Afficher l’image

1Ce recueil d’articles est issu du colloque international « Les féministes et leurs archives (1968-2018) » qui s’est tenu en mars 2018 à l’université d’Angers. Les vingt articles qui composent l’ouvrage offrent un tour d’horizon des archives féministes en France et dans le monde. Composé de textes relativement courts – une dizaine de pages –, l’ouvrage affiche un caractère résolument interdisciplinaire (histoire, anthropologie, sociologie, archivistique, militantisme). À travers les voix de chercheur·es, d’archivistes, de militantes, présenté∙es de manière exhaustive en fin d’ouvrage, il offre une variété de tons, de terrains et de perspectives qui mêlent retours d’expérience et études scientifiques, ce qui rend le volume non seulement agréable à lire, mais également extrêmement riche. Doté d’une bibliographie très complète, il est un outil de travail éclairant pour qui s’intéresse aux archives et à l’histoire des femmes et du féminisme.

3Les autrices dégagent les grandes phases de la mise en archives des fonds féministes. Après quelques tentatives individuelles dès le xix^e siècle (Christine Bard, Marie Gauthier, « Les archives du féminisme en France. Jalons pour une histoire »), la première phase se situe dans les années 1920-1930 lors du mouvement suffragiste et de la lutte pour l’acquisition de nouveaux droits. Après un creux de vague, le sujet revient sur le devant de la scène à partir de 1968 et jusqu’en 1980, avec la création de la Bibliothèque Marguerite Durand et la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC). Enfin, les années 1990 et 2000 sont celles d’une institutionnalisation et d’une phase académique marquées notamment par la création de l’association « Archives du Féminisme », du Centre des Archives du Féminisme au sein de la Bibliothèque Universitaire d’Angers et du Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir à Paris.

4La première partie de l’ouvrage examine les « stratégies féministes pour la sauvegarde des traces ». Les articles décrivent la naissance de ces archives, parfois issues d’initiatives individuelles, comme les bibliothèques de Marguerite Belmant, d’Eugénie Chullliat, d’Hélène Brion, de Marguerite Durand au début du xx^e siècle, pour ne citer que quelques exemples d’une longue liste (Christine Bard, Marie Gauthier, « Les archives du féminisme en France. Jalons pour une histoire »), ou collectives, par le biais d’associations comme les « Candelas feministas » espagnoles (Karine Bergès, « L’activisme mémoriel des féministes autonomes madrilènes ») ou encore par crowdsourcing ou démarche participative (Cécile Meynard, Florence Alibert, « Faire participer le public à la valorisation des archives. Numérisation et édition contributives du fonds Benoîte Groult »). On est frappé à la lecture par la diversité des documents conservés : affiches, comptes rendus, récits de vie, bandes vidéo, documentaires et données numériques ainsi que par les modes de conservation spécifiques à mettre en place, qui laissent présager quelques difficultés (Justine Zeller, « Constitution et enjeux de conservation des fonds d’archives de la deuxième vague féministe en région toulousaine »).

5Les nombreux obstacles qui entravent la création d’archives féministes et leur pérennisation sont égrenés au fil des articles. Le premier est d’ordre personnel et psychologique : il apparaît difficile de se départir de documents témoins d’une lutte souvent personnelle, ce qui ne peut se faire que lorsque la confiance s’installe entre archivistes, chercheuses et militantes (Justine Zeller, « Constitution et enjeux de conservation des fonds d’archives de la deuxième vague féministe en région toulousaine »). Les articles mettent en lumière des liens très étroits entre monde universitaire et militantisme, ce qui crée une dynamique alliant recherche, collecte et valorisation (Cristina Scheibe Wolff, Joana Maria Pedro, Janine Gomes de Silva, « Mémoires du féminisme et activisme au Cône Sud : la construction d’un fonds d’archives orales »). Il existe également des obstacles matériels et financiers : l’éparpillement des archives, leur interdiction ou destruction par des régimes autoritaires, le rassemblement des documents en un lieu adapté (Chrystel Grosso, Lydie Porée, Marine Viel, « Au Planning familial : retour sur une politique de recensement, de conservation et de valorisation des archives associatives ») et la conservation des données numériques. Certains de ces obstacles ont parfois été contournés, notamment en faisant appel aux réseaux internationaux (Anna Sidorevitch, Lenny Smirnova, « Où sont passées les archives ? La dissidence féministe soviétique et la question mémorielle ») et par l’institutionnalisation des structures créées. Une fois ces archives constituées se pose la question de leur valorisation et de l’usage qui peut être fait par un lectorat non expert de ces traces de mémoire féministe (Fatma Ramdani, « La valorisation des archives de Margaret Sanger. Un nouveau regard sur le mouvement du contrôle des naissances »).

