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Travaux soutenus

Stéphanie Bouysse-Mesnage, Les pionnières : architectes en France au XXe siècle. Les femmes, élèves du troisième atelier d’Auguste Perret à l’École des beaux-arts, 1942-1954

Thèse de doctorat en histoire de l’art, Université de Strasbourg, sous la direction d’Anne-Marie Châtelet, soutenue le 27 janvier 2023.

Une photographie de promotion de l’année 1902-1903 montre une jeune femme assise parmi la quarantaine d’élèves de l’École Spéciale d’Architecture (ESA), une école privée fondée à Paris en 1865 : Lydie Issacovitch. Elle fait partie de celles que nous avons désignées comme les pionnières de l’architecture. La thèse présentée ici porte sur l’histoire des femmes qui ont étudié et exercé l’architecture en France entre les années 1880 et les années 1970.

Tandis que le métier d’architecte connaît aux XIXe et XXe siècles un mouvement d’institutionnalisation et de professionnalisation, les premières femmes sont admises dans les années 1880-1890 au sein de l’ESA et de la section architecture de l’École des beaux-arts (ENSBA), créée en 1807. L’admission de ces élèves femmes s’effectue dans une temporalité similaire, bien qu’un peu plus tardive, à celle des premières étudiantes des facultés de sciences (1867) et de droit (1884). Quelques décennies plus tard, l’histoire de ces pionnières connaît une étape importante : le système d’enseignement de l’architecture se réforme, avec la suppression en 1968 de la section architecture de l’ENSBA et la création des Unités Pédagogiques d’Architecture, ancêtres des actuelles Écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA). Les effectifs des étudiant.es augmentent et la présence des femmes devient alors plus « massive ». Les décennies 1970 et 1980 sont d’ailleurs retenues par plusieurs sociologues de l’architecture comme Nathalie Lapeyre et Olivier Chadoin et par l’historien et économiste Nicolas Nogue comme le point de démarrage du phénomène de féminisation, le monde de l’architecture connaissant alors par ailleurs, de profondes mutations professionnelles.

C’est d’ailleurs en sociologie de l’architecture que les premiers travaux de recherche sont entrepris en France à la fin des années 1990 concernant les architectes-femmes. En histoire de l’architecture, l’histoire des femmes est très mal connue, la majorité des publications se concentrant sur les hommes et leurs réalisations. Cependant, quelques recherches ont été menées depuis le début des années 2000 au sujet de l’histoire des élèves-femmes de différentes écoles (notamment : CHANTEREAU, 1997 ; MOUCHEL, 2000 ; ROY, 2003) ou concernant des figures comme Renée Gailhoustet (CHALJUB, 2009 et 2019) ou Charlotte Perriand (notamment MAC LEOD, 2003 ; RUEGG, 2004 ; KOERING, 2010) ; d’autres travaux ont porté sur des pratiques comme celle de décoratrice-ensemblière qui a pu servir de tremplin vers l’architecture à plusieurs femmes autodidactes comme Eileen Gray (KOERING, 2018).

Dans le sillage de ces travaux, la thèse développe une approche socio-historique qui dessine à grands traits la population des pionnières de l’architecture. Inspirée par l’ouvrage fondateur des canadiennes Peta Tancred et Annmarie Adams, Designing Women : Gender and the architectural profession (2000), notre recherche tente d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : Comment les femmes ont-elles exercé l’architecture ou les métiers de l’architecture en France au XXe siècle ? S’appuyant sur les méthodes issues de l’histoire et de la sociologie, l’enquête mobilise prioritairement des sources institutionnelles et administratives renseignant la présence des femmes dans plusieurs lieux représentatifs du monde de l’architecture, tant du côté de la formation (registres de promotion de différentes écoles) que du côté de la pratique (tableaux ordinaux de l’Ordre des architectes). Cette documentation a permis de repérer les premières professionnelles et de construire des données quantitatives pour dénombrer cette population, discerner des dynamiques d’évolution collective et déterminer les étapes de leur arrivée dans ces différents lieux. L’analyse prosopographique des bases de données construites a permis de mettre à jour les conditions d’entrée des femmes dans ces lieux de l’architecture. Elles ont été questionnées dans une approche intersectionnelle, croisant catégories du genre, de la classe sociale et de l’origine géographique.

En complément de cette approche quantitative, nous avons développé une étude qualitative afin de comprendre de manière plus fine la construction des trajectoires. La micro-histoire des femmes issues du troisième atelier d’Auguste Perret a constitué le cadre de cette démarche. Dernier atelier d’enseignement ouvert et dirigé par le célèbre architecte à l’ENSBA, le « troisième atelier Perret » a accueilli 11 femmes parmi 272 élèves admis.es entre 1942 et 1954. Face à l’absence de sources documentant les carrières de ces femmes, nous avons mené une campagne d’entretiens avec elles ou avec certain∙es de leurs descendant∙es et constitué des sources orales que nous avons croisées avec d’autres sources (privées, publiques), identifiées en remontant le fil de chaque parcours socio-professionnel. En nous focalisant sur la pratique de la maîtrise d’œuvre, qui consiste à concevoir un édifice et à diriger le chantier de sa construction, nous avons pu analyser leurs trajectoires en mobilisant des concepts issus des études de genre. Dans une certaine continuité avec une herstory, nous avons en somme développé, de manière compensatoire, une recherche centrée sur les architectes-femmes.

