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1Issu d’un mémoire de Master distingué par la mention spéciale du Prix Mnémosyne, l’ouvrage donne à lire, dans une édition soignée, une très solide enquête, accompagnée d’un cahier iconographique et de nombreuses annexes fort appréciables. S’appuyant sur sa double compétence d’historienne et de danseuse, l’autrice propose la première monographie consacrée à Marie Taglioni (1804-1884). Si l’étoile est aujourd’hui peu connue, hormis par les amateur·ices de danse, tout comme le ballet Giselle (1841) a supplanté La Sylphide (1832) dans l’imaginaire, sa vie et sa longue carrière témoignent des mutations décisives au sein du système artistique propre au ballet, et plus largement de la place des femmes dans une époque marquée par la médiatisation accrue de la vie culturelle, les évolutions techniques et sociales, les contraintes économiques et les mécanismes de visibilité.

2Au croisement de l’histoire culturelle, de l’histoire matérielle et de l’histoire du genre, la recherche repose sur un important travail d’archives, dont la pièce maîtresse est le Fonds Taglioni conservé à la Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris. L’ouvrage a le mérite de renouveler l’usage de la biographie dans les études en danse, abandonnant l’hagiographie au profit d’une méthode historique rigoureuse, tout en prenant acte des brouillages entre discours mythographique et faits, trait décisif en termes de construction de la notoriété comme de lecture genrée. Le travail s’inscrit ainsi dans une dynamique de recherche auquel il participe lui-même (on pense aux études d’Emmanuelle Delattre-Destemberg, Bénédicte Jarrasse ou Vannina Olivesi) et qui, dans la lignée des travaux pionniers d’Hélène Marquié (Danse et genre : un espace de recherche à déployer, 2014) ou de Madison Mainwaring (Reclaiming the Silences of Dance: Women and Ballet in Nineteenth-Century France, 2023) s’empare résolument des outils d’analyse du genre.

3Chloé d’Arcy s’appuie sur la notion de « vedettariat », dans le sens que lui donne Antoine Lilti, qu’elle comprend comme une clé de lecture pour interpréter la trajectoire et la postérité de la danseuse. Cette nouvelle forme de célébrité, propice à l’élaboration de mythes, s’avère efficace dans le cas d’une artiste qui est aussi un personnage public. Marie Taglioni a joui toute sa vie d’une forte visibilité sur scène et en dehors des théâtres, leviers de son succès et de sa longévité, parce qu’elle a été la première à maîtriser la danse sur pointes, technique alors peu répandue, et à l’imposer comme trait définitoire de la danse classique féminine. Elle répond de la sorte aux attentes d’un public qui exige une virtuosité croissante et favorise ainsi l’individualisation des carrières. L’ouvrage consacre, à raison, de longs passages à cette innovation qu’est la « danse sur les orteils », aspect qui aurait pu être davantage creusé encore dans une perspective genrée, la chercheuse mentionnant en passant que la technique des pointes devient au début du xix^e siècle « uniquement féminine sans qu’on en connaisse réellement la raison » (p. 87) ou faisant allusion à une forme de « guerre des sexes » qui en résulterait (p. 241-243).

4Marie Taglioni reste identifiée à son rôle de prédilection dans La Sylphide, incessamment repris, au point de s’y confondre. Elle crée le type même de l’étoile, « désormais prégnant dans les mentalités » (p. 8), mais le travail démontre qu’elle ne saurait se réduire à l’image d’Épinal de la danseuse vêtue de blanc sur ses pointes. Contrairement au stéréotype d’une étoile formée par des hommes, star d’un ballet chorégraphié par son père Philippe, soumise aux administrateurs masculins d’opéras, le travail lui restitue son agentivité, décisive dans la conduite d’une carrière de vingt-cinq ans « placée sous le signe du triomphe » (p. 7), comme de sa vie publique et privée. La chercheuse montre ainsi en quoi l’artiste a contribué à modifier en profondeur les rapports de genre dans le ballet, marginalisant les danseurs masculins, jusqu’alors dominants, comme la troupe, éclipsant les figures de chorégraphes et compositeurs, ce qui lui permet d’investir des espaces dont les femmes étaient exclues.

