l’homme ne saurait intégralement exprimer cette coupure par une détermination rationnelle.

« Ms II », fo 27

Il est décisif que Simone de Beauvoir explicite, après ce passage, ce qui distingue sa lecture de celle, notamment, de Couturat et Russel, qui « s’autorisent à réduire toute la métaphysique de Leibniz à sa logique. »

  • 29 « Ms II », fo 27.

29On peut bien définir l’être individuel comme un être possédant une essence et une existence, il y a bien en lui un « accord du logique et du réel29 » : mais voilà, celui-ci ne peut être totalement explicité en son être, en sa « réalisation ». Même si en lui se rencontrent la série logique des essences et celle des sommations des existants, cet être ne peut être compris logiquement et l’on n’en pourra pas davantage trouver une expression mathématique complètement déployée.

  • 30 « Ms II », fo 26.

30Concevoir ainsi la relation du concept à l’existence, c’est explorer le caractère fini de notre connaissance, qui ne saurait conceptuellement comprendre le point de rencontre qu’est tout être singulier : « dans les individus placés à l’intersection de deux ordres de déterminations, celles qui viennent de son essence, celles qui viennent du fait de son existence – et toutes deux requises en la notion de sa substance –, on n’arrivera jamais à faire le départ, ce qui serait “trouver les plus basses espèces” ». Par exemple, entre plusieurs citronniers, tous différents, on ne peut dire si l’on a une seule espèce, si une seule idée y répond en l’entendement divin (la diversité étant dans les circonstances voulues par lui), ou si ses différences sont « de la nature de celles qu’on appelle spécifiques » c’est-à-dire « dépendent de l’essence intérieure30 ».

31Il y a bien intersection entre les deux séries, mais la « coupure », que Beauvoir pense pourtant par analogie avec le calcul des dérivées et intégrales dont Leibniz est un des inventeurs, échappe fondamentalement à la rigueur du concept.

*

32Beauvoir approfondit dans les deux derniers chapitres les difficultés qu’il y a à concevoir et l’objet (chapitre III) et la méthode de la science (chapitre IV) à partir de l’intersection entre essence et existence.

33Il n’est pas possible ici de résumer la complexité de ces pages. Mais il est clair qu’aux yeux de Beauvoir la théorie leibnizienne du concept fait, sur l’objet et la méthode de la science, l’épreuve d’une fondamentale « indécision ».

  • 31 « Ms II », fo 43.

34Indécision, notamment, entre logique et expérience mathématisable. Les réalités dont on peut avoir une connaissance conceptuelle « sont les formes substantielles qui, tout en existant réellement, sont susceptibles d’être intégrées à un système logique, bien qu’un tel système à son tour ne puisse s’achever sans des considérations extra-logiques, empruntées à l’expérience scientifique31 ».

35Le dernier chapitre, repris et achevé dans le « Ms III », fait le bilan de cette tension indépassable entre logique et existence ; la question est alors celle des dimensions dans lesquelles se joue le surgissement des individualités singulières, l’espace et le temps.

« Ms III », fo 7

« Ms III », fo 7

36La question est posée alors, comme jamais, des dimensions et conditions dans lesquelles se tiennent les existants.

*

37Ce que Simone de Beauvoir découvre ici, c’est la philosophie comme étude des discontinuités – non pas des incohérences, mais bien de ce qui, dans l’ordre du sens, relève de l’événementialité, d’une rencontre possible de l’essence et l’existence qui n’est jamais que partiellement explicable. La contingence a un sens, mais celui-ci ne saurait être intégralement calculé ; quoi que l’on fasse en somme, la logique de l’essence ne pourra dire la singularité de l’existant. Les derniers mots du Diplôme soulignent le contraste entre les « équivoques » qu’affronte Leibniz lorsqu’il essaie de rendre raison de la connaissance conceptuelle et la détermination de sa pensée :

  • 32 « Ms III », fo 7.

Il n’y a donc pas à s’étonner, si en étudiant la théorie du concept nous avons dû reconnaître à la fois l’impossibilité de l’intégrer à d’autres thèses fondamentales du système et l’insistance avec laquelle Leibniz la maintient32.

38Il faut alors souligner l’importance de cette lecture pour le devenir de l’aventure philosophique commune de Sartre et Beauvoir. Tandis que Beauvoir écrit son Diplôme, Sartre est lui aussi totalement mobilisé par la question de l’existence, même si c’est d’une autre façon, qui touche à l’épreuve vécue du contingent. Il écrivait, dès 1926, un « chant de la contingence » :

  • 33 Jean-Paul Sartre, « Empédocle et le Chant de la contingence », Études sartriennes, no 20, 2016, p.  (...)

Tout est en moi sans liens, ah sans liens, et sur le point d’être
Et je tiens les choses mollement
Comme celui qui s’est endormi en tenant un fruit
Et qui le garde dans sa main
Toujours sur le point de s’échapper et de rouler33.

