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Travaux soutenus

Romain Jaouen, De mauvaises mœurs. Vie(s) homosexuelle(s) et régulations urbaines à Paris, 1919-1982

Thèse de doctorat en histoire contemporaine, Institut d’études politiques de Paris, sous la direction d’Elissa Mailänder, soutenue le 31 janvier 2025.

L’histoire de la vie homosexuelle à l’époque contemporaine a longtemps été abordée sous l’angle de la répression. De fait, avec la pénalisation des relations homosexuelles avec des personnes mineures en 1942, le XXe siècle voit l’apogée de l’hostilité sociojuridique à l’encontre des relations entre hommes et entre femmes dans la France contemporaine. Pourtant, la place de l’homosexualité dans la société française à cette période est loin de se résumer à une confrontation entre institutions pénales et personnes homosexuelles.

Pour dépasser cette lecture, cette thèse propose une histoire incarnée et relationnelle de la vie homosexuelle à Paris sur un « court » XXsiècle. L’étude débute dans l’entre-deux-guerres, période de surgissement de la visibilité homosexuelle dans l’espace urbain, et s’achève avec le retrait des infractions homo-spécifiques en droit pénal à l’orée des années 1980. Elle prend pour focale les situations de co-présence, les interactions et les interrelations qui lient les personnes homosexuelles à différents personnages de la vie urbaine : la police, certes, mais aussi les voisin·es, concierges, riverain·es, passant·es et commerçant·es. En mettant en regard (et en lien) la vie des un·es et les velléités de régulation des autres, l’enquête questionne les contours du tolérable et de l’intolérable en matière de moralité, au domicile comme dans l’espace public, à une époque de forte stigmatisation. Elle propose ainsi une histoire sociale des « bonnes mœurs », entendues comme un régime de normativité propre à la période contemporaine. L’étude s’appuie sur un corpus central d’archives policières conservées par la préfecture de police, secondé par des archives judiciaires départementales, des publications (presse, récits, mémoires, publications officielles), des sources du for privé (correspondances, photographies personnelles) collectées par les services policiers, et des sources audio-visuelles (émissions télévisées).

Le premier temps de la thèse est consacré aux géographies des sociabilités homosexuelles et des sexualités. À travers un raisonnement spatialisé et multi-scalaire sur le temps long, il vise à penser la place des lieux de la vie homosexuelle dans la grande ville du XXe siècle. Le premier chapitre aborde les établissements de sociabilité (bars, restaurants, cabarets, discothèques). Il montre leur centralité fluctuante dans la nuit parisienne, les va-et-vient de la mixité sociale et de genre dans leur fréquentation, et leurs trajectoires contrastées sur six décennies. Le deuxième chapitre se penche sur les lieux et les publics de la sexualité extra-domiciliaire, qui est essentiellement masculine. Des jardins publics aux établissements de consommation sexuelle (bains, cinémas, hôtels de passe) en passant par les urinoirs, il montre le régime de présence diffuse des sexualités entre hommes dans la ville, contrecarré par un mouvement de territorialisation croissante à partir des années 1960. Dans l’un et l’autre de ces chapitres, les stratégies de négociation de la visibilité employées par les acteur·rices (usager·ères, client·es, commerçant·es) et leurs pratiques d’aménagement des lieux sont mises en lien avec les réglementations en vigueur et les réactions hostiles perceptibles dans la presse et l’arène politique locale. L’accent est également mis sur l’effet des spatialités homosexuelles sur l’espace urbain lui-même, qu’elles contribuent à modeler.

