• 1 Mark Golden, Children and Childhood in Classical Athens, Baltimore, Johns Hopkins University Press, (...)

1Le gouvernement français a lancé au début des années 2020 l’opération « Mille premiers jours » à partir des recommandations de l’Unicef qui montrent que les trois premières années sont déterminantes dans la vie des individus. Certains pédiatres recommandent de penser désormais aux « trois mille » premiers jours, jusqu’aux sept ans de l’enfant environ, période qui correspond donc à la petite enfance. Un tel découpage est également attesté dans le monde grec ancien où ces premières années de vie, pour les enfants de condition libre, se déroulaient principalement dans la sphère domestique, féminine pour l’essentiel, et étaient marquées par une intégration progressive à la vie religieuse et civique1. Les sources iconographiques, épigraphiques et littéraires relatives à cet âge laissent apparaître des différences nettes entre la petite enfance des filles et celle des garçons. Les pratiques rituelles du monde grec, de l’époque classique à l’époque impériale, dans lesquelles les jeunes enfants étaient impliqués contribuaient à les inscrire dès la naissance dans une identité de genre. Le nouveau-né était assigné au groupe des fillettes ou des garçonnets, et son intégration à la communauté familiale et civique dépendait en grande partie de cette identité de genre dont les pratiques rituelles contribuaient à dessiner les contours.

• 2 Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1968-1980, s (...)
• 3 Plutarque, Sur l’E de Delphes (Moralia 392c) : l’individu passe du statut de nèpios à celui de pais(...)
• 4 Chantraine, Dictionnaire…, op. cit., s.v. παῖς.
• 5 Plutarque, Dialogue sur l’amour (Moralia 754d) : la nourrice prend soin du βρέφος, mais le παῖς est (...)
• 6 Platon, Lois, VII, 7, 794c.

2Le terme παῖς (pais) désigne en grec ancien l’enfant au sens général qu’il s’agisse d’un garçon ou d’une fille2. Cette période de la vie humaine n’était toutefois pas monolithique dans les sociétés grecques, comme en témoigne la pluralité du vocabulaire employé dans les textes pour évoquer l’enfance et ses différentes étapes. Les termes βρέφος (bréphos) et νήπιος (nèpios) désignent le nourrisson et plus largement l’enfant en bas âge sans précision quant à son genre et peuvent être utilisés pour désigner aussi le fœtus à naître3. Les noms παιδάριον (paidarion) et παιδίον (paidion) renvoient aussi à la petite enfance sans précision de genre4. Sa durée n’est pas strictement arrêtée dans les sources grecques, mais elle semble prendre fin aux alentours de six ou sept ans. Jusque-là, les petits enfants sont étroitement associés au monde des femmes, celui de leurs mères ou de leurs nourrices5. Platon recommande de séparer filles et garçons à l’issue de cette première période de l’enfance pour laquelle il n’établit pas de différence fondamentale entre eux6. Les Lois constituent une utopie dans laquelle l’auteur développe les contours d’une cité idéale. Il est donc difficile de distinguer la part de quotidien que Platon infuse dans ses développements philosophiques.

• 7 Hippocrate, Aphorismes, III, 24-26 et 28. Soranos d’Éphèse, Maladie des femmes, II, 7 et 18 à 24. S (...)
• 8 L’étape des trois ans revêtait une importance particulière : Véronique Dasen, Le Sourire d’Omphale. (...)
• 9 Véronique Dasen, « Iconographie et archéologie des rites de passage de la petite enfance dans le mo (...)
• 10 Vicky Vlachou, « Children and death in Archaic and Classical Greece », in Lesley Beaumont, Matthew (...)
• 11 Mark Golden, « Did the Ancients Care When their Children Died? », Greece & Rome, 35/2, 1988, p. 152 (...)
• 12 Maria Michalaki-Kollia, « Un ensemble exceptionnel d’enchytrismes de nouveau-nés, de fœtus et de no (...)
• 13 Gillian Shepherd, « Where Are the Children? Locating Children in Funerary Space in the Ancient Gree (...)

