• 1 Pour ne citer que quelques références : Naomi Rosenblum, A History of Women Photographers, New York (...)
• 2 Nancy Martha West, Kodak and the Lens of Nostalgia, Charlottesville, University of Virginia Press, (...)
• 3 Clément Chéroux, Vernaculaires. Essais d’histoire de la photographie, Cherbourg-Octeville, Le Point (...)

1La contribution des femmes aux développements du médium photographique, à son exposition, à l’écriture de son histoire et à sa réception critique, n’est désormais plus à démontrer1. Néanmoins, on peut revenir sur leur pratique photographique, en France autour de 1900, en mobilisant la notion d’amateurisme. Les conditions matérielles sont essentielles pour saisir l’émergence du phénomène amateur à la fin du xix^e siècle. La mise au point des plaques sèches et leur production industrielle à partir des années 1870, permettent une simplification progressive des appareils proposés sur le marché au milieu des années 1880. Les contraintes techniques étant désormais prises en charge par l’industrie, l’accès à la photographie s’en trouve facilité et elle se diffuse largement comme loisir parmi les classes supérieures. Les producteurs de réclames pour du matériel photographique, à partir des années 1890, se saisissent alors de la femme comme symbole d’une pratique de la photographie vulgarisée (fig. 1). L’exemple le plus frappant, largement imité à l’international, est la jeune et belle Kodak Girl, introduite par le fabricant américain George Eastman et représentée pour la première fois en 1893 à l’Exposition universelle de Chicago2. La figure féminine devient centrale dans la stratégie commerciale de certains fabricants, permettant de réinventer la photographie d’amateur comme un passe-temps pour les femmes, pour signifier la simplicité et le plaisir de la photographie instantanée. Capturant les grands et petits événements du récit familial ou les souvenirs de voyages (fig. 2), la production photographique des amateurs, tournée principalement vers des sujets de la vie privée, est longtemps jugée sans qualité et stéréotypée3.

• 4 André Gunthert, La conquête de l’instantané : archéologie de l’imaginaire photographique en France (...)
• 5 Seules les photographes Amélie Galup et Jenny de Vasson ont bénéficié de publications et d’expositi (...)
• 6 Michel Poivert, La photographie pictorialiste en France, 1892-1914, thèse de doctorat en histoire d (...)
• 7 Leurs noms réapparaissent ensuite dans un chapitre consacré aux photographes amatrices aux États-Un (...)

2Depuis une vingtaine d’années, des études ont permis de renouveler les approches culturelles et sociales de la production des amateurs photographes dans les dernières décennies du xix^e siècle4. Usage public ou privé, expérimentation technique et scientifique ou recherche esthétique et artistique sont autant d’apparentes dichotomies qui s’hybrident dans les différents régimes de l’amateurisme photographique. Cependant, concernant la France, ces perspectives fécondes pour l’histoire de la photographie n’ont pas mobilisé le prisme du genre. Au sujet des photographes amatrices en France, pour la période étudiée, l’historiographie est bien peu bavarde et manque d’études monographiques5. Les recherches consacrées au pictorialisme français par Michel Poivert donnent lieu en 1992 à une exposition à la Bibliothèque nationale de France où sont présentées quelques œuvres de femmes membres du Photo-Club de Paris : Louise Binder-Mestro, Antoinette Bucquet et Céline Laguarde6. Poivert ne fournit alors que de succinctes données biographiques et cite quelques-unes de leurs créations publiées dans les revues de photographie7. La sociabilité photographique et la presse qu’elle génère nous sont alors apparues comme des pistes fécondes pour retrouver la trace de cette activité féminine.

• 8 Thomas Galifot, Ulrich Pohlmann et Marie Robert (dir.), Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1 (...)
• 9 Thomas Galifot, « “La femme photographe n’existe pas encore positivement en France…” : femmes, fémi (...)

3À l’automne 2015, l’exposition Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945, aux musées d’Orsay et de l’Orangerie, nourrie des démarches féministes antérieures visant à changer la focale, a notamment permis de dresser un bilan de la situation hexagonale au xix^e et au début du xx^e siècle8. L’étude de la presse photographique française de la période réalisée par Thomas Galifot met en évidence les mécanismes de marginalisation des femmes à l’œuvre dans les discours9. Ces derniers expliquent alors l’éloignement des femmes de la photographie par leur faiblesse physique, leur coquetterie, leur ignorance en matière technique ou encore leur réticence à manipuler des substances chimiques. La délicatesse et la patience attribuées aux femmes justifient également qu’on leur assigne des tâches subalternes et répétitives. Même lorsque le développement de la pratique photographique chez les femmes est encouragé, il s’agit bien souvent de les cantonner à demeurer des amatrices à grand renfort d’arguments essentialistes.

• 10 Bulletin du Photo-Club de Paris, La Revue de photographie, Photo-Revue, Photo-Gazette, La Photograp (...)
• 11 Annuaires du Photo-Club de Paris de 1891 à 1911, conservés à la Bibliothèque historique de la Ville (...)
• 12 Ce corpus est composé des catalogues d’exposition de 1892 à 1914 conservés à la Bibliothèque nation (...)