6La seconde partie, intitulée « Les centres d’archives féministes : entre militantisme et institution », questionne plus précisément les liens réciproques entre militantisme et archives. Il s’agit de comprendre si les archives féministes forment un « écosystème archivistique » (Bénédicte Grailles, « Les féministes : une communauté d’archives ? »). Cette partie met en lumière l’importance de l’action militante pour la constitution même et la pérennisation de ces archives, que ce soit par un bénévolat très actif (Carole Vidal, « Archives, recherches, cultures lesbiennes de Paris [ARCL] : des archives par et pour les militantes [1983-2018] ») ou par un travail d’éducation et de valorisation des documents conservés (Joëlle Bolloch, Nicole Fernández Ferrer, « Le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir. Une archiviste féministe, si je veux, quand je veux »). Dans un contexte où les associations féministes doivent constamment réaffirmer leur légitimité, constituer des archives est un acte militant qui permet de transmettre la mémoire des luttes féministes à la génération suivante (Monique Dental, « La documentation au service du militantisme féministe : l’expérience du réseau féministe Ruptures »). Si les archives gardent la trace des actions militantes dans une « archéologie matérielle du travail militant » (Christine Bard, Bénédicte Grailles, « Introduction », p. 15), c’est d’une part pour enrichir un argumentaire militant (Catherine Jacques, Claudine Marissal, « Quand les archives viennent en appui au féminisme. Le Centre d’archives et de recherches pour l’histoire des femmes en Belgique »), afin de « consolider [la] communauté dans ses aspirations » (Hannah Safran, « De l’action aux archives : les frontières des archives féministes », p. 179), mais aussi, d’autre part, pour former le terreau d’actions militantes futures.

7Dans une dernière partie intitulée « Les féministes dans les archives généralistes », les autrices partent à la recherche des traces du mouvement féministe dans des archives plus vastes. Elles sont dissimulées, éparpillées, difficiles à débusquer, mais plus nombreuses qu’on ne le croit, comme dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel qui conservent quelques pépites décrites par Catherine Gonnard (« Au cœur des archives de l’INA : d’un féminisme à l’autre à la télévision ») ou dans les archives du logement social (Laetitia Overney, « Quelles archives féministes du logement social ? Une mémoire discrète et émiettée »). Le système d’indexation dans les services d’archives publics français, qui n’autorise que deux termes « femme » et « mouvement féministe », ne rend pas visibles les documents permettant d’écrire l’histoire des féminismes. Sur le plan symbolique, ces services semblent récalcitrants à féminiser le nom des métiers exercés par leur personnel féminin, ce qui est interprété comme une résistance supplémentaire. L’entrée de l’histoire des femmes et des féminismes dans les archives publiques semble être le fait de quelques individus favorables à la cause (Charly Jollivet, « Une place pour le féminisme dans les services d’archives publics français ? »). Si certaines institutions ouvrent la porte aux récits de femmes, on se demande en réalité de quelles femmes il s’agit, qui aura la parole, ce qu’il en est des femmes qu’on n’entend jamais (Clotilde Lebas, « Quels bruits feront-elles ? Et autres questions posées par une collecte de témoignages de femmes et de féministes dans les Hauts-de-Seine [direction départementale des archives] »). Le mise au jour de documents éclairant l’histoire des féminismes dans les différentes archives et bibliothèques et leur inventaire donne enfin un socle aux mouvements sociaux surtout quand ils ont été longuement réprimés (Judit Ascády, « Reconstruire le passé féministe par l’inventaire : collections, archives et documents du militantisme féministe hongrois »).

8Au terme de cette lecture, on retiendra la définition vaste qui est donnée des archives féministes : « tout document renseignant les discours ou actions en faveur des “droit(s)”, de l’“émancipation”, de la “libération”, de l’“autonomie”, de la “dignité” ou même de la “promotion” des femmes » (Marion Charpenel, Audrey Lasserre, « Conclusion : Les archives féministes, entre fluidité des contours, fécondité des contenus et fragilité des formes », p. 238) et l’impérieuse nécessité de conserver une mémoire des mouvements féministes.