Phénomène de transformations économiques et sociales, à la fois très visible et pour partie insaisissable, la désindustrialisation fait l’objet d’une forte attention médiatique, politique et parfois artistique. Des images de fermetures d’usines circulent dans la sphère publique donnant à voir la destruction de ce monde ouvrier, avec son lot de réactions tantôt exceptionnelles et bruyantes, tantôt discrètes voire absentes. Quand certaines fermetures s’affichent à la une des journaux, d’autres usines disparaissent dans l’ombre. C’est à travers une perspective genrée que la thèse cherche à renouveler les représentations de la désindustrialisation. Pour ce faire, elle examine au prisme du genre les conflits, les politiques publiques et les expériences des ouvrières suscitées par la mise à l’arrêt d’un site industriel en se focalisant sur deux territoires distincts, la Seine-Saint-Denis et la Haute-Vienne, depuis les années 1950 jusqu’au début des années 2000.

En adoptant une approche comparatiste et en sortant des espaces géographiques habituellement étudiés qui se caractérisent par leur mono-industrie et une main d’œuvre ouvrière masculine, ces deux territoires présentent des histoires industrielles et des expériences de la désindustrialisation différentes. Alors que la Seine-Saint-Denis, rattachée à la première région industrielle française, possède un marché du travail très diversifié et riche en branches d’activité propice à l’emploi féminin, la Haute-Vienne se définit par son économie rurale et ses industries anciennes et d’envergure modeste. Ces deux terrains partagent cependant plusieurs caractéristiques, notamment l’implantation d’un emploi ouvrier ancien, d’abord masculin puis féminin dans les industries traditionnelles (porcelaine, ganterie) ainsi qu’un tissu de petites et de moyennes industries, loin des fortes concentrations industrielles.

Dans ce travail, la désindustrialisation a d’abord été envisagée comme une épreuve collective afin de saisir à la fois les modalités du processus et les réactions ouvrières. À travers les études de cas autour de huit usines en totalité, représentatives de plusieurs branches industrielles traditionnelles comme émergentes au début des années 1950, l’enquête suit les drames humains noués à la suite des disparitions d’usines et de la perte de l’emploi et des représentations associées. Deux des usines retenues emploient une main-d’œuvre mixte évoluant dans l’électronique et la chimie, six distribuées entre l’alimentation, la confection et la métallurgie, se composent d’un personnel féminin, et deux emploient une main-d’œuvre masculine dans les secteurs de la machine-outil et la métallurgie lourde.

La thèse s’appuie sur un large éventail d’archives issues des administrations nationales (ministère du Travail, des Droits de la femme, Secrétariat à la condition féminine), des administrations locales (Conseils régionaux et généraux), la Direction départementale du travail et de l’emploi, les fonds d’archives du Cabinet du préfet, des archives militantes et syndicales, ainsi que des archives privées et orales. Neuf témoignages ont été recueillis auprès d’anciennes ouvrières qui ont vécu la fermeture de l’une des usines étudiées. Certaines de ces femmes étaient syndiquées et meneuses de la grève, quand d’autres se sont engagées alors que leur emploi était en jeu, faisant de cet investissement militant une parenthèse dans leur vie professionnelle et personnelle.

L’enquête a permis de mettre à distance les représentations courantes/dominantes dans l’imaginaire collectif. Complexe et protéiforme, la désindustrialisation prend la forme des délocalisations de la production et des restructurations des sites débouchant ainsi sur une réduction inexorable des effectifs. Elle peut prendre la forme radicale de fermeture sèche d’un site. On peut donc parler non pas d’une mais des désindustrialisations.

Ainsi, le processus comporte un ensemble de dimensions envisagées à l’aune du genre : les modalités de la désindustrialisation, les réactions ouvrières à travers les luttes engagées pour la sauvegarde du site et le maintien de l’activité et de l’emploi.

Les récits de fermeture examinés dans la première partie ont révélé des postures et des actions des acteurs politiques et syndicaux différenciées dans le temps et selon le genre. L’attention publique comme les soutiens matériels et financiers des élus locaux et nationaux à l’occasion des occupations et des luttes qui s’engagent contre les fermetures d’usine sont à géométrie variable selon qu’il s’agisse d’une usine de femmes ou d’hommes. Source de tensions entre les salariés, le patronat et les corps intermédiaires, la désindustrialisation est alors systématiquement évoquée comme un processus économique durable pour certains, comme un phénomène passager pour d’autres, voire comme un prétexte. Ainsi, l’usage qui en est fait par les acteurs et les manières dont elle modèle les parcours professionnels traduisent les changements d’époque.

La deuxième partie de la thèse se penche sur les décisions, les actions ainsi que les mesures pour pallier les effets de la désindustrialisation, et cela à plusieurs niveaux. Les politiques publiques de l’emploi et du travail en direction des femmes et notamment des ouvrières d’une part, et d’autre part, la gestion en Seine-Saint-Denis et en Haute-Vienne des fermetures et des luttes qui surviennent à leur suite sont étudiées. On observe en effet que les destructions d’emploi affectent les branches féminisées à l’image de celles des cuirs et peaux et la porcelaine et ce dès les années 1950 dans les deux départements. Si l’État ne méconnait pas la situation des ouvrières, il n’en fait pas sa priorité. Le travail féminin constitue une variable d’ajustement en fonction du contexte économique, de la bonne ou mauvaise santé des industries en Seine-Saint-Denis comme en Haute-Vienne. Aussi, l’organisation et la structuration sexuée entre les secteurs industriels jouent en défaveur des femmes et se prolongent en temps de chômage. Les inégalités de genre se rejouent à l’occasion de la désindustrialisation.

Enfin, la troisième partie se situe à la hauteur de ces femmes éprouvées par une fermeture. Le recueil de témoignages a permis d’appréhender les désordres professionnels et intimes qu’a engendrés la perte de l’emploi. La déstabilisation ne saurait se limiter à la seule sphère professionnelle. La mise en miroir de la situation des ouvrières de Seine-Saint-Denis et de Haute-Vienne a mis en exergue l’influence du contexte géographique et économique dans le maintien et la poursuite d’une activité professionnelle. La désindustrialisation bouscule ainsi la vie industrielle des territoires étudiés et vient heurter les vies ouvrières en général et féminines en particulier.

Inscrite dans un champ de recherche en plein essor, la thèse présentée fait toutefois un pas de côté en s’intéressant à la dimension genrée de la désindustrialisation au sein de territoires encore peu étudiés.