4Le présent article vise alors à étudier le rôle social des femmes dans les milieux photographiques amateurs en France au passage du xx^e siècle. Même en qualité d’amatrices, les Françaises ne se sont pas limitées à un usage intime de la photographie dans la seule sphère privée. Quels écarts existent entre les attentes adressées aux femmes, telles qu’elles sont suggérées dans la presse et la publicité, et la réalité sociale de leur engagement dans les espaces publics de légitimation ? Afin de contourner l’épineux problème de la rareté des témoignages concernant leur production, nous nous sommes saisies des périodiques français spécialisés10, des annuaires de membres des sociétés photographiques françaises, notamment ceux du Photo-Club de Paris11, ainsi que des catalogues d’expositions photographiques dépouillés puis analysés au moyen d’approches quantitatives12. De ces sources imprimées émergent des traces qui, bien que partielles et discontinues, amènent à reconsidérer la position des femmes dans un champ structuré par ses propres dynamiques sociales, culturelles et géographiques. L’analyse de ce corpus permet dans un premier temps de mesurer l’inclusion des femmes dans les sociétés photographiques françaises autour de 1900 (I). Nous nous intéressons ensuite au cas du Photo-Club de Paris où des stratégies de distinction émergent par la revendication d’un art photographique (II). Il s’agit enfin d’apprécier les opportunités d’exposition offertes aux femmes, par le biais de leur activité sociétaire, au sein des salons de photographie (III).

• 13 Alain Corbin (dir.), L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Flammarion, 2009 [1995].
• 14 Chéroux, Vernaculaires…, op. cit., 2013, p. 81-99.
• 15 Anne Martin Fugier, « La culture en amateur », in idem, La Bourgeoise, Paris, Fayard, 2014 [1983], (...)
• 16 Geneviève Fraisse et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. 4 : Le XIX^e siècle(...)
• 17 Au sujet des discours entourant la création des femmes, en particulier les notions de production/re (...)

5L’amateurisme photographique tient autant des développements industriels que de l’avènement d’une culture du loisir, marqueur social fondamental, au cours de la seconde moitié du xix^e siècle13. En effet, une véritable sociabilité comme distinction se met en place autour des loisirs par la création d’associations spécialisées. À l’instar du sport et du tourisme, les sociétés de photographie fleurissent dans les villes françaises et européennes pour fédérer des amateurs zélés, replaçant recherche technique et esthétique au centre de leurs réflexions. Un clivage vient alors distinguer les amateurs-experts insérés dans le mouvement associatif, adeptes d’une pratique studieuse et expérimentale dirigée vers la sphère publique, des amateurs-usagers évoluant principalement dans la sphère privée et familiale14. Or, seule une poignée de femmes semblent accéder aux espaces publics de sociabilité que la photographie a pu générer en qualité de loisir savant. En effet, dans un xix^e siècle profondément marqué par l’antagonisme entre les sexes, la femme bourgeoise est chargée du devoir de reproduction et se retrouve confinée dans l’espace privé15. Les femmes trouvent ainsi naturellement leur place dans un usage privé et intime de la photographie16. Une telle pratique est jugée peu exigeante et dénuée de vouloir artistique. Simultanément, se développe une pratique collective et publique de la photographie, explicitement tournée vers son progrès, s’élaborant par l’activité sociétaire, où règnent le défi technique, l’émulation, le progrès, en un mot : la création17.

• 18 Tamar Garb, Sisters of the Brush. Women’s Artistic Culture in Late Nineteenth-Century Paris, New Ha (...)
• 19 Pour une analyse des discours séparatistes, voir Juliette Rennes, Le mérite et la nature. Une contr (...)
• 20 Garb, Sisters…, op. cit., p. 34-35.

6L’idéologie de la séparation des sphères privée et publique joue un rôle central dans la culture bourgeoise masculine des cercles et clubs18. Du fait de l’embourgeoisement de la société française au xix^e siècle, un séparatisme des hommes vis-à-vis des femmes s’affirme, traduit par des interactions, travaux et loisirs distincts19. Pour certains commentateurs, voir les femmes s’insérer dans ces cercles conçus par et pour les hommes représenterait un danger. Ils craignent que leur présence freine la créativité et la liberté d’action du groupe, mais aussi qu’elles se virilisent en adoptant des comportements masculins20. Afin de préserver les bonnes mœurs et l’harmonie sociale, une stricte séparation des sphères serait nécessaire, justifiant l’éviction plus ou moins tacite des femmes de ces formes publiques de sociabilité. Les sociétés de photographie du tournant du siècle, relevant d’une forme de club spécialisé autour de ce loisir, reconduisent en partie cette politique d’exclusion des femmes.

• 21 Gaston-Henri Niewenglowski et Albert Reyner, « Que les débutants, les amateurs isolés méditent ce v (...)
• 22 Niewenglowski, Reyner, « Conclusion : influence des sociétés photographiques », ibid., p. 82-88.