3La petite enfance était elle-même jalonnée d’étapes rituelles qui pouvaient correspondre à la pousse des dents, au sevrage7, à l’acquisition de la marche, de la propreté et de la parole achevée vers trois ans8, et à la perte des premières dents de lait vers sept ans qui semble toutefois ne pas avoir inquiété les Anciens9. Elle n’a guère donné lieu à des développements particuliers dans les corpus médicaux antiques. C’est pourtant l’âge de nombreux dangers dans une société marquée par une forte mortalité infantile10. Cette absence s’explique par la nature même de ces sources écrites qui émanent d’auteurs hommes, quand les soins portés aux tout-petits l’étaient presque exclusivement par des femmes ; les sources archéologiques permettent toutefois de pallier ce manque. Il faut en outre nuancer l’idée d’un désintérêt relatif des auteurs anciens pour les enfants. La documentation littéraire tout comme les données issues de l’archéologie funéraire montrent en réalité que les adultes se souciaient des jeunes défunts11. Si les pratiques funéraires ont évolué en fonction des lieux et des périodes, un schéma général se dessine, marqué en négatif par les différentes étapes ritualisées qui jalonnaient la petite enfance. Les décès périnataux donnaient en général lieu à une inhumation dans des lieux spécifiques comme des puits ou dans des pots (enchytrismes) en raison du statut particulier et de l’intégration incomplète de ces bébés à la communauté12. Vers six mois, au moment de l’apparition des premières dents et au début du processus de sevrage, les tout-petits semblent avoir majoritairement rejoint le reste de la communauté13.

• 14 Véronique Dasen, « Les lieux de l’enfance », in Henriette Harich-Schwarzbauer et Thomas Späth (dir. (...)
• 15 Hippocrate, De la nature de l’enfant XVIII 1 : l’embryon mâle, parce qu’il est plus fort, est dével (...)
• 16 Hippocrate, Femmes stériles, IV et Aphorismes, V, 42. Sur la question du genre chez les médecins gr (...)
• 17 Le mot « sexe » fait ici référence aux appareils génitaux en formation des fœtus selon une catégori (...)

5Dans le Corpus hippocratique, les distinctions fondées sur le sexe biologique apparaissent dès la conception14. D’après le traité De la nature de l’enfant, l’embryon mâle est pleinement développé à trente jours et se meut un mois plus tôt que l’embryon femelle qui n’atteint sa forme qu’au bout de quarante-deux jours. Cette situation s’inverse après la naissance puisque les bébés filles grandiraient plus vite que les bébés garçons15. Une femme enceinte d’une fille se reconnaît à sa mauvaise mine et court le risque de voir apparaître des taches sur son visage, tandis qu’attendre un garçon donne un teint rayonnant16. Ces considérations sont avant tout la manifestation des différences de valeur que les sociétés grecques anciennes établissaient entre filles et garçons et entre femmes et hommes. Les textes médicaux antiques font donc écho sur la question du sexe de l’embryon à des traditions sans fondement médical17.

• 18 Hésychios, s.v. στέφανον ἐκφέρειν.
• 19 Hippocrate, Des maladies des femmes, I, 1.
• 20 Euripide, Ion, v. 1433-1436. Les représentations attiques de la naissance d’Érichthonios sont parfo (...)
• 21 Sur l’olivier et ses symboliques civiques à Athènes : Sonia Darthou, « L’olivier, identité et rempa (...)
• 22 Sophocle, Œdipe à Colone, v. 701.
• 23 Louis Robert, Études épigraphiques et philologiques, Paris, Champion, 1938, p. 296-307 ; Georges Da (...)

