Katie Jarvis, La politique sur les marchés. Travail, genre et citoyenneté dans la France révolutionnaire
Katie Jarvis, La politique sur les marchés. Travail, genre et citoyenneté dans la France révolutionnaire, traduction de Mathilde Ray, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, 387 p.
Texte intégral
1À l’origine de cette publication se trouve une thèse soutenue en 2014 à l’Université du Wisconsin-Madison sous la direction de Suzanne Desan, d’abord publiée aux Presses universitaires d’Oxford sous le titre Politics in the Marketplace: Work, Gender and Citizenship in Revolutionary France (2019). La traduction offre à un lectorat francophone une analyse stimulante des relations entre genre, travail et citoyenneté au cours de la période révolutionnaire (1789-1799) à partir de l’expérience concrète et quotidienne des Dames des Halles et de la façon dont elles construisent et légitiment, par le travail, leur appartenance à la communauté civique.
- 1 Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses : les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution fra (...)
2En ce sens, le livre de Katie Jarvis s’inscrit dans le champ des études qui ont interrogé la notion de citoyenneté sous la Révolution française et, grâce à la mobilisation de l’histoire des femmes et du genre, en ont redessiné les contours. Dans le sillage du travail pionnier de Dominique Godineau sur les « citoyennes tricoteuses » (1988)1 ont été mises en lumière les formes multiples que revêt la participation politique des femmes à la Révolution, la multiplicité des lieux de politisation et la diversité des pratiques qui fondent l’appartenance des femmes à la communauté civique, à rebours d’une conception strictement juridique de la citoyenneté révolutionnaire fondée sur les droits de suffrage et d’éligibilité. Tout en s’appuyant sur cette riche historiographie, K. Jarvis s’en détache : l’argument central de sa thèse est que le genre ne constitue pas l’élément principal de l’identité civique des Dames des Halles, qui repose avant tout sur le service rendu à la société par un travail utile. Dans un moment d’effervescence politique et économique, où la démocratie s’élabore au quotidien, les marchandes parisiennes auraient ainsi inventé « une citoyenneté expérimentale » (p. 43) sur la base d’un contrat social construit par les échanges ordinaires sur les marchés.
3Ce groupe de plus d’un millier de détaillantes, qui opèrent aux Halles et sur plusieurs marchés secondaires, joue en effet un rôle central dans l’approvisionnement quotidien de la capitale en assurant la vente au détail de menues denrées alimentaires. Maillon essentiel entre les fournisseurs de la campagne et les consommateurs parisiens, elles ne forment pas, sous l’Ancien Régime, une corporation au sens strict mais partagent néanmoins une forte identité de corps (elles sont dotées d’une confrérie) et offrent un exemple de réseaux féminins mêlant relations professionnelles, familiales et de voisinage. Si la postérité a surtout retenu leur implication dans les Journées d’octobre 1789, elles sont plus largement au cœur des bouleversements politiques et économiques de la décennie 1789-1799 en tant que commerçantes, citoyennes engagées et mères républicaines, les Halles constituant alors une sorte de « microcosme du corps politique » (p. 29).
4Comme souvent en histoire des femmes, il a fallu mobiliser un large éventail de sources manuscrites (règlements de marchés, pétitions, délibérations, dossiers judiciaires, rapports de police) et imprimées (gazettes et pamphlets, chansons et pièces de théâtre), complétées par quelques tableaux et estampes (quatre seulement ont été reproduits, en noir et blanc et dans un format réduit qui les rend malheureusement peu lisibles) pour dessiner, au-delà des seules représentations dont elles font l’objet, un portrait de groupe de ces Dames des Halles, reconstituer des trajectoires individuelles et entendre – surtout – leur voix collective telle qu’elle s’exprime auprès de l’Assemblée nationale ou des autorités municipales. Usant d’une écriture extrêmement visuelle et suggestive, K. Jarvis se livre à une approche concrète, « au ras du sol », de leur travail et de leurs combats quotidiens, avec pour toile de fond les oscillations de la politique économique de l’État – entre libéralisme et encadrement du marché – qui viennent à plusieurs reprises redéfinir les cadres de l’échange. Au cœur de ces réformes successives (assignats, Maximum, patente) qui compliquent, mettent en péril ou reconnaissent au contraire leur activité marchande, les Dames des Halles élaborent progressivement une conception originale de la citoyenneté fondée sur le travail.
5Structuré en sept chapitres, l’ouvrage commence par rappeler le double rôle, économique et politique, que jouent les Dames des Halles sous l’Ancien Régime et dans les premières années de la Révolution. Représentantes du tiers état auprès du roi, avec lequel elles entretiennent une relation rituelle privilégiée, elles inspirent dans la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles le « genre poissard » dont les pamphlets, gazettes et gravures révolutionnaires se saisissent, toutes factions confondues. En contrepoint de ces représentations archétypales, qu’elles-mêmes s’approprient pour asseoir leur influence politique, les procès instruits par les juges de paix entre 1791 et 1798 éclairent leur existence quotidienne et dessinent, à partir de 151 cas individuels, un portrait collectif (chapitre 1).