7L’insertion dans de tels cercles est pourtant essentielle : malheur à l’amateur isolé, déclarait-on en 1892 à l’occasion de la Première exposition internationale de photographie21. En effet, l’adhésion aux sociétés présente de nombreux avantages matériels (accès aux bibliothèques, laboratoires, ateliers et produits) et économiques (remises auprès des fabricants de matériel et diffusion des nouveautés)22. Elle offre également des avantages sociaux, en premier lieu l’émulation entre les membres, les plus aguerris éclairant les novices. Les personnalités prestigieuses qui en ont la direction partagent leurs recherches lors de séances de projection, de conférences ou d’articles dans les revues spécialisées. Grâce aux réunions, concours, cours, conférences et excursions, les sociétés sont de véritables lieux de formation. Enfin, ce sont elles qui organisent les expositions de photographies et assurent la diffusion des travaux de leurs membres. Autant d’occasions pour un ou une photographe en herbe d’acquérir un savoir-faire, de construire un réseau et une réputation. Encore faut-il, lorsqu’on est une femme, être acceptée dans ces sociétés majoritairement masculines, fondées sur la cooptation.

• 23 A. Reyner, « La femme et la photographie », Bulletin du Photo-Club de Constantine, août-septembre 1 (...)
• 24 Ibid.
• 25 Idem, « La femme et la photographie (suite et fin) », Bulletin du Photo-Club de Constantine, octobr (...)
• 26 Ibid.

8En 1895, dans un article intitulé « La femme et la photographie » publié initialement dans la revue spécialisée Ombres et Lumière, Albert Reyner, abondant chroniqueur de l’actualité photographique française, partage ses observations sur la présence des femmes dans les associations photographiques23. Dans cet article, relayé par d’autres titres de presse photographique locale comme le Bulletin du Photo-Club de Constantine, il regrette de ne compter qu’une cinquantaine de femmes dans l’ensemble des sociétés françaises. Il reconnaît que « beaucoup de raisons […] empêchent la femme de s’affilier à une Société24 » mais ne s’étend guère sur ce point. Son discours est consacré plus volontiers au retard qu’accuseraient les Françaises en comparaison des Anglaises ou des Américaines, ainsi qu’aux nombreux intérêts que les femmes pourraient trouver au loisir photographique en raison de leurs supposées inclinations naturelles. Afin de promouvoir la photographie auprès des dames, Reyner s’attache à démontrer sa compatibilité avec les normes qui régissent leur vie au sein du foyer. Il conclut en insistant sur la nécessité pour les acteurs du monde photographique de faire des « efforts en vue d’accroître le nombre trop restreint des photographes féminins25 ». Soulignant le gain que trouveraient les fabricants du secteur à cet élargissement de leur clientèle, il propose une alliance avec les sociétés de photographie pour l’organisation de concours et de conférences dédiés aux femmes26.

• 27 Pascaline, « La femme dans les sociétés », L’Arc-en-ciel, octobre 1904, p. 113-115.
• 28 Idem, « Féminisme… et photographie », L’Arc-en-ciel, septembre 1901, p. 115-117 ; Idem, « La femme (...)
• 29 « À nos lecteurs », L’Arc-en-ciel, août 1901, p. 97-98.
• 30 Marc Le Roux (dir.), Annuaire général et international de la photographie, Paris, E. Plon, 1904.

9En dépit de ces vœux pieux, près de dix ans plus tard le problème de la faible intégration des femmes dans les sociétés est toujours d’actualité. En 1904, une certaine Pascaline, l’une des rares plumes féminines de la presse photographique française, dénonce l’exclusion des femmes encore en vigueur dans beaucoup de sociétés d’amateurs27. Pascaline est, à partir de 1901, une contributrice régulière pour la revue L’Arc-en-ciel, publiée par la société de matériel photographique H. Mackenstein28. Ce fabricant, usant par ailleurs régulièrement de la figure de la femme pour faire la promotion de ses produits, souhaite par le concours de cette nouvelle collaboratrice s’adresser aux lectrices de la revue29. Pour dresser l’état des lieux de la place des femmes dans les sociétés de photographie, Pascaline s’appuie sur l’Annuaire général et international de la photographie de 1904, qui communique les listes de membres de 97 sociétés françaises30. Grâce au dépouillement de cet annuaire, nous apprenons que les femmes sont présentes dans 48 de ces 97 sociétés, soit la moitié, bien qu’en très faible proportion, car 12 de ces sociétés n’accueillent qu’une seule femme parmi leurs membres. Leur nombre total a tout de même augmenté depuis 1895. Dans cet annuaire de 1904, on dénombre 271 femmes membres au sein de ces 48 sociétés, un effectif multiplié par plus de cinq en près de dix ans. Cette progression doit cependant être relativisée au regard de l’augmentation des sociétés et de leurs membres au cours de la période.

• 31 Sur l’impact de la parentèle, voir Galifot, « La parentèle au risque de la photographie ? Amateures (...)

10Selon Pascaline, le Photo-Club de Paris constitue en 1904 un lieu exceptionnel par son nombre d’adhérentes. Nos décomptes font état de 6 % de femmes parmi les membres titulaires et correspondant∙es (fig. 3). Ainsi, même dans cette société considérée comme plus accueillante, les femmes sont présentes en très faible proportion. Il existe cependant des sociétés où leur nombre est supérieur, comme à Lille, Douai ou Besançon. Dans la plupart des sociétés où elles sont acceptées, leur présence demeure en réalité très marginale, ne dépassant qu’occasionnellement les 5 %. Enfin, toujours en 1904, elles sont absentes des sociétés photographiques que comptent les villes de Lyon et Bordeaux, quand celle de Marseille n’en mentionne qu’une seule qui, si l’on y regarde de plus près, présente un étroit lien de parenté avec l’un des sociétaires31.