6La différenciation fondée sur le genre se manifeste dans les pratiques rituelles dès la révélation du sexe du bébé. Hésychios, un grammairien alexandrin du vi^e siècle après J.-C., explique que la naissance d’un garçon était signalée à Athènes par un rameau d’olivier accroché à la porte de la maison et celle d’une fille par une touffe de laine18. Cette matière est étroitement associée à la féminité dans le monde grec car elle renvoie au travail textile, activité féminine par excellence dans les sociétés anciennes. En outre, la laine évoque la nature humide des femmes selon la théorie humorale développée par les hippocratiques19. Si rien n’indique que la naissance des petites filles était annoncée ainsi aux périodes antérieures, le témoignage d’Hésychios certes tardif sur la couronne d’olivier est corroboré par un passage de l’Ion d’Euripide daté du dernier quart du v^e siècle avant J.-C. Reconnaissant le couffin dans lequel elle avait exposé plusieurs années auparavant l’enfant qu’elle eut d’Apollon, Créuse détaille les objets qu’elle y déposa aux côtés du bébé. Outre les amulettes en forme de serpents, symboles de l’autochtonie des Athéniens parce qu’elles rappellent le mythe d’Érichthonios, roi serpentiforme d’Athènes né de la terre, elle décrit une couronne faite des branches de l’olivier planté par Athéna sur l’Acropole20. La tradition rapportée par Hésychios était donc déjà en vigueur au moins dans la seconde moitié du v^e siècle avant J.-C. La naissance d’un futur citoyen, placé sous l’égide d’Athéna à travers le symbole de l’olivier, était ainsi signalée au reste de la communauté21. Dans l’Œdipe à Colone de Sophocle, représenté en 401 avant notre ère, il est qualifié de παιδοτρόφος (paidrotrophos), nourricier des enfants, par le chœur qui en dresse l’éloge22. Les oliviers attiques sont d’ailleurs invoqués comme témoins en même temps que les céréales, les vignes et les figuiers dans le serment des éphèbes athéniens23. Cet arbre renvoie donc à la fois à l’image de l’athlète victorieux dont la tête est ceinte de ses feuilles, aux mythes des origines d’Athènes et à Athéna, sa divinité protectrice par excellence, ainsi qu’à son territoire nourricier que le citoyen soldat est appelé à défendre. Accrochées à la porte de la maison où un petit garçon est né, ces branches rappellent que c’est la communauté civique d’Athènes que l’enfant vient compléter, et qu’il est destiné à en devenir un citoyen à part entière et dans toutes ses dimensions, tant culturelles que religieuses, patriotiques ou militaires.

• 24 Plutarque, Consolation à sa femme (Moralia, 611c).
• 25 Philippe Lafargue, « Le pais amphitalès. L’autre enfant d’Athéna », Soigner par les lettres. La bib (...)

7Les exigences sociales propres au genre auquel ils étaient assignés étaient projetées sur les enfants dès la naissance. À propos de Timoxéna, sa fille décédée à l’âge de deux ans, Plutarque écrit ainsi qu’elle est morte ἀγάμου καὶ ἄπαιδος (agamou kai apaidos), littéralement sans avoir connu le mariage et sans avoir eu d’enfant24. Cette précision ne manquera pas de surprendre le lecteur contemporain, mais elle témoigne des préoccupations des Anciens et de leur regard sur cette période de la vie. Dès la naissance, les enfants étaient donc assignés à un genre et aux attentes sociales liées à ce dernier ; dans les familles de citoyens athéniens, les fillettes étaient ainsi de futures épouses et de futures mères de citoyens, quand les garçonnets étaient de futurs membres de la communauté civique, une assignation manifestée par les rites qui accompagnaient l’annonce de leur naissance25.

• 26 Anthologie Palatine, VI, 271 (fils, mi iii^e s. avant J.-C.) et VI, 146 (fille, début iii^e s. avant (...)
• 27 Callimaque, Iambes, II, 12. Sur l’exposition préférentielle des filles : Pierre Brulé, « Infanticid (...)
• 28 Olympia Bobou, Children in the Hellenistic World: Statues and Representation, Oxford, OUP, 2015.

8Cette distinction s’accompagnait-elle d’une préférence pour les garçonnets ? Les épigrammes votives composées à l’occasion de naissances compilées dans l’Anthologie Palatine ne précisent qu’à deux reprises le sexe de l’enfant. L’une fait référence à un fils, l’autre à une fillette que sa famille accueille avec joie, tout en espérant la naissance prochaine d’un garçon26. Comme le montre aussi le poème composé par Callimaque, au iii^e siècle avant notre ère, à l’occasion de la naissance de la fille de son ami Léon, la naissance d’une fille ne plongeait donc pas toujours ses proches dans le désarroi, bien qu’une préférence pour les héritiers mâles se dessine27. Cette attitude vis-à-vis des fillettes a toutefois évolué depuis l’époque classique ; la période hellénistique correspond en effet à un intérêt plus marqué pour l’enfance en général et à un regain d’intérêt pour l’enfance féminine en particulier, ce qu’illustre la composition de Callimaque28. Si une préférence pour les petits garçons, futurs citoyens, et des attentes propres à chaque genre se dessinent dès la naissance dans les sources du monde grec, les fillettes ne sont pas marginalisées pour autant et elles font aussi l’objet de soins attentionnés.

• 29 Robert Parker, Polytheism and Society at Athens, Oxford, OUP, 2005, p. 429-432; Emmanuel Voutiras, (...)
• 30 Inscriptiones Graecae (désormais IG) II² 4548 ; Kaczko, Archaic…, op. cit., n^o 140.