39Par-delà les formes et l’expression, même découverte en un sens que celle de Beauvoir : les constructions théoriques des hommes ne pourront rendre raison de l’existence des êtres, ne pourront lier entre elles les choses d’un lien nécessaire et absolu. La réalité des choses nous échappe ; possibles, existantes de fait, on ne peut trouver en elles une raison nécessaire à leur existence. Que nous apprennent alors les concepts que nous formons pour penser ce qui est ?

  • 34 Id., L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2017, notamment p. 139, 622, 745.

40Simone de Beauvoir lisant Leibniz découvre cette question au cœur de la métaphysique classique. Il est certain que cette découverte l’a préparée à comprendre de façon très juste la conception sartrienne de l’existence – à passer d’une pensée selon laquelle l’essence précède l’existence à une pensée qui affirme que « l’existence précède l’essence34 ».

*

41L’importance de la lecture beauvoirienne de Leibniz s’entend d’ailleurs lorsque, du point de vue de l’ontologie phénoménologique, Sartre vient manifestement à la reprendre. Nous retrouvons dans L’Être et le Néant en effet une page qui marque, à n’en pas douter, la trace du travail de Simone de Beauvoir.

42Évoquant la question des possibles, Sartre écrit :

  • 35 Ibid., p. 159. Sartre se réfère en fait aux pages 224-226 de La Logique de Leibniz, que Beauvoir a (...)

[…] le possible est une pensée qui n’est que pensée. Leibniz lui-même semble avoir voulu conférer une autonomie et une sorte de lourdeur propre aux possibles, puisque plusieurs des fragments métaphysiques publiés par Couturat nous montrent les possibles s’organisant eux-mêmes en systèmes de compossibles et le plus plein, le plus riche tendant de soi à se réaliser. Mais il n’y a là qu’une esquisse de doctrine et Leibniz ne l’a pas développée […]35.

  • 36 « Ms III », fo 7.

43Cette page est précieuse : elle est une reprise, au sein de l’œuvre philosophique de Sartre, de la difficulté que Simone de Beauvoir avait étudiée avec rigueur, bien avant la lecture de Husserl et Heidegger. Le possible, comme le concept, ne saurait être confondu avec l’existant. De l’essence à l’existence, il y a un saut et une rencontre, une « discontinuité qui échappe à tout calcul36 », comme le dit Beauvoir dès 1928.

44Il est certain en ce sens que l’événement irréductible au concept qu’est l’existence de tout être singulier, ce point de rencontre entre essence et existence, cette intersection, discontinuité comme « coupure » que Simone de Beauvoir cherche à expliciter en 1928-1929, est parente de ce que Sartre interrogera, au titre du néant, dans son ontologie du pour-soi.

Fig. 1 : Le Diplôme d’études supérieures de Simone de Beauvoir, « Ms II », fo 1 (pour couverture)

Fig. 1 : Le Diplôme d’études supérieures de Simone de Beauvoir, « Ms II », fo 1 (pour couverture)

© Archives de Simone de Beauvoir. Avec l’aimable autorisation de Sylvie Le Bon de Beauvoir

Fig. 2 : Le Diplôme d’études supérieures de Simone de Beauvoir, « Ms II », fo 27

Fig. 2 : Le Diplôme d’études supérieures de Simone de Beauvoir, « Ms II », fo 27

© Archives de Simone de Beauvoir. Avec l’aimable autorisation de Sylvie Le Bon de Beauvoir

Transcription de la figure 2

Transcription de la figure 2

Fig. 3 : Le Diplôme d’études supérieures de Simone de Beauvoir, « Ms II », fo 28

Fig. 3 : Le Diplôme d’études supérieures de Simone de Beauvoir, « Ms II », fo 28

© Archives de Simone de Beauvoir. Avec l’aimable autorisation de Sylvie Le Bon de Beauvoir

Transcription de la figure 3

Transcription de la figure 3
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Notes

1 Voir Simone de Beauvoir, Cahiers de Jeunesse, 1926-1930, texte établi, édité et présenté par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard, 2008, p. 453, note 21 – noté ici C.J. par la suite.

2 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, dans Mémoires, dir. J.-L. Jeannelle et É. Lecarme-Tabone, chronologie de Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 20018, t. i, p. 247-248 – noté M.J.F.R. par la suite.

3 Voir C.J., p. 624 et p. 692-693.

4 « C’est alors que tout a commencé. […] Sartre assis en face de moi devant la table, et toute cette chambre, ce beau désordre, les livres, ma surprise, l’odeur du tabac… J’explique Leibniz […]. » (C.J., p. 720).

5 Évoquant la préparation de l’oral du concours, elle note dans les Mémoires d’une jeune fille rangée : « Leibniz nous ennuyait et il fut décidé que nous le connaissions assez », puis ajoute un peu plus loin : « Nizan se spécialisait dans les portraits de Leibniz, qu’il représentait volontiers en curé, ou coiffé d’un chapeau tyrolien, et portant au derrière la marque du pied de Spinoza » (M.J.F.R., p. 314-315).