• 32 Journal du Photo-Club toulousain, 15 mars 1898, p. 3.
• 33 Bulletin mensuel du Photo-Club toulousain, juin 1909, p. 24 et idem, mai 1912, n. p.
• 34 Garb, « “L’Art féminin”: the formation of a critical category in late nineteenth-century France », (...)

11Dans les sociétés les admettant, les femmes sont parfois sujettes à différentes formes de ségrégation susceptibles de rejaillir sur leur pratique. À titre d’exemple, au Photo-Club toulousain, l’utilisation de l’atelier de pose est restreinte : le règlement intérieur précise qu’il est accessible pour les dames seulement les dimanches, alors que les hommes peuvent s’y rendre tous les jours32. À l’occasion d’un concours organisé en 1909, cette même société propose des catégories réservées aux dames, opérant ainsi une distinction stricte avec les hommes. Les sujets imposés donnent un aperçu des genres attendus pour les femmes : « Les enfants ; portrait ou scène enfantine » et « scène de travaux féminins33 ». Ainsi, même lorsqu’un effort d’intégration est fait par les sociétés, il s’agit bien souvent d’orienter la pratique vers un « art féminin », nouvelle catégorie qui se met alors en place à la fin du xix^e siècle et que certains collectifs comme l’Union des femmes peintres et sculpteurs ont pu se réapproprier34. En outre, certaines sociétés mettent les femmes à l’écart des autres membres actifs, en leur attribuant un statut particulier (membre correspondant, honoraire ou associé) susceptible de modifier les modalités de leur affiliation. Au prétexte d’une mixité attentatoire aux bonnes mœurs, des mesures discriminatoires sont à l’œuvre pour limiter les interactions et la concurrence entre hommes et femmes, et ainsi la participation de ces dernières à l’émulation collective si fondamentale dans l’activité sociétaire. S’investir dans la sociabilité photographique est déjà en soi l’affirmation d’une distinction vis-à-vis de la masse de nouveaux usagers du médium, mais certains dilettantes, dont des femmes, adoptent une autre stratégie : cultiver leur différence en se revendiquant artistes photographes.

• 35 Michel Poivert, « La volonté d’art : de la photographie victorienne au mouvement pictorialiste, 185 (...)

12La technique photographique, qui se stabilise et se diffuse du fait de l’industrialisation des procédés, motive les recherches esthétiques et réactive le débat français entourant la photographie artistique à la fin des années 1880. Les tenants du pictorialisme, mouvement international qui émerge en Europe et aux États-Unis, militent ainsi pour une association de la photographie aux Beaux-Arts, en usant de divers moyens techniques qui éloignent sa nature mécanique et lui confèrent un caractère davantage pictural35. C’est précisément au sein du réseau associatif d’amateurs que l’art photographique est théorisé en cette fin de xix^e siècle.

• 36 Robert de la Sizeranne, « La Photographie est-elle un art ? », La Revue des Deux Mondes, 1897, p. 5 (...)

13Haut lieu du pictorialisme français, le Photo-Club de Paris, fondé en 1888, établit son siège au 44 rue des Mathurins, dans le très privilégié 8^e arrondissement de la capitale. Ses membres sont majoritairement issus de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie. Au passage du xx^e siècle, cette société de l’élite jouit d’un important rayonnement national et international. Grâce à ses activités, expositions et publications, le photo-club a réussi à mettre en place une stratégie prosélyte efficace à l’échelle nationale, assurant une visibilité inégalée à ses membres et s’affirmant comme outil de diffusion des préceptes esthétiques de « l’école française ». Le Photo-Club de Paris et l’art photographique qu’il défend acquièrent notamment une nouvelle légitimité grâce au plaidoyer du critique d’art Robert de la Sizeranne, dans son célèbre article de 1897 « La Photographie est-elle un art ?36 ».

• 37 Foucher Zarmanian, « Les femmes artistes sous presse : les créatrices vues par les femmes critiques (...)
• 38 Mary Louise Roberts, Disruptive Acts. The New Woman in Fin-de-Siècle France, Chicago/Londres, Unive (...)
• 39 Debora Silverman, « L’Amazone, la Femme nouvelle et la menace sur la famille bourgeoise », in idem, (...)
• 40 Ibid., p. 71.