6Le chapitre 2 analyse le militantisme des Dames des Halles à travers quelques événements clés des premières années de la Révolution – des Journées d’octobre 1789 à la fessée infligée aux religieuses contre-révolutionnaires le 6 avril 1791 – qui sont pour elles l’occasion d’affirmer leur double légitimité de mères républicaines et de représentantes du peuple souverain, avant que l’instauration de la République jacobine le 10 août 1792 et l’essor de nouveaux lieux du débat politique (clubs ou assemblées de quartier) ne les privent de leur rôle de « championnes en titre de la Révolution ».
7Dans un contexte de régénération du marché et d’offensive contre les privilèges d’Ancien Régime, les Halles sont au cœur des débats autour de la redéfinition de l’espace public. Entre 1790 et 1792, les Dames des Halles défendent leurs intérêts sur le domaine public du marché par la lutte qu’elles mènent pour conserver leurs étals et qui culmine dans la « bataille des parasols » au printemps 1792 : loin du caractère apparemment anecdotique de l’événement, et au-delà des dissensions qui s’y lisent entre indigentes et marchandes plus aisées, K. Jarvis montre comment ces tensions fournissent aux Dames des Halles l’occasion de réaffirmer à la fois leur légitimité dans l’espace public et leur place dans le corps politique (chapitre 3).
8Le chapitre 4 aborde les conséquences de la réforme monétaire sur le petit commerce et la façon dont les Dames des Halles parviennent, avec leurs alliés (commerçants, employés, artisans et consommateurs qui partagent avec elles des intérêts communs), à l’infléchir. L’adoption des assignats vient en effet bouleverser le fonctionnement traditionnel des échanges au quotidien, fondé sur l’usage de petite monnaie et le recours au microcrédit. Les bien mal nommés « billets de confiance » émis par les nouvelles banques ouvertes en 1791 ne répondent pas non plus aux besoins des usagers du marché. Entre 1790 et 1793 se révèle ainsi, au travers des pétitions déposées devant l’Assemblée, une communauté d’intérêts économiques qui dépasse les clivages professionnels entre corps de métiers – les Dames des Halles s’allient ainsi aux courtières pour défendre, à l’automne 1792, les billets de secours locaux face aux assignats – et fonde sa légitimité politique sur l’utilité des services rendus, par le travail, à l’État et à la nation.
9Les chapitres 5 et 6 examinent de façon fine les répercussions désastreuses de la loi du Maximum général (septembre 1793), « bras économique de la Terreur », sur l’activité des commerçantes des marchés, les stratégies de contournement déployées par les Dames des Halles et leur influence indirecte sur sa réforme au printemps 1794. Sans qu’il soit possible de développer ici les nombreux apports de ces deux chapitres, soulignons la relecture que propose K. Jarvis d’une séquence politique bien connue : la « guerre des cocardes » opposant marchandes et Citoyennes républicaines révolutionnaires, point culminant d’affrontements violents autour de la question des prix. Ceux-ci servent de prétexte à la Convention pour décréter, le 30 octobre 1793, la dissolution de tous les clubs politiques féminins de France, ce qui a été interprété comme la volonté d’exclure les femmes d’une sphère politique pensée comme masculine. Or, selon l’autrice, les arguments misogynes énoncés par les députés montagnards à la tribune masquent les véritables enjeux du conflit, qui touchent non pas aux rôles de genre et à la place des femmes en politique mais, plus fondamentalement, à des conceptions antagonistes de la citoyenneté, l’une politique, l’autre fondée sur l’utilité publique – en l’occurrence économique.
10Le dernier chapitre montre comment l’instauration de la patente après la dissolution des corporations en 1791 instaure une relation nouvelle entre travail et citoyenneté – détachée des considérations liées au genre – et un type inédit de contrat fiscal entre l’individu et l’État. Les Dames des Halles y sont incluses à titre personnel en août 1796, ce qui consacre momentanément leur statut de « citoyennes-travailleuses », avant que la réforme de 1798 les prive de leurs licences en rétablissant le ménage, placé sous l’autorité du chef de famille, comme unité fiscale fondamentale.
11Dense et finement documentée, menée au plus près de l’expérience quotidienne des actrices du marché, cette étude éclaire la manière dont ces femmes se construisent, par le travail comme par le combat politique, une identité civique composite dont le genre n’est que l’un des éléments.
Notes
1 Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses : les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Paris, Alinéa, 1988.
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Référence électronique
Anne Montenach, « Katie Jarvis, La politique sur les marchés. Travail, genre et citoyenneté dans la France révolutionnaire », Genre & Histoire [En ligne], 35 | 2025, mis en ligne le 01 juillet 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/10991 ; DOI : https://doi.org/10.4000/149u0
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