Le deuxième temps de la thèse porte sur la vie quotidienne. Il prolonge la réflexion sur la place de l’homosexualité dans la ville en déplaçant le regard des pratiques collectives vers des situations individuelles et des relations interpersonnelles. À partir de lettres de plainte ou de dénonciation et d’enquêtes policières, le troisième chapitre étudie les réactions citadines à la présence de personnes réputées homosexuelles dans le voisinage ou aux manifestations de la sexualité entre hommes dans l’espace public. Il montre la diversité des attitudes de l’environnement urbain, de l’hostilité frontale à la cohabitation apaisée, et interroge les registres normatifs qui guident la régulation sociale. Sans réduire l’hostilité au simple rejet de l’homosexualité, l’étude montre ici la prégnance du jugement de moralité dans les relations sociales, qui vise non seulement les conduites en public mais aussi les comportements privés. Le quatrième chapitre inverse la perspective en interrogeant le rapport à leur environnement de trois hommes ayant eu des partenaires masculins dans les années 1930-1950. Sélectionnés au sein d’un plus large corpus d’enquêtes pour homicide, ces trois cas ont été retenus car ils permettent d’aborder des milieux sociaux contrastés (petit artisanat urbain, moyenne bourgeoisie fonctionnaire et monde ouvrier) et des pratiques sexuelles et amoureuses distinctes (couple homosexuel, pluri-partenariat, relations pédérastiques, liaisons extra-conjugales), favorisant la comparaison et la mise en perspective. L’analyse met au jour leurs stratégies quotidiennes et les ressources qu’ils mobilisent pour conduire leur vie sentimentale ou sexuelle, qui est plus ou moins intégrée aux différentes sphères de leur vie personnelle (travail, famille, relations sociales, relations de proximité). Ces disparités dévoilent les différents rapports au secret et à la dissimulation qu’engendre l’injonction sociale à la discrétion en matière d’homosexualité.

La troisième et dernière partie de l’étude fait entrer l’acteur policier dans l’arène du quotidien, en soulignant la diversité et l’équivocité des pratiques de la régulation des mœurs. Le cinquième chapitre aborde la surveillance de la vie sociale et des établissements commerciaux (bars, discothèques, cabarets). Il montre que le contrôle parfois brutal des clientèles cède la place à une surveillance plus diffuse des comportements au fil des décennies. Celle-ci affecte différemment les publics selon le genre, la condition sociale et l’âge, certains publics-cibles ou « gibiers » de police faisant l’objet de contrôles plus systématiques. Une forte pression sur la moralité des établissements se maintient aussi par le biais des relations administratives qui lient commerçant·es et services de police. Le sixième chapitre explore les pratiques du renseignement mondain de la police des mœurs. Il met en lumière l’importance de cette activité à la finalité trouble pour la Brigade mondaine parisienne, qui accumule par ce biais un savoir sur les existences homosexuelles. Ce savoir puise ses sources dans le milieu urbain lui-même, c’est-à-dire auprès des acteur·rices qui encadrent ou participent aux activités de la vie quotidienne, depuis les concierges et les hôtelier·ères jusqu’aux gérant·es d’établissement en passant par les simples voisin·es, riverain·es et clientèles. Le septième chapitre, enfin, rend compte de la surveillance des sexualités jugées irrégulières et des menaces judiciaires qui l’accompagnent. Il montre le rôle paradoxal de l’inspecteur de police des mœurs, simultanément agent du contrôle et acteur des interactions réprouvées lors de ses surveillances immersives, ainsi que les trajectoires socialement différenciées des personnes soumises au risque de la sanction pénale. Sans accorder à la loi de 1942 sur les rapports homosexuels avec des personnes mineures un rôle décisif dans l’évolution du contrôle, l’étude montre que celle-ci a généré de nouvelles pratiques d’enquête visant les femmes et les domiciles privés.

En définitive, la thèse montre l’impossible invisibilisation des existences et des mondes homosexuels, y compris au point culminant de la stigmatisation qui intervient au milieu du siècle. L’étude montre aussi l’importance des liens entre régulation sociale et institutionnelle du genre et des sexualités. La police puise en effet dans la ville les ressources de son travail à travers ses intermédiaires, ses informateur·rices et ses relations administratives. En retour, le milieu urbain sollicite la police de son propre gré, que ce soit pour arbitrer des conflits personnels ou pour réguler les comportements jugés indécents ou immoraux. Police et citadin·es divergent toutefois dans leur rapport à la norme et dans leurs usages de celle-ci, ce qui entraîne des décalages d’attentes, de moyens et d’objectifs invitant à nuancer l’idée d’un bloc d’hostilité uniforme. À l’issue de l’étude, c’est un nouveau récit de l’expérience homosexuelle dans une ville-capitale qui se dessine, rendant compte des contraintes vécues par celles et ceux qui sont la cible des pratiques de régulation, et de leurs marges de manœuvre au quotidien. 

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