14Les femmes comprennent bien l’opportunité qu’il y a alors à investir la photographie artistique. Leur présence parmi les membres du Photo-Club de Paris est attestée dans les annuaires depuis 1891. Jusqu’en 1897, elles y sont au nombre de trois puis deviennent de plus en plus nombreuses à partir de 1898 (fig. 4). Cette augmentation s’inscrit aussi dans un contexte français favorable à la professionnalisation des femmes dans les mondes de l’art37. L’ouverture officielle aux femmes de l’École des Beaux-Arts en 1897 en est un jalon symbolique. L’adhésion à un élargissement du rôle social, politique et culturel des femmes, notamment bourgeoises, est en lien avec l’effervescence des revendications féministes ainsi qu’une réaction aux débats entourant la figure de la Femme nouvelle, construction imaginaire et symbole d’émancipation qui obsèdent les années 189038. En aspirant à faire carrière au détriment de sa vie familiale, la Femme nouvelle défie l’ordre bourgeois, qui repose sur le fait que la bourgeoise n’exerce aucune profession. Dans le champ des arts décoratifs, par exemple, s’élaborent des stratégies visant à se préserver de ce renversement des rôles sexuels39. De ce point de vue, la présence parmi les membres du Photo-Club de Paris d’Anne de Rochechouart de Mortemart, duchesse d’Uzès (1847-1933), figure mondaine particulièrement médiatisée et artiste aux talents multiples, n’est peut-être pas étrangère à cette augmentation du nombre de femmes sociétaires. Particulièrement active dans les cénacles politiques et culturels, la duchesse défend, avec d’autres féministes issues de la haute bourgeoisie, l’idéologie d’un « féminisme familial » qui, tout en acceptant la division sexuelle, milite pour accroître le rôle des femmes dans la sphère domestique, en particulier grâce à la création artistique40. Octroyer une place aux femmes dans la sociabilité photographique peut ainsi apparaître comme un moyen de canaliser les élans d’émancipation par une création artistique acceptable et rassurante du fait de son statut amateur.

• 41 Léa Saint-Raymond, Félicie de Maupeou et Julien Cavero, « Géographie du marché de l’art parisien », (...)

16Nous avons également cartographié les domiciles renseignés dans ces annuaires. Sur l’ensemble des annuaires dépouillés entre 1891 et 1911, les adresses parisiennes représentent 73 %. La majorité des femmes membres vivent dans le 8^e arrondissement et ses alentours, à proximité des locaux du photo-club. En effet, près de 58 % des résidences parisiennes des membres se trouvent dans le 8^e arrondissement et 18 % dans le 16^e, c’est-à-dire dans les beaux quartiers de l’ouest parisien (fig. 5). Ces dynamiques spatiales coïncident également avec la géographie du marché de l’art parisien41. La fréquentation d’espaces situés à proximité de leur résidence où abondent l’exposition et la vente d’œuvres facilite ainsi la maîtrise des règles de l’art.

• 42 La cotisation annuelle s’élève à 100 francs pour les membres actifs : « Cotisations », Annuaire de (...)

17L’affiliation au photo-club de ces femmes au profil social homogène, issues pour la plupart de la haute bourgeoisie, participe donc autant d’une sociabilité de quartier que de classe. On rencontre aussi parmi les membres du photo-club des comtesses, baronnes, duchesses et princesses. Pour ces notables, évoluant dans les milieux mondains et la haute société parisienne, ce type de sociabilité déjà incorporé est transposé dans le champ de la photographie. L’analyse des publications de la société, ainsi que des catalogues des expositions qu’elle organise, laisse cependant apparaître que tous ses membres, femmes ou hommes, n’ont pas la même implication dans ses activités. Le paiement d’une cotisation élevée42 est sans doute pour certaines un témoignage d’amitié et de soutien aux autres membres permettant de maintenir à flot l’infrastructure luxueuse du photo-club.

• 43 Henri Büsser, « Les Ballets de Léo Delibes », Le Ménestrel, 21 septembre 1923, p. 389.
• 44 Archiduc, « La Journée mondaine », Le Matin, 2 avril 1898, p. 3 ; Le Watman, « Nos Échos », L’Intra (...)

18Si certaines femmes sont donc peut-être avant tout des mécènes du photo-club, d’autres témoignent d’une intense activité photographique. Louise Binder-Mestro (1836-1917) est l’une des membres les plus actives et les plus fidèles du photo-club où elle entre en 1895. Elle est la photographe qui expose le plus d’épreuves aux salons de photographie parisiens entre 1894 et 1906. Les revues spécialisées relayent abondamment ses œuvres (fig. 6), et on comprend à la lecture des publications du photo-club et des comptes rendus d’expositions qu’elle est une figure centrale de la société. Malgré son implication, elle ne fait pas partie du comité de rédaction des différents titres du photo-club et n’y signe jamais d’articles. Elle ne collabore à la stratégie médiatique de la société que par l’exposition ou la publication de ses images. Elle contribue aussi régulièrement aux séances de projection, plus intimes, attestant de l’intensité de sa production et du prestige dont elle jouit auprès des membres. Cela soulève des interrogations sur le rôle de celle dont on dira après sa mort qu’elle « fut toute sa vie la providence des artistes43 ». Elle tient régulièrement salon et participe activement aux mondanités à Paris, mais aussi dans les environs de Compiègne44. Elle semble en effet être une médiatrice et mécène de prestige, et son rôle est sans doute plus vaste que ce que laissent paraître les publications du Photo-Club de Paris, notamment du point de vue des relations sociales qui le font vivre.

• 45 Patrick Daum, Francis Ribemont et al. (dir.), La Photographie pictorialiste en Europe : 1888-1918, (...)