6 M.J.F.R., p. 313.

7 Nous remercions Sylvie Le Bon de Beauvoir de nous avoir donné accès à ces différents manuscrits.

8 Cote : Noviss.309.

9 5 mai 1929 : « passée chez la dactylo boulevard Raspail » (C.J., p. 637 ; voir aussi C.J., p. 646).

10 Leibniz, Die Mathematische Schriften, Berlin, Gerhardt, 1850-1853 ; Die Philosophischen Schriften, Berlin, Gerhardt, 1875-1890.

11 Leibniz, Œuvres philosophiques, éd. Paul Janet, Paris, Ladrange, 1866, rééd. Alcan, 1900.

12 Tout particulièrement Louis Couturat, auteur de La Logique de Leibniz (Paris, Alcan, 1901), et éditeur d’un certain nombre d’opuscules de Leibniz (Opuscules et Fragments inédits de Leibniz, Paris, Alcan, 1903).

13 C.J., p. 611.

14 C.J., p. 621.

15 Jean-Paul Sartre, L’Image dans la vie psychologique, rôle et nature (1927), Gautier Dassonneville (éd.), dans Études sartriennes, no 22, Paris, Classiques Garnier, 2018.

16 [Sur les vrais principes et sur la vraie méthode de la philosophie, contre les pseudo-philosophes].

17 « Ms I », fo 9.

18 « Ms I », fo 8.

19 Cité « Ms II », fo 16. Voir Nouveaux Essais sur l’entendement humain, III, 3, § 12 et Couturat, Logique de Leibniz, op. cit., p. 471. Couturat se réfère à l’introduction de Boutroux aux Nouveaux Essais, p. 39 : « [Leibniz] adopte la position intermédiaire, qu’on désigne sous le nom de conceptualisme […]. »

20 « Ms II », fo 3.

21 « Ms II », fo 3.

22 « Ms II », fo 6.

23 Voir Jean-Paul Sartre, Critique de la Raison dialectique, précédé de Questions de méthode, t. i, texte établi et annoté par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 1985, p. 23.

24 « Ms II », fo 25.

25 « Ms II », fo 23.

26 « Ms II », fo 23.

27 « Ms II », fo 25.

28 Stratégie courante de l’écriture de ce genre de mémoire.

29 « Ms II », fo 27.

30 « Ms II », fo 26.

31 « Ms II », fo 43.

32 « Ms III », fo 7.

33 Jean-Paul Sartre, « Empédocle et le Chant de la contingence », Études sartriennes, no 20, 2016, p. 40.

34 Id., L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2017, notamment p. 139, 622, 745.

35 Ibid., p. 159. Sartre se réfère en fait aux pages 224-226 de La Logique de Leibniz, que Beauvoir a lues.

36 « Ms III », fo 7.

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Table des illustrations

Titre « Ms I », fo 20
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Titre « Ms II », fo 18
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Titre « Ms II », fo 27
URL http://journals.openedition.org/genesis/docannexe/image/6397/img-3.png
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Titre « Ms III », fo 7
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Titre Fig. 1 : Le Diplôme d’études supérieures de Simone de Beauvoir, « Ms II », fo 1 (pour couverture)
Crédits © Archives de Simone de Beauvoir. Avec l’aimable autorisation de Sylvie Le Bon de Beauvoir
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Titre Fig. 2 : Le Diplôme d’études supérieures de Simone de Beauvoir, « Ms II », fo 27
Crédits © Archives de Simone de Beauvoir. Avec l’aimable autorisation de Sylvie Le Bon de Beauvoir
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Titre Transcription de la figure 2
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Titre Fig. 3 : Le Diplôme d’études supérieures de Simone de Beauvoir, « Ms II », fo 28
Crédits © Archives de Simone de Beauvoir. Avec l’aimable autorisation de Sylvie Le Bon de Beauvoir
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Titre Transcription de la figure 3
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Bourgault, « En découvrant l’essence et l’existence avec Leibniz »Genesis, 53 | 2021, 149-161.

Référence électronique

Jean Bourgault, « En découvrant l’essence et l’existence avec Leibniz »Genesis [En ligne], 53 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/genesis/6397 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genesis.6397

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Auteur

Jean Bourgault

Jean Bourgault est co-responsable de l’équipe Sartre de l’ITEM. Docteur en philosophie, membre des comités de rédaction des Temps modernes et des Études sartriennes, il a coordonné un séminaire de recherche autour des textes sur la morale écrits par Sartre dans les années soixante, et écrit de nombreux articles sur Sartre : « Sur le point d’être. Lire l’Empédocle de Sartre », « Sartre inédit : Les Racines de l’éthique », « Je ne connais pas Ben Sadok. Quelques remarques sur le témoignage de Sartre au procès Ben Sadok ».

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