5Adoptant une structure chronologique, l’ouvrage analyse avec soin les conditions du succès de cette enfant de la balle, avec une attention particulière portée aux institutions, aux réseaux professionnels et mondains, aux réalités économiques et stratégies de promotion, du côté de la presse, de l’opéra et de l’entreprise familiale Taglioni, qui privilégie Marie par rapport à son frère Paul, la transformant en une « machine à succès » (p. 143). On découvre une carrière minutieusement orchestrée, où la célébrité est autant modèle commercial que forme de légitimation et de reconnaissance (d’où le relevé précis des rémunérations et des recettes, des négociations de contrats ou des frais de production, comme lors des cinq saisons russes où l’étoile est exhibée dans les fêtes impériales et couverte de cadeaux luxueux, signes de son prestige, en même temps que des profits considérables générés), mais où l’« attitude entrepreneuriale » (p. 146) n’est pas réservée à l’entourage masculin.

6Marie et Philippe Taglioni contribuent à l’avènement du ballet romantique, grâce à deux innovations, l’arabesque et les pointes, convergentes en termes d’effets : il s’agit dans les deux cas de donner une impression d’apesanteur par l’élévation du corps et l’allègement du mouvement. Marie Taglioni, par sa maîtrise impeccable et ses qualités éthérées, devient l’incarnation d’un type acceptable de féminité romantique, la grâce virginale. Chloé d’Arcy examine comment les évolutions de la technique de danse classique et le répertoire romantique forgent plus généralement un imaginaire polarisé de féminités, opposant figures aériennes (spirituelles, quasiment immatérielles) et terriennes (charnelles, sensuelles). Elles sont personnifiées par les deux grandes vedettes féminines de l’époque, à la concurrence fantasmée, Marie Taglioni, la « danseuse des femmes », et Fanny Elssler, « qui s’adresserait davantage aux hommes » selon Théophile Gautier (p. 96).

7L’ouvrage analyse de manière éclairante en quoi le bouleversement dans le monde de la danse est constamment traversé et informé par les questions de genre, sur scène comme en coulisses. C’est le cas avec la mise en compétition des vedettes, « le public et la critique se délect[a]nt des jalousies entre femmes » (p. 76), alors que rien ne permet de l’attester, ou avec les clichés véhiculés sur les caprices et excentricités supposés de la diva, qui répondent à des stéréotypes misogynes. L’autrice montre que l’ensemble des stratégies propres au vedettariat sont toujours inextricablement genrées, mais que la danseuse sait en tirer profit. À la ville aussi, elle incarne une féminité conforme aux normes sociales, dénuée d’érotisation, image démultipliée par la profusion d’images et de produits dérivés, objets en vogue qui s’adressent majoritairement à un public féminin de la haute société. Se présentant comme une femme respectable, en rupture avec la réputation des danseuses comme courtisanes, elle côtoie les monarques de toute l’Europe, épouse un membre de la noblesse, même si cette union arrangée malheureuse, d’où naissent deux enfants, exhibe les difficultés à faire coïncider carrière de danseuse et maternité. Les archives consultées démontrent que l’étoile maîtrise parfaitement les codes théâtraux et mondains, tenant des rôles dignes de son rang et incarnant une image publique douce, modeste et généreuse, tout en étant une « femme d’affaires aguerrie » (p. 240), qui gère sa carrière, négocie ses contrats, impose ses conditions d’engagement et fait fructifier sa notoriété.

8Le travail est, enfin, passionnant dans l’examen des années d’après-danse, période moins connue et longtemps ignorée par l’historiographie. Marie Taglioni s’y reconvertit dans des postes généralement attribués aux hommes : l’enseignement, en tant qu’inspectrice des classes et du service de la danse de l’Opéra, une fonction créée pour elle, ce qui est assez attendu, mais aussi en tant que chorégraphe, fait plus rare. Si ces réussites ont été invisibilisées par les mécanismes connus d’asymétrie genrée, l’ouvrage met pleinement en lumière l’empreinte décisive laissée par l’étoile. Évoluant toute sa vie dans un monde d’hommes et sous l’œil public, elle est montrée comme gagnant en indépendance au fil du temps, tirant en particulier avantage du solide réseau qu’elle a constitué dans les milieux théâtral, aristocratique, politique et médiatique. On entrevoit alors des recherches futures qui examineraient les entreprises concertées de soutien aux artistes féminines, à l’instar des soirées que Marie Taglioni organise dans la dernière partie de sa vie et qui réunissent des célébrités féminines (anciennes ballerines, sociétaires retraitées de la Comédie-Française, musiciennes), un phénomène de sororité qui contredit une nouvelle fois les images stéréotypées de femmes artistes nécessairement rivales et entretenues voire exploitées par des hommes. C’est un des mérites de ce travail rigoureux et riche que d’ouvrir à d’autres travaux sur les réceptions de l’étoile dans d’autres pays européens.