20Une des caractéristiques du pictorialisme est le vaste réseau de diffusion qu’il déploie grâce au milieu associatif. La dimension internationale que prend ce courant est largement due à la circulation des idées et des images permises, outre la presse spécialisée, par l’organisation d’expositions45. En 1892, a lieu la Première exposition internationale de photographie dans laquelle une place inédite est réservée aux amateurs, puisqu’on crée pour eux une section distincte des praticiens professionnels. L’objectif de cette exposition internationale est encore une fois l’émulation : il s’agit de permettre aux visiteurs de parfaire leur instruction photographique en leur fournissant un modèle didactique, technique ou esthétique. Ce sont les sociétés de photographie qui ont le plus contribué à cette exposition. Ainsi, la sociabilité photographique, à l’aube de son déploiement, est déjà un lieu opportun d’exposition pour les photographes amateurs en quête de légitimité culturelle. À partir de 1894, le Photo-Club de Paris prend en charge l’organisation annuelle d’expositions de photographie artistique dans la capitale, afin d’œuvrer au progrès du médium. Militant pour l’association de la photographie avec les Beaux-Arts, il adopte progressivement le vocable de « Salon » pour ses expositions. Les prétentions artistiques de la société se perçoivent également dans le jury d’admission du salon qui se compose d’une majorité d’artistes.

• 46 Niewenglowski, Reyner, La Photographie…, op. cit., p. 27-68 ; « Liste des récompenses », Bulletin d (...)

21Parmi les exposants de la Première exposition internationale de photographie de 1892 se trouvent déjà au moins huit femmes, dont M^me Viez-Bourgeois, qui a mis au point un procédé innovant de photographie d’intérieur qui lui vaut d’être récompensée d’une médaille d’argent46. Par ailleurs, l’affiche de cette exposition est illustrée d’une bicycliste équipée d’un appareil photographique (fig. 7). En ce début des années 1890, cette jeune femme incarne le nouveau régime de l’amateurisme photographique, ce public élargi d’amateurs venant s’instruire à l’exposition.

• 47 Première exposition d’art photographique. Catalogue, Paris, Photo-Club de Paris, 1894.
• 48 Exposition d’art photographique. Deuxième année. Catalogue, Paris, Photo-Club de Paris, 1895.
• 49 Exposition d’art photographique. Troisième année. Catalogue, Paris, Photo-Club de Paris, 1896.
• 50 Troisième exposition d’art photographique. Album, Paris, Photo-Club de Paris, 1896, pl. VIII.

22L’Exposition d’art photographique de 1894 rassemble ensuite 257 exposant·es, parmi lesquels seulement quatre femmes, toutes originaires d’Angleterre ou d’Amérique du Nord47. En 1895, sur les sept femmes présentes parmi les 218 sélectionné·es, les Anglaises et les Américaines dominent encore, mais deux Françaises exposent aussi48. Il s’agit de la photographe Louise Binder-Mestro, nouvellement reçue comme membre du Photo-Club de Paris, et de Juliette Dubufe. Cette dernière, connue aujourd’hui pour son œuvre de peintre et sculptrice, est âgée d’à peine 16 ans au moment de l’exposition où son père, l’artiste Guillaume Dubufe, siège au jury d’admission. L’année suivante, en 1896, les femmes ne sont toujours que cinq sur un total de 223 exposant∙es49. Antoinette Bucquet (1873-1940), la sœur cadette du président du Photo-Club, est l’une d’elles. Elle y expose alors pour la première fois ses épreuves dont une est reproduite dans l’album de planches de l’exposition, une première pour une Française50.

• 51 Salon international de photographie. Quatrième année. Catalogue, Paris, Photo-Club de Paris, 1897.
• 52 Salon de photographie. Quatrième année. Album, Paris, Photo-Club de Paris, 1897, pl. VIII et XII.

23C’est en 1897 que la proportion de femmes et d’œuvres qu’elles exposent progresse significativement (fig. 8 et fig. 9) ; plus de la moitié des exposantes résident néanmoins toujours à l’étranger51. Si les œuvres des Françaises Antoinette Bucquet et Louise Binder-Mestro sont reproduites dans l’album officiel52, elles bénéficient cependant d’une réception mitigée, puisque le commentateur du salon ne peut s’empêcher de rechercher une tutelle artistique dans leurs épreuves, qu’il salue tout en suggérant leur manque d’originalité :

• 54 Salon de photographie. Cinquième année. Catalogue, Paris, Photo-Club de Paris, 1898.
• 55 Catalogue des œuvres exposées au sixième Salon international de photographie, Paris, Photo-Club de (...)

24Malgré la constante marginalité des femmes lors de ces expositions, les Françaises gagnent du terrain. Elles représentent la moitié des exposantes en 189854 et deviennent majoritaires parmi celles du Salon de 190155, année où Céline Laguarde (1873-1961), d’origine basque et installée à Aix-en-Provence, fait figure de révélation.