9Deux inscriptions provenant du Phalère et datées de la fin du v^e siècle avant J.-C. documentent les pratiques rituelles de la prime enfance à Athènes à l’époque de la guerre du Péloponnèse qui déstabilisa durablement la cité. Abondamment commenté, ce dossier n’en demeure pas moins ambigu29. D’après l’un de ces textes, Xénocratéia fit une offrande pour son fils Xéniadès dans le sanctuaire de Képhisos qu’elle fonda peut-être : « Xénocratéia a fondé cet autel de Képhisos et lui a consacré ce présent ainsi qu’aux dieux partageant son autel en remerciement pour l’éducation, fille et mère de Xéniadès du dème de Cholleidai. Quiconque le souhaite peut sacrifier pour l’accomplissement de bonnes choses30 ».

• 31 Athènes, Musée national, 2756. Milette Gaifman, « Visual evidence », in Esther Eidinow et Julia Kin (...)
• 32 IG II² 4547. Jennifer Larson, Greek Nymphs: Myth, Cult, Lore, Oxford/New York/Athens, Oxford Univer (...)
• 33 John Oakley, « Children in Athenian Funerary Art during the Peloponnesian War », in Olga Palagia (d (...)

10Sur le relief votif qui accompagne l’inscription, Xénocratéia et son fils sont entourés d’une assemblée de dieux et le très jeune âge de l’enfant est suggéré à la fois par sa nudité et par son corps potelé31. L’autre inscription trouvée à proximité consiste en une liste de divinités féminines et masculines qui seraient celles qui entourent Xéniadès sur le relief et qui partageaient l’autel de Képhisos32. Le garçonnet est donc placé sous la protection de plusieurs divinités courotrophes, c’est-à-dire protectrices de l’enfance. À Athènes, la période de la guerre du Péloponnèse correspond à un intérêt plus soutenu pour les enfants, espoir du renouveau de la communauté civique, dont témoignent reliefs, stèles funéraires ou statues les représentant33. C’est sans doute dans cette dynamique qu’il faut interpréter le geste votif de Xénocratéia qui était peut-être une veuve fortunée ayant perdu son époux au combat. Cette situation l’aurait alors poussée à chercher la protection des divinités invoquées pour elle-même et pour son fils en bas âge.

• 34 Robert Garland, « Children in Athenian Religion », in Grubbs/Parkin (dir.), Childhood…, op. cit., p (...)
• 35 Robert Parker, Polytheism…, op. cit., p. 13-14.
• 36 Isée, III, 73-76. Jean-Baptiste Bonnard, « Un aspect positif de la puissance paternelle : la fabric (...)
• 37 Richard Hamilton, « Sources for the Athenian Amphidromia », Greek, Roman and Byzantine Studies, 25, (...)

11Les rites de la prime enfance visaient à protéger cette période particulièrement critique de la vie humaine, mais aussi à intégrer les nouveaux venus à leur société de manière concentrique, depuis l’oikos jusqu’à la cité34. Les sources documentent toutefois principalement le contexte athénien et ne sauraient être généralisées à l’ensemble du monde grec. Dès leur naissance, les enfants nés dans des familles de citoyens faisaient l’objet d’une série de rites qui s’ouvrait par les Amphidromies et la Dékatè35. Bien que documentés par les sources littéraires et lexicographiques, les contours de ces rites nous échappent en partie. Il s’agissait en effet de pratiques familiales qui pouvaient varier d’un oikos à l’autre, ce qui explique le caractère flou de notre documentation et certaines contradictions apparentes. Les Amphidromies, dont le déroulement a certainement différé d’une famille à l’autre, marquaient rituellement la reconnaissance de l’enfant, fille comme garçon, comme membre de l’oikos36. Seuls les membres du foyer semblent y prendre part. Un cercle plus large de familiers était en revanche convié quelques jours plus tard lors de la Dékatè : l’enfant, fille comme garçon, recevait alors officiellement son nom37.

• 38 Jules Labarbe, « L’âge correspondant au sacrifice du koureion et les données historiques du sixième (...)
• 39 Athènes, Musée de l’Acropole, 3030. Alan Shapiro, « Fathers and Sons, Men and Boys », in Neils/Oakl (...)
• 40 Souda, s.v. Ἀπατούρια ; Pollux, VIII, 107 ; Scholie à Aristophane, Acharniens, 146 (le troisième jo (...)