Structurée en deux parties selon les approches décrites ci-avant, la thèse porte en premier lieu sur la population des pionnières et leur entrée dans le monde de l’architecture : population de femmes méconnues, aux effectifs notables – elles sont 570 à avoir été admises entre 1900 et 1968 à l’ENSBA sur 13 000 élèves (dans l’école parisienne et dans ses antennes régionales), et 360 à avoir été inscrites à l’ESA entre 1883 et 1968. Les résultats viennent ainsi démentir l’idée d’un petit groupe de quelques pionnières. Cette histoire fait émerger plusieurs seuils, à commencer par la fin des deux conflits mondiaux : à partir de 1919-1920, des femmes sont admises quasiment chaque année à l’ENSBA et à l’ESA et, dans les mêmes années, une première cohorte de femmes accède au diplôme d’architecte créé en 1867. Deux décennies plus tard, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les effectifs de ces élèves augmentent fortement : elles seront d’ailleurs 452 à intégrer l’ENSBA après 1945, 98 avant 1944. Dans cette dernière école, elles franchissent la barre des 10 % des élèves admis·es en 2e classe (premier niveau d’études) en 1967. Ces jeunes femmes sont, pour une part importante d’entre elles, nées dans un autre pays que la France (20 % à l’ENSBA) et sont issues de classes sociales favorisées : à l’instar d’autres milieux professionnels, l’hypothèse d’une sur-sélection sociale en architecture semble pertinente.

Du côté de la pratique, une part d’entre elles suit la trajectoire classique des architectes et s’inscrit à l’Ordre des architectes, institution créée en 1940 qui réglemente notamment le « titre » d’architecte de cette profession réglementée. Elles seront ainsi 236 à rejoindre l’Ordre régional de la Circonscription de Paris entre 1942 et 1972. Aucune mesure réglementaire ne restreignant l’entrée des femmes à cette institution – sinon les conditions régulières comme la détention de la nationalité française et d’un diplôme reconnu – des femmes prêtent serment dès le début des années 1940, à l’image de Denise Malette le 7 mai 1942. Marqué par la politique xénophobe et antisémite du régime de Vichy dans sa première période d’existence, l’Ordre restreint cependant l’inscription des femmes et des hommes de confession juive (par un quota) et des personnes possédant une autre nationalité.

La micro-histoire des onze femmes-élèves du troisième atelier Perret met à jour, en second lieu, les mécanismes à l’œuvre qui pèsent sur la construction des trajectoires de ces femmes. Plusieurs d’entre elles exercent en couple avec leur mari, rencontré le plus souvent à l’école. Si le mariage est une voie d’accès à la commande, il constitue aussi une configuration qui invisibilise les femmes dont la carrière est reléguée au second plan, par exemple au moment clé de l’insertion professionnelle : tandis que leur mari enchaine sans délai les étapes de l’obtention du diplôme, de la création d’une agence et de l’inscription à l’Ordre, plusieurs d’entre elles terminent leurs études, élèvent les enfants du couple et participent au développement de l’agence sans reconnaissance officielle de leur travail ; cette hiérarchisation genrée des trajectoires est très nette. Plus tard, une division sexuelle doublée d’une dichotomie privé/public, apparait au sein de ces « agences de couple », concernant par exemple la représentation de l’agence dans la sphère publique, rôle exclusivement assuré par des hommes. Ce contrat de genre défavorable aux femmes a souvent pour conséquence une renégociation ou un changement de leur activité au cours de leur carrière, voire leur départ de la profession. Ainsi Nadia (Godar-)Devinoy devient-elle en 1978 Architecte des Bâtiments de France et cheffe du Service Départemental de l’Architecture de la Moselle après avoir exercé pendant 19 ans (1956-1975) en agence avec son mari, Pierre Devinoy. Quelques femmes travaillent seules, sans associé permanent, mais il semble que le développement de ce type de carrière en France ne soit possible que pour une héritière comme Marion Tournon-Branly, fille du célèbre architecte Paul Tournon. D’autres femmes trouveront des opportunités de carrière plus favorables à l’international, et parfois l’accès à des commandes d’envergure, à l’instar de Nectar Papazian(-Andreff) en Iran et de Vera Jansone(-de Fisher) aux États-Unis.

Au croisement de l’histoire des femmes et du genre, de l’histoire des artistes-femmes et de l’histoire des professions intellectuelles, cette recherche porte sur l’histoire des actrices de l’architecture mais elle apporte également un nouvel éclairage sur l’histoire des métiers et des institutions de ce monde professionnel.

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