• 56 Catalogue de la deuxième exposition de photographie, Nice, L’Artistique de Nice, mars 1899, p. 30 ; (...)
• 57 Annuaire 1902, Paris, Photo-Club de Paris, 1902, p. 39.
• 58 G. Hamand, « Le Salon de 1901 », Bulletin du Photo-Club de Paris, 1901, p. 249.
• 59 Pohlmann, « Le rêve et la beauté ou la vérité est beauté, beauté vérité. La photographie et le cour (...)
• 60 Charles Gravier, « Chronique », Le Moniteur de la photographie, 31 décembre 1907, p. 89.

25Active depuis au moins la fin des années 1890 et insérée dans les milieux mondains56, Laguarde est admise comme membre correspondant du Photo-Club de Paris en 190257 et s’apprête à devenir l’un des talents féminins connaissant la meilleure fortune critique du pictorialisme français. Elle est acclamée pour la « personnalité » qui transparaît de ses œuvres58, conformément au leitmotiv pictorialiste. Ses épreuves ont toutes les qualités techniques et esthétiques attendues : une parfaite maîtrise de l’art de la gomme bichromatée et des inspirations symbolistes fidèles aux idéaux de la photographie artistique du temps59 (fig. 10 et fig. 11). Sa reconnaissance est telle qu’elle finit par faire partie de « l’état-major » du Photo-Club de Paris, aux côtés de Maurice Bucquet, Paul Bourgeois, Constant Puyo, Robert Demachy, Louise Binder-Mestro et Antonin Personnaz60. Céline Laguarde parvient à intégrer, au début des années 1900, la stratégie collective des chefs de file du pictorialisme français dans un moment d’intense compétition internationale. Néanmoins, à l’image de ses nouvelles consœurs du Photo-Club, c’est par sa production photographique et jamais par sa plume, que Céline Laguarde participe à l’élaboration de l’esthétique pictorialiste.

• 61 Emmanuel Mathieu, « L’Art photographique et les femmes américaines », Bulletin du Photo-Club de Par (...)
• 62 Au sujet de la place faite aux femmes dans les expositions universelles, voir Myriam Boussahba-Brav (...)
• 63 Griffith (dir.), Les ambassadrices…, op. cit., p. 17.
• 64 Poivert, « Un avant-goût de l’avant-garde… », art. cit., p. 44 ; Julien Faure-Conorton, « Admirer e (...)

26L’augmentation du nombre de Françaises exposées au salon pourrait correspondre à une prise de conscience amorcée au milieu des années 1890 à l’occasion des expositions où les Anglaises et les Américaines sont mieux représentées61. L’impression d’un retard de la France au regard de l’intégration des femmes dans le paysage photographique est d’autant plus flagrante en 1900 lors de l’exposition des photographes étatsuniennes dans le cadre de l’Exposition universelle à Paris62. Sous l’impulsion de Bertha Palmer, présidente du Comité des femmes à l’Exposition universelle de Chicago en 1893, est décidée la mise en place à Paris d’un Palais de la Femme, conçu dans une perspective nationaliste, censé témoigner des avancées sociales des femmes aux États-Unis63. C’est la photographe professionnelle Frances Benjamin Johnston qui réunit pour l’occasion les œuvres de ses compatriotes. Elle rassemble près de 200 photographies réalisées par 31 artistes photographes déjà reconnues dans leur pays, et qui sont pour la plupart des professionnelles accomplies. L’exposition est un tel succès qu’elle est à nouveau présentée l’année suivante, en février 1901, dans les locaux du Photo-Club de Paris. Quelques jours seulement après la clôture, Fred Holland Day organise, grâce à l’entremise du chef de file du pictorialisme français Robert Demachy, l’exposition très attendue de la « Nouvelle École américaine » au Photo-Club, comptant pas moins de 18 femmes parmi la trentaine de photographes exposé·es64.

• 65 Griffith (dir.), Les ambassadrices…, op. cit., p. 8.
• 66 Rosenblum, A History…, op. cit., p. 55-71; Peter Palmquist, Camera fiends and Kodak Girl, New York, (...)
• 67 Galifot, « Autour de Frances Benjamin Johnston, Gertrude Käsebier et Catharine Weed Barnes Ward : (...)
• 68 Garb, Sisters…, op. cit. ; Silverman, L’Art nouveau…, op. cit. ; Marie-Amélie Tharaud et Élise Kers (...)
• 69 Maria Lamers de Vits, Les femmes sculpteurs, graveurs, et leurs œuvres, Paris, Référendum littérair (...)

27Ces « amies du progrès65 », comme les a appelées le secrétaire général du Congrès international de photographie Sosthène Pector, démontrent que la photographie, comme loisir ou profession, est admise pour les femmes aux États-Unis plus tôt qu’en France66. Une différence fondamentale avec la France est que ces photographes respectées font entendre leur voix et contribuent aux débats théoriques. Certaines, à l’image de Frances B. Johnston, Gertrude Käsebier ou Catharine Weed Barnes, militent pour développer la photographie chez les femmes67. Elles réfléchissent à différentes stratégies d’exposition pour améliorer la visibilité des femmes et leur participation au progrès photographique, en particulier par le biais d’une sociabilité féminine. Pour lutter contre leur marginalisation, des femmes photographes, inspirées des stratégies des mouvements féministes contemporains, s’engagent ouvertement en faveur d’une plus grande coopération entre elles. Cet élan de collaboration féminine en photographie que l’on rencontre aux États-Unis n’a pas d’équivalent en France. Il existe pourtant de tels réseaux de soutien dans le domaine des Beaux-Arts et des arts décoratifs, si l’on pense par exemple à l’Union des femmes peintres et sculpteurs (UFPS) ou au Comité des dames actif dans l’Union centrale des arts décoratifs (UCAD)68. Ces réseaux ne sont pas étrangers aux femmes du Photo-Club de Paris : la duchesse d’Uzès est présidente de l’UFPS et, avec Antoinette Bucquet, membre du Comité des dames de l’UCAD69.

