Margot Giacinti, « Quand il n’y a pas mort d’hommes. » Socio-histoire du féminicide en France (1791-1976)
Cette thèse de science politique, qui emprunte à l’histoire sociale des idées politiques, à la sociohistoire et à la sociologie du droit, est la première à s’intéresser aux féminicides en France en tant que catégorie politique et scientifique. Elle propose, d’une part, de retracer l’évolution des lectures politiques, juridiques et sociologiques faites du meurtre de femmes avant l’avènement du concept de féminicide en 1976, lorsqu’il est défini par Diana H. Russell comme « meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme ». D’autre part, elle étudie, à partir de plus de 400 affaires judiciaires jugées en cours d’assises du Rhône entre 1791, date du premier Code pénal français, et 1976, les caractéristiques des meurtres de femmes, en discutant ce qui permettrait de les catégoriser, ou non, comme féminicides.
Par les méthodes d’enquête mixtes (dépouillement d’archives judiciaires, analyse de discours politiques, scientifiques, littéraires, dix entretiens semi-directifs avec des militantes du Mouvement de Libération des Femmes), la thèse montre que le féminicide n’a pas attendu d’être nommé pour exister. La thèse contribue ainsi à faire l’histoire de l’émergence d’un problème public empêché, puisque l’absence d’identification de ce crime tient à l’impossibilité d’identifier son caractère genré, du fait de deux paradigmes principaux.
Le premier (1791-1884), qu’on a qualifié de conjugaliste, ne saisit ces meurtres qu’au prisme du mariage. Il s’agit donc avant tout de meurtres de femmes mariées. En lien avec les débats autour du divorce dans le code civil, des discours émergent sur le crime entre époux : si le mariage tue, c’est avant tout parce que le divorce est interdit. Cette grille de lecture tend à occulter d’autres meurtres de femmes, notamment non mariées, et ne rend pas compte de la disproportion genrée des meurtres.
En rupture avec cette lecture, l’aliénisme et le romantisme initient, dès les années 1830, une transformation dans la manière d’expliquer le crime. C’est à la fin du XIXe siècle que cette nouvelle lecture devient paradigme et se cristallise dans la culture commune sous la forme du crime passionnel, surtout grâce au courant de l’anthropologie criminelle et au développement massif de la presse écrite. Désormais, ce n’est plus le mariage qui tue, mais la passion. Malgré les premières critiques féministes, la lecture passionnelle triomphe.
L’analyse des affaires de meurtres de femme durant ces deux périodes fait pourtant apparaître des déterminants structurels tels que l’existence de violences et de menaces préalables au meurtre qui amènent les victimes à avoir conscience d’être tuables. L’étude des motifs allégués par les meurtriers prouve que le crime est plus bien une réaction à la capacité d’agir des victimes (agentivité) qu’un crime motivé par la volonté de se séparer sans pouvoir le faire, en l’absence du divorce, ou par un excès de passion. Les femmes sont visées parce qu’elles sont perçues comme des proies faciles : les agresseurs projettent sur elles une vulnérabilité, réelle ou supposée, qui peut également s’imbriquer à d’autres rapports sociaux (âge, condition de santé, handicap, isolement).
Ces deux lectures font donc obstacle à l’appréhension d’un fait social structurel saisissable à l’aune des rapports sociaux de sexe. De plus, des meurtres comme ceux qui accompagnent ou sont motivés par le vol, les viols meurtriers, les matricides ou l’assassinat de femmes résistant à l’ordre patriarcal ; autant de faits sociaux qualifiables de féminicide, ne sont jamais identifiés comme tels dans la période considérée.
Il faut attendre 1976 et l’évènement transnational du Tribunal International des Crimes contre les Femmes (TICF), à Bruxelles, pour qu’émerge une identification politique féministe du féminicide (femicide). Notre enquête a montré cependant que cette identification était en grande partie le fait de la seule Diana Russell, sociologue féministe sud-africaine. Décidée à documenter cette violence, elle réalise une intervention au Tribunal qui forme la base théorique de l’ouvrage ayant popularisé la notion, Femicide : the Politics of Woman Killing (publié en 1992). Mais si une identification féministe émerge indéniablement en 1976, celle-ci ne fait cependant pas l’objet d’une réappropriation par les militantes féministes françaises, notamment dans le Mouvement de Libération des Femmes. En étudiant les archives du TICF, et en nous appuyant sur une série d’entretiens conduits avec les participantes françaises de l’événement, nous avons démontré qu’il s’agissait d’un « rendez-vous manqué ». Ce moment-clef qu’est le TICF dans la théorisation de l’idée de féminicide est donc, du point de vue des actrices françaises, un non-événement ; le féminicide reste à ce titre encore une non-idée et un non-mot.
En guise de conclusion, la thèse propose, à partir des diverses configurations étudiées, une définition du féminicide comme meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, c’est-à-dire perçue et identifiée comme telle dans l’espace public, meurtre commis volontairement par autrui et dont émane une volonté de ciblage genré centrale dans la détermination du crime.