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1L’histoire des masculinités, bien qu’elle ait été développée à partir des années 1990, est encore peu dynamique dans le milieu de la recherche francophone, ce qui rend l’étude d’Anne-Lydie Dubois sur la masculinité dans les écrits des frères mendiants au xiii^e siècle – version remaniée de sa thèse soutenue en 2019 à l’Université de Genève – d’autant plus précieuse. Le xiii^e siècle, dont l’autrice rappelle qu’il s’agit d’une période de renouveau de la pastorale et d’émergence d’une littérature éducative, est riche en écrits produits par les clercs et notamment ceux issus ou associés aux ordres mendiants. Divisé en trois parties, l’ouvrage s’attache à mettre en lumière la formation d’un modèle de masculinité dominant reposant sur la figure d’Adam, avant de s’intéresser à l’enfance et l’adolescence dans un second temps, et enfin d’étudier la figure de l’homme adulte, père et mari.

2Le chapitre liminaire consiste en une nécessaire présentation du corpus choisi. La documentation a été produite majoritairement au milieu et dans la seconde moitié du xiii^e siècle et a la particularité d’émaner d’auteurs issus ou étant passés par le milieu parisien. Parmi les textes choisis, les traités d’éducation d’abord, adressés aux jeunes hommes, attestent l’importance de l’adolescentia. Les sermons ad status mettent en lumière différentes masculinités selon l’âge des hommes mais aussi leur rôle (père, mari) et démontrent bien les différences éducatives entre hommes et femmes puisque certains sermons sont destinés à ces dernières. Des encyclopédies, traduites en langue vernaculaire et très diffusées comme celle de Barthélemy l’Anglais, ont aussi été incluses, aux côtés de gloses bibliques et de manuels destinés aux confesseurs qui transmettent un modèle de masculinité principalement dans le cadre conjugal.

3La première partie est consacrée à l’étude de la mise en place d’un modèle de masculinité, calqué sur la figure d’Adam avant la Chute. En se penchant notamment sur les gloses bibliques, l’autrice montre comment cet Adam prélapsaire s’est imposé comme un idéal de masculinité. Un idéal corporel d’abord, analysé dans le chapitre II, puisqu’Adam représente le plus haut degré de perfection, ayant été créé directement à l’âge viril (autour de 30-35 ans), avec un corps en plein épanouissement et ignorant la souillure du désir. Ce modèle esquisse un des attendus de l’homme laïc, à savoir une sexualité maîtrisée et dépourvue de plaisir. Le corps discipliné place aussi le premier homme en position de domination, vis-à-vis des animaux mais aussi d’Ève dont le portrait – et les défauts – dessine en creux celui de l’homme idéal. À la perfection physique est associé un esprit supérieur présenté dans le troisième chapitre : capable de percevoir l’indicible et l’intangible, Adam possédait une connaissance humaine exhaustive, vers laquelle doivent tendre les hommes à travers l’expérience et l’apprentissage ; les écrits pédagogiques mettent aussi en avant sa sagesse, vertu essentielle pour gouverner – un rappel du fait que de nombreux textes sont destinés avant tout à un lectorat noble. Les facultés de l’esprit adamique marquent fortement le modèle de masculinité proposé par les auteurs, dans un dialogue constant avec la dimension corporelle, les deux formant un idéal vers lequel il faut tendre pour accéder au Salut. Le quatrième chapitre qui clôt la première partie se penche plus particulièrement sur la uirilitas comme âge masculin idéal, débutant autour de 30 ans (l’âge d’Adam). Le modèle se construit et s’acquiert par des actes puisqu’en reprenant le concept développé par Judith Butler, Anne-Lydie Dubois montre que le genre et notamment la masculinité se constituent de manière « performative ». Or, cette performance « revient à ne pas se comporter selon les éléments de caractère, autant d’âme que de corps, qui sont envisagés comme féminins » (p. 133). Cette masculinité qui ne s’obtient pas par la simple naissance, repose sur une sexualité bien présente – l’homme laïc doit procréer – mais maîtrisée. Elle est aussi associée à une fermeté qui s’oppose à la mollitia féminine et doit permettre de résister aux tentations de la chair. Dès lors, l’âge du milieu, dont la fin est située diversement à 40, 50 voire 60 ans, faisant écho à la figure adamique mais aussi au Christ, est considéré comme l’apogée du développement corporel et spirituel de l’homme ainsi que de la tempérance, vertu maîtresse encore imparfaite voire absente durant l’enfance et l’adolescence.