• 70 Poivert, « Un avant-goût de l’avant-garde… », art. cit., p. 38-50.
• 71 Poivert, « Une avant-garde sans combat. Les antimodernes français face au prémodernisme de la Photo (...)
• 72 Béatrice Joyeux-Prunel, « Nul n’est prophète en son pays... » ou la logique avant-gardiste. L’inter (...)
• 73 Robert Demachy, « L’exposition des artistes américaines », Bulletin du Photo-Club de Paris, avril 1 (...)

28Divers articles, durant les années 1900, témoignent de l’impact de ces photographes étrangères sur les chroniqueurs et acteurs influents du milieu photographique français, donnant à ces derniers l’occasion de s’exprimer sur des considérations esthétiques, techniques, mais aussi sur la place des femmes en photographie70. Ces discours diffusés par la presse photographique, en même temps qu’ils louent les créations des Américaines, désavouent l’existence d’une pratique photographique digne de ce nom chez leurs concitoyennes françaises. Dans la grande course nationaliste à la modernité, le retard supposé des Françaises à se saisir de la photographie en freinerait le progrès. D’autant plus que le pictorialisme est alors en proie aux querelles esthétiques. La France doit soutenir la concurrence, face à une « école américaine » qui commencerait à sérieusement la devancer sur la scène internationale71. La stratégie discursive du retard national face aux progrès étrangers est, il faut le souligner, largement usité dans le domaine des avant-gardes artistiques72. Dans ce contexte, Robert Demachy, grand admirateur de l’école américaine, élève notamment la photographe Gertrude Käsebier au rang de modèle de la nouvelle esthétique venue d’outre-Atlantique, et surtout de sa propre conception du pictorialisme73.

• 74 Annuaire 1905, Paris, Photo-Club de Paris, 1905, p. 27.
• 75 Photo-Gazette, 25 février 1906, p. 61-79.

29La confrontation avec le modèle plus mixte de la photographie moderne aux États-Unis motive certainement des changements dans la sélection des œuvres présentées au Salon de photographie, puisque le nombre d’épreuves réalisées par des femmes continue de croître après 1901. De 6 % en 1901, la proportion de leurs épreuves augmente progressivement jusqu’à atteindre un maximum de 12 % en 1913. Une photographe est même symboliquement représentée en couverture du catalogue de 1905 (fig. 12). Plus significative est la part grandissante acquise par les Françaises parmi les œuvres sélectionnées pour le salon, comptant désormais au moins pour moitié du total des exposantes, lorsqu’elles ne sont pas majoritaires. Cela s’inscrit aussi dans un contexte de dissensions et d’isolement où les expositions parisiennes, très internationales dans les années 1890, se cristallisent de plus en plus autour de la production française (fig. 13). Certaines figures émergent dans ces années, comme Amélie Massion (1882-1971), qui expose régulièrement ses épreuves au salon dès 1902, et devient membre du Photo-Club en 190574. En 1906, un numéro de Photo-Gazette lui consacre l’ensemble de ses illustrations75. Il s’agit d’une série de photomontages construits à partir de clichés réalisés en Algérie et en Tunisie. C’est l’occasion pour elle d’expliquer sa méthode aux lecteurs de la revue qui souhaiteraient l’imiter. Cette jeune recrue prometteuse ne fait pas pour autant exception à la règle : elle ne vit qu’à quelques centaines de mètres du Photo-Club de Paris. Malgré une augmentation du nombre de Françaises dans les salons de photographie, la cartographie des adresses renseignées dans les catalogues montre que le jury favorise largement les Parisiennes. Les élues du salon résident bien souvent à proximité des locaux de la société, qu’elles en soient membres ou non, ce qui suggère à nouveau le monopole très influent d’un réseau lié à la classe sociale et au voisinage.

• 76 Galifot, Céline Laguarde (1873-1961) photographe, cat. exp., Paris, musée d’Orsay (24 septembre 202 (...)
• 77 Rapport d’activité 2017. Établissement public des musées d’Orsay et de l’Orangerie, Paris, musées d (...)

31À l’heure où nous écrivons ces lignes, le musée d’Orsay s’apprête à consacrer une exposition monographique à Céline Laguarde76, s’appuyant sur l’important fonds de photographies acquis entre 2017 et 2024 par l’institution77. Cet événement, longtemps attendu, et son catalogue paveront très certainement la voie à une réévaluation approfondie des trajectoires et de la production des photographes amatrices françaises au passage du xx^e siècle.