12Au cours de sa première année, l’enfant était présenté aux membres de la phratrie par son père qui offrait un sacrifice, le méion, lors des Apatouria38. Un relief votif fragmentaire conservé au Musée de l’Acropole d’Athènes représentant un père et son jeune fils s’avançant vers Athéna, reconnaissable à la chouette posée sur son poignet, évoque peut-être cette cérémonie39. Certaines sources suggèrent que cette présentation concernait aussi les fillettes, mais il est probable qu’il s’agisse de traditions locales propres à certaines phratries40. Cette cérémonie constituait pour les garçons une première étape de leur intégration dans la communauté civique.

• 41 Erika Simon, Festivals of Attica. An Archaeological Commentary, Madison, University of Wisconsin Pr (...)
• 42 Gerard Van Hoorn, Choes and Anthesteria, Leiden, Brill, 1954; Richard Hamilton, Choes and Anthester (...)
• 43 Une toute petite fille sur un chous: Copenhague, Department of Classical and Near Eastern Antiquiti (...)
• 44 Philostrate, Sur les Héros, XII, 2, 720 : à Athènes, les enfants de trois ans sont couronnés de fle (...)
• 45 Callimaque, Aitia, fragment fr. 178 (Pfeiffer). Bernard Dietrich, « A Rite of Swinging during the A (...)
• 46 Athènes, Musée national, BS 319 (vers 315 avant J.-C.). Sabetai, « Playing… », Art. cit., p. 72, fi (...)

13Nombre de travaux relatifs à l’enfance présentent les Anthesthéria comme une autre étape importante du cursus rituel des petits Athéniens41. Ces fêtes en l’honneur de Dionysos duraient trois jours au début du printemps et réunissaient toutes les composantes de la cité, des esclaves aux citoyens et des enfants aux adultes. L’historiographie retient souvent que les enfants de trois ans goûtaient une gorgée de vin dans des vases à boire miniatures appelés choes au deuxième jour des célébrations42. Ces objets, datés pour l’essentiel du dernier quart du v^e siècle avant J.-C. et mis au jour notamment dans des tombes d’enfants en Attique ainsi qu’en Italie du Sud, figurent en majorité des garçons dans un contexte rituel rappelé par les couronnes dont ils sont ceints et par les autels et les tables à offrandes qui les entourent. La plupart sont en bas âge, représentés nus avec des colliers d’amulettes en travers de leur buste. Certains n’ont pas encore acquis la marche et rampent43. Ce faisceau d’éléments a suffi à reconstituer un rite de la petite enfance aux Anthestéria au cours duquel les enfants auraient été symboliquement intégrés à la cité par la consommation de vin. Aucune source littéraire ou épigraphique ne documente pourtant explicitement une telle pratique. Cette interprétation, qu’il faut donc corriger, repose en réalité sur trois mentions épigraphiques très tardives par rapport aux scènes rituelles figurées sur les choes44. La participation religieuse des enfants en général, et en bas âge en particulier, est toutefois bien illustrée par l’iconographie de ces vases à boire. Ils prenaient ainsi part lors des Anthestéria au rite de l’aiora. Les jeunes filles faisaient alors de la balançoire en souvenir d’Érigone, fille du roi athénien Ikarios, qui se suicida par pendaison. Son père, à qui Dionysos avait enseigné l’art de la viniculture, fut assassiné par des Athéniens qui, expérimentant les symptômes de l’ivresse, le soupçonnèrent de les avoir empoisonnés45. Ces jeux rituels n’étaient toutefois pas réservés aux jeunes filles. Sur un chous du Peintre d’Érétrie, un père hisse son fils sur une balançoire, et tous deux sont ceints de couronnes et en tenues de fête : il s’agit peut-être d’une scène évoquant l’aiora46. Le dossier des choes illustre donc la participation des tout-petits, filles et garçons, aux fêtes athéniennes aux côtés de leurs familles, et la part active qu’ils prenaient dans certaines pratiques rituelles.

• 47 Polémon d’Ilion, FHG, fr. 86 apud Athénée, IV, 139a-b.
• 48 Hésychios s.v. κορυθαλία ; Etymologicum Magnum, s.vv. κορυθάλη et εἰρεσιώνη ; Chantraine, Dictionna (...)
• 49 Hésychios s.vv. κορυθαλία et κορυθαλίστριαι. Samuel Wide, Lakonische Kