Lola Zappi, Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres
Lola Zappi, Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, 378 p.
Texte intégral
1Ce livre apporte une contribution essentielle à notre connaissance de la genèse de l’État social en France au cours l’entre-deux-guerres. Lola Zappi se propose d’étudier « la mise en œuvre concrète de l’État social » (p. 13) en prenant comme point de départ la « rencontre » des assistantes sociales avec les familles populaires. Pour étudier ce groupe d’« agents intermédiaires » (p. 13), un personnel féminin de non fonctionnaires, pourtant chargées d’une mission publique, elle se fonde sur les quelque 8 000 dossiers que le Service social de l’enfance a produits entre sa création en 1923 et le gel de son activité en 1940, ainsi que sur les archives des trois écoles de formation d’assistantes sociales de la région parisienne, en les complétant par des archives d’institutions ayant dirigé d’autres services sociaux.
2L’autrice brosse tout d’abord un rapide paysage du travail social. Marqués aussi bien par le christianisme social que par le solidarisme, les services sociaux prennent leur essor au sortir de la Première Guerre mondiale et ambitionnent de rationaliser l’assistance par la coordination entre organisations et de responsabiliser les usagers par la prévention et l’individualisation. Force est pourtant de constater que leur action reste inscrite dans des modèles hérités des œuvres de bienfaisance déjà existantes. La diffusion du case work se coule ainsi dans les pratiques préexistantes de l’enquête et de la visite à domicile. L’approche individualisante se retrouve en outre chez les infirmières visiteuses, qui incarnent une approche médico-sociale concurrente à celles des assistantes sociales.
3Celles-ci, au nombre de mille environ dans la région parisienne à la fin des années 1930, sont des « jeunes filles de bonnes familles soucieuses d’aller au peuple » (p. 63), avec un niveau d’étude modeste mais des parents capables de les soutenir. Si les débuts de la période sont marqués par la référence aux « qualités féminines » et à la religion, celles-ci s’estompent pour laisser la place à une figure « de technicienne de l’action sanitaire et sociale » (p. 74) : la psychologie remplace la morale et l’intérêt professionnel le don de soi. La désillusion des premières expériences de terrain les oblige à trouver « la bonne distance » (p. 85) et les introduisent à un « travail émotionnel », partie intégrante de leur professionnalisation. Si les assistantes sociales expriment de plus en plus de motivations personnelles, rares sont pourtant celles qui fondent une famille : par le célibat, leur figure fait encore écho à celle de la religieuse.
4Le Service social de l’enfance naît en 1923 de l’initiative d’un juge du Tribunal pour enfants et adolescents et d’une stagiaire étatsunienne en observation. Il est composé de femmes qui, quoique non juristes, parviennent à se faire reconnaître un rôle d’appui par le tribunal, en fournissant enquêtes préliminaires et suivis des décisions de justice. Face à la psychiatrie héréditariste dominante, le service se rapproche des psychiatres environnementalistes comme Binet, lié au mouvement de l’Éducation nouvelle, qu’il contribue à introduire dans les tribunaux. La notion d’« enfance en danger moral » vient servir ce projet éducatif, en conjuguant un discours de prévention de la délinquance avec un discours de l’enfance malheureuse. Le Service social de l’enfance passe insensiblement de l’un à l’autre, traitant dans les années 1920 des demandes d’incarcération déposées par les pères (correction paternelle) et dans les années 1930 davantage de demandes de déchéance de paternité, émanant bien souvent des familles elles-mêmes.
5Première phase de son travail, les enquêtes du Service social de l’enfance empruntent autant au registre policier que social. Face à l’effet d’autorité du tribunal comme à l’intrusion des assistantes sociales, les familles s’efforcent de faire bonne impression, avec les possibilités de leurs ressources sociales variées mais limitées, et résistent, coopèrent, voire cultivent la connivence. Les assistantes sociales valorisent la sincérité, mais de manière différenciée pour les pères, régulièrement vus comme « francs et honnêtes », et pour les mères, au contraire soupçonnées d’être « fausses » (p. 147). Il en va de même pour les garçons et les filles, les uns soupçonnés de petite délinquance, les autres d’inconduite sexuelle. La décision de l’assistante sociale se fonde finalement sur sa perception d’un danger potentiel mais aussi d’une amélioration possible. La hiérarchie des peines ainsi créée peut potentiellement s’écarter de la stricte qualification pénale, même si le juge garde le dernier mot.
6Dans leur action, les assistantes sociales sont confrontées à « la frange vulnérable des milieux populaires urbains » (p. 172). Elles ne voient guère les ressorts socio-économiques de la pauvreté mais retraduisent cette dernière en termes moraux, en se focalisant notamment sur l’instabilité présumée des couples et sur les déviances sélectivement attribuées aux hommes (alcoolisme) et aux femmes (conduite sexuelle). Cette approche détone avec la tolérance des milieux populaires pour les couples recomposés et l’habitude de régler entre soi les incidents provoqués par l’alcoolisme masculin, mais concorde avec leur condamnation des « femmes légères » et avec leur souci pour les enfants victimes de violence, ce dont témoignent certains signalements spontanés.