4La seconde partie de l’ouvrage est justement consacrée aux deux âges qui précèdent la uirilitas. Dans le chapitre V, l’autrice se penche sur la pueritia (à partir de sept ans), lorsque les jeunes garçons commencent à user de raison. L’infantia, la petite enfance avant sept ans, est peu évoquée dans les textes mais les recommandations y sont déjà genrées : l’activité est préconisée pour les petits garçons tandis que les petites filles sont écartées des chants profanes dans un objectif de préservation de leur pureté. L’aetas discretionis qu’est la pueritia est présenté dans les traités pédagogiques à travers ses qualités, innocence et pureté, et ses défauts, inconstance et sottise. C’est l’âge auquel s’éveillent les dangereux désirs sexuels qu’il faut apprendre au garçon à maîtriser. Les châtiments corporels sont vantés par plusieurs auteurs qui érigent en exemple l’éducation spartiate – à appliquer cependant avec modération. L’enfance est ainsi une période importante car marquée par une malléabilité qui permet de forger le corps et l’esprit du garçon selon les critères de masculinité. L’adolescentia, objet du sixième chapitre, est sans doute l’âge au cours duquel la différenciation des sexes se traduit de la façon la plus saisissante ; l’autrice montre comment les traités d’éducation, dans lesquels des chapitres sont spécifiquement dédiés à cet âge (entre 14 et 28 ans), en font un état transitoire cristallisant l’attention des pédagogues. Tourmenté par une sexualité naissante, l’adolescens doit faire l’objet d’une prise en charge morale qui lui apprendra à adopter une abstinence stricte avant le mariage. La lutte contre la tentation charnelle prend dans les textes mendiants des allures de combat chevaleresque, une métaphore qui met en lumière la distinction genrée puisque les femmes n’ont pas accès à cette activité, qui est néanmoins proposée en exemple aux veuves, invitées à maîtriser leurs désirs – vertu éminemment masculine.

5La dernière partie de l’étude d’Anne-Lydie Dubois s’intéresse au uir, cet homme « adulte », à travers ses rôles de père et de mari. Le septième chapitre a pour vocation de montrer le lien étroit entre paternité et masculinité qui est particulièrement mis en lumière dans les sermons ad status et les traités d’éducation. La paternité est présentée comme une condition sine qua non de la réalisation de soi en tant qu’homme (laïc). Éducateur et passeur des valeurs morales, suivant des figures exemplaires comme Abraham ou David, le paterfamilias a la double charge d’aimer et de châtier ses fils pour s’assurer qu’ils restent sur le droit chemin et deviennent des boni christiani capables d’atteindre le Salut. Le huitième chapitre est consacré à la figure du mari, considéré ici à travers le prisme de la sexualité. Comme le souligne l’autrice, « la définition de l’attitude qui permet de mériter le nom d’homme trouve sa réalisation concrète dans le lien conjugal qui seul autorise l’exercice de la sexualité » (p. 313). Les manuels à l’usage des confesseurs s’avèrent être des sources particulièrement précieuses pour étudier la tension entre une nécessaire sexualité – dans le cadre du mariage et en vue de la procréation – et une maîtrise de ses désirs et de son corps. La menace de la souillure et les textes médicaux qui viennent soutenir les interdits religieux portant sur certains moments de la vie individuelle ou collective (grossesse, fêtes liturgiques), certaines pratiques ou sur la fréquence des relations : le mari ne doit pas « trop aimer » sa femme, sous peine d’être considéré comme adultère. La sexualité masculine fait aussi l’objet d’une ferme surveillance dans l’espace d’abandon corporel qu’est le sommeil, moment risqué de manifestation du désir de l’homme, rendu visible par la « pollution nocturne » qui, de plus en plus sensiblement à partir du xiii^e siècle, doit susciter la honte chez l’homme coupable de pensées honteuses. Enfin, le dernier chapitre s’intéresse au mari à travers l’amour conjugal qui doit le lier à sa femme. Au xiii^e siècle, théologiens et canonistes font de l’attachement entre époux une obligation du mariage, lequel n’est plus considéré par ses seuls aspects institutionnels. À l’instar du paterfamilias, le mari est en position dominante et a une mission d’instruction auprès de son épouse, qu’il doit surveiller et protéger ; le comportement de cette dernière relève en effet de sa responsabilité – comme ses enfants. Cependant, le uir doit traiter sa femme (sa socia) en égale et faire preuve d’affection, d’amor même, à son égard mais de nouveau sans excès ; une passion déraisonnable est ce qui a conduit Adam à la Chute et serait contraire à la tempérance attendue du uir.

6Dans une histoire qui est avant tout celle du discours et des représentations comme elle le rappelle en conclusion, Anne-Lydie Dubois donne ainsi un excellent aperçu de la masculinité telle qu’elle était conçue par les frères mendiants, dans toute sa complexité et ses évolutions au cours de la vie. L’ouvrage, dont le propos est parfois dense, est soutenu par des introductions et conclusions de chapitres claires et complètes. Par ailleurs, de fréquentes et bienvenues comparaisons avec les prescriptions destinées aux femmes mettent en lumière les distinctions de genre tout en dessinant en creux le portrait de l’homme laïc idéal. L’éventuelle réception de ce discours dans la pratique est une question qui ouvre de nouvelles perspectives de recherche particulièrement intéressantes sur l’histoire des masculinités médiévales.