Dexter Peters, Expériences de vie des hommes gays et des bisexuels à Trinidad et Tobago entre 2009 et 2020
L’État insulaire jumeau de Trinidad-et-Tobago conserve des vestiges de la loi coloniale, en grande partie en raison de l’inclusion de la « clause de sauvegarde » dans sa Constitution de 1976. Cette disposition maintient les « lois existantes » imposées par les autorités coloniales britanniques jusqu’à l’indépendance du pays en 1962. Un exemple en est la loi sur la sodomie, promulguée en 1861 dans la section 377 du code pénal britannique et renforcée par l’amendement Labouchere en 1885.
Trinidad-et-Tobago a conservé ces lois héritées de l’Empire britannique, alors que cet ensemble législatif a été abrogé au Royaume-Uni par le Parlement dès 1967. À Trinidad-et-Tobago, ces législations anciennes concernant la sodomie sont intégrées et maintenues dans la loi sur les infractions sexuelles de 1986 : les relations sexuelles entre adultes consentante∙s de même sexe étaient punissables d’une peine allant jusqu’à 25 ans de prison, tandis que d’autres actes sexuels, tels que le sexe oral, étaient passibles d’une peine de 5 ans. Depuis quelques années, des changements significatifs ont néanmoins eu lieu dans la législation sur les infractions sexuelles. En avril 2018, le juge Devindra Rampersad, membre de la plus haute cour du pays, a déclaré ces lois inconstitutionnelles. Les militant∙es pour les droits des homosexuel∙les à Trinidad-et-Tobago ont attribué cette réussite à l’activisme du militant pro-gay Jason Jones. En 2017, Jones avait contesté en justice les lois sur la sodomie, qui continuaient d’être en vigueur à Trinidad-et-Tobago, alors que l’expression « lois sur la sodomie » n’était plus utilisée en Grande-Bretagne depuis 1861. La législation actuelle autorise désormais les actes sexuels consensuels entre personnes de même sexe. Selon la section 12 de la loi sur les infractions sexuelles, la sodomie est définie comme « des rapports sexuels sans consentement par un homme avec un homme ou par un homme avec une femme ». Toutefois, cette réforme a suscité l’opposition de plusieurs groupes religieux, en raison de la profonde tradition chrétienne, catholique et protestante, du pays. En outre, l’État a fait appel de la décision de 2018. C’est à l’histoire de cette décision inédite qu’est consacrée cette thèse.
Pour cette étude consacrée aux expériences vécues des hommes homosexuels et bisexuels trinidadiens depuis la fin des années 2000, divers types de sources ont été exploités : un entretien avec Jason Jones, les enquêtes menées auprès des expatriés gays vivant à l’étranger et à Trinidad-et-Tobago, les articles publiés dans les journaux locaux tels que The Trinidad and Tobago Guardian, Express et Newsday, ainsi que les revues spécialisées comme le Caribbean Review of Gender Studies (CRGS) et le Caribbean Quarterly. Les textes législatifs tels que la Constitution et la loi sur les infractions sexuelles, ainsi qu’une multitude de travaux de spécialistes en sciences sociales des Caraïbes, abordant des thématiques variées et pertinentes (colonialisme, masculinité, culture, religion, identité, néolibéralisme) font également partie du massif documentaire pour mieux comprendre le phénomène étudié.
Le premier chapitre analyse principalement l’histoire coloniale et postcoloniale de Trinidad-et-Tobago, de la fin du XVe jusqu’au milieu du XXe siècle. Cela permet de poser le cadre socio-politique, historique et juridique du pays. La période coloniale est marquée par l’arrivée des personnes esclavisées d’origine africaine lors de la traite atlantique puis dans la seconde partie du XIXe siècle par celle des Indiens, provenant du Nord de l’Inde, dans le cadre du système de servitude contractuelle mis en place après l’abolition de l’esclavage en 1833. Ce contexte colonial nous aide à comprendre les raisons pour lesquelles les deux principales communautés ethniques, africaines et indiennes, sont arrivées dans les Caraïbes, tout en expliquant en partie les caractéristiques multiethniques, multiculturelles et multireligieuses de la société trinbagonienne telles qu’elles ont été étudiées par Ennis Edmond et Michelle Gonzalez. Elle met également en lumière l’héritage des lois coloniales qui continuent d’avoir un impact dans le fonctionnement de l’appareil judiciaire de l’État, même des décennies après avoir obtenu l’indépendance en 1962. Ainsi, plutôt que la Cour de Justice des Caraïbes (CCJ), le Conseil Privé du Royaume-Uni demeure la plus haute cour d’appel pour Trinidad-et-Tobago, à l’instar d’autres pays du Commonwealth dans les Caraïbes tels que la Barbade, la Jamaïque et les Bahamas. L’un des groupes qui est désavantagé par cet héritage judiciaire est la communauté LGBT.
Le deuxième chapitre, plus épistémologique, propose une analyse de la bibliographie savante en sciences sociales qui se concentre d’abord sur les sexualités caribéennes. Ainsi, les travaux pionniers sur cette thématique dans la région anglophone publiés par des chercheur∙ses caribéen∙nes ont été particulièrement étudiés afin d’appréhender comme la sexualité est perçue, négociée et renégocié dans un contexte caribéen précolonial et postcolonial. Puis diverses études menées sur les masculinités dans les Caraïbes anglophones et à l’international sont examinées. Cela a permis d’explorer les concepts de masculinité hégémonique, toxique et en déclin, ainsi que la manière dont les hommes cherchent à reconquérir leur masculinité dans le cadre familial et social. Des recherches dans la bibliographie critique sur l’identité et la culture caribéennes ont également été menées pour repérer les facteurs qui ont façonné les attitudes et comportements des populations caribéennes, et plus spécifiquement des trinbagoniennes, les citoyen∙nes de Trinidad et Tobago, dans ce contexte. Il a été essentiel d’examiner la religiosité et le système judiciaire hérité de l’Empire britannique, qui demeurent deux éléments-clés concernant les droits LGBT dans la république insulaire. Ce chapitre se clôt avec une analyse des politiques néolibérales mettant en évidence la manière dont les organisations locales pro-LGBT (CAISO, The Silver Lining Foundation) et internationales (Amnesty International, Human Rights Watch), ainsi que les activistes pro-gay (Collin Robinson, décédé récemment, et Jason Jones), élaborent un agenda homosexuel, qui est rejeté ou mis à côté par les groupes religieux dominants (catholiques et protestants) ainsi que par les gouvernements successifs, issus des deux partis politiques majeurs, le People’s National Movement (PNM) et le United National Congress (UNC).
Le troisième chapitre est consacré à l’approche méthodologique retenue pour cette étude : la théorie féministe du standpoint telle qu’elle a été conceptualisée par Sandra Harding, Patricia Hill Collins et Sirma Bilge. Elle offre un cadre analytique permettant d’examiner comment l’hétéronormativité, le binarisme de genre, ainsi que les discours religieux et sociaux affectent la vie et les expériences des Trinbagoniens gays et bisexuels au cœur de l’étude. Ce point a été approfondi grâce aux enquêtes et entretiens menés qui sont ensuite analysés dans le dernier chapitre. Par ailleurs, cette théorie encourage des approches sociologiques plus inclusives et intersectionnelles, visant à la fois à comprendre et à remettre en question les systèmes d’oppression qui affectent non seulement les deux minorités sexuelles étudiées mais aussi l’ensemble de la communauté LGBT.
Le quatrième chapitre est consacré au militant pro-gay Jason Jones que j’ai eu la chance d’interviewer en Angleterre après sa victoire judiciaire en 2018. Cet entretien m’a été utile pour rédiger sa biographie et pour analyser les différentes étapes de son procès ainsi que pour échanger sur ses projets futurs dans le cadre de son engagement militant.
Enfin, le dernier chapitre de la thèse examine les résultats et les analyses des données qualitatives ainsi que des enquêtes menées en ligne dans le cadre de la thèse auprès de soixante hommes gays et bisexuels. Ces données ont été particulièrement précieuses, car elles m’ont permis de recueillir leur expérience concernant un sujet qui demeure un tabou dans la conscience collective. Cette approche a enrichi la recherche en apportant des perspectives personnelles sur des thèmes souvent ignorés ou sous-représentés à Trinidad-et-Tobago.
La thèse démontre que l’héritage colonial et les dogmes religieux ont participé à perpétuer des croyances conservatrices sur la sexualité, associées à une perception de la domination patriarcale comme naturelle. Elle révèle que le stigmate et la discrimination découlent d’un mépris de la société envers la communauté LGBT, en particulier les personnes gays et transgenres. On constate également que la lenteur des initiatives pro-gay est aggravée par l’absence de reconnaissance de l’orientation sexuelle dans la législation et par des politiques héritées du colonialisme, comme en témoigne la loi anti-sodomie. Enfin, la dépendance de Trinidad-et-Tobago au Conseil Privé britannique en tant que cour d’appel, mais aussi le manque de solidarité entre Jason Jones et les ONG pro-gay comme CAISO et The Silver Lining Foundation, due aux ambitions divergentes de ces militant∙es pro-LGBT, nuisent aux avancées en matière de droits LGBT.