7Après la décision du juge, les assistantes sociales en assurent le suivi. Priorité est donnée au placement, bien que les assistantes sociales valorisent l’entretien du lien affectif avec les parents, très présent dans leur formation de psychologie. Le suivi hors-les-murs, souvent vécu comme une intrusion, produit quant à lui d’importantes tensions. Avec la multiplication des procédures pour déchéance parentale, le service se réoriente vers la protection de l’enfance, ce qui favorise une relation plus verticale vis-à-vis des familles. Mais le Service social de l’enfance se distingue finalement moins par les dispositifs mobilisés que par son degré inhabituel d’intrusion dans les familles, qui n’est limité que par la précarité des ressources et par son statut infra-judiciaire.
8Ces différents dispositifs sont parfois mobilisés à la demande des parents eux-mêmes, surtout dans les cas de correction paternelle, mais plus rarement par les enfants : rares sont ceux qui y voient une manière d’échapper à leur famille, la plupart vivant mal la tutelle du service, parfois relayée par l’école ou l’employeur. Si certaines familles résistent à cette tutelle, la plupart pratiquent plutôt l’évitement ou la conformité extérieure aux demandes des assistantes sociales, tandis que certaines choisissent l’hyper-obéissance, dans une tactique supposée satisfaire l’assistante sociale, avec l’espoir de faire entendre leurs besoins. Les placements prennent fin le plus souvent vers 14 ans, à un âge où les enfants sont censés pouvoir travailler. La situation stabilisée recherchée par les assistantes sociales reste toutefois aveugle aux éventuelles régressions entraînées par le placement, tout comme aux désirs d’ascension sociale de certains jeunes.
9Pour finir, Lola Zappi réinscrit le Service social de l’enfance dans l’évolution générale des services sociaux. La mise en œuvre des lois sur les assurances sociales de 1928-1930 et sur les allocations familiales de 1932 est confiée à des organisations autonomes financées par des subventions publiques. Ce compromis renvoie aux débats sur la place de l’État dans un champ où s’affrontent partisans de l’action publique et de l’action privée, mais aussi œuvres laïques et œuvres catholiques, nouvelles mairies communistes et œuvres préexistantes. À défaut d’une action directe, l’État renforce son intervention régulatrice en créant un diplôme d’assistante en 1932. Remanié en 1938, il fragilise paradoxalement les assistantes sociales, désormais confondues avec les infirmières visiteuses. La crise économique et la montée du chômage ne changent guère la vision médico-sociale et moralisante dominante au sein des services sociaux. Le contrôle sur les usagers se renforce au cours des années 1930, mais le réseau inégal des œuvres et leur coordination imparfaite en limitent encore l’efficacité. L’« économie mixte de la bienfaisance » (mixed economy of welfare) qui se met en place à cette époque limite l’autonomie des assistantes sociales tout en leur apportant une légitimité nouvelle, y compris auprès de leurs publics : « Plus que des intermédiaires, elles deviennent le visage de l’État social auprès des familles populaires » (p. 332).
10Parmi ses nombreuses qualités, cet ouvrage met en œuvre une démarche interdisciplinaire maîtrisée et féconde, en transposant au terrain historique les questionnements issus de la sociologie, notamment celle du travail social. Autre apport notable : dans le débat qui distingue une approche « foucaldienne » ramenant le travail social à un instrument de disciplinarisation, d’une approche « post-foucaldienne » qui met au contraire l’accent sur les formes de résistances et de contournements chez les individus, Lola Zappi propose une troisième voie originale en procédant à une réévaluation très nuancée – et suffisamment rare en histoire pour être saluée – de la notion passe-partout d’agency, qu’elle précise et qualifie en convoquant notamment la notion d’Eigen-Sinn issue de l’histoire du quotidien allemande. Elle affirme, finalement, que le contrôle est toujours en même temps un lien social, ce qui explique « l’ambiguïté constitutive du travail social » (p. 13), négligée par l’historiographie d’inspiration foucaldienne. Lola Zappi retravaille en ce sens la notion de care, dont elle fait un fil rouge de l’ouvrage, pour montrer que care et contrôle ne sont pas forcément opposés, que le care en tant que modalité du contrôle exige malgré tout un travail émotionnel et qu’il peut être recherché par les familles populaires, même lorsqu’il implique une forme de contrôle.
Pour citer cet article
Référence électronique
Michel Christian, « Lola Zappi, Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres », Genre & Histoire [En ligne], 35 | 2025, mis en ligne le 01 juillet 2025, consulté le 10 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/11068 ; DOI : https://doi.org/10.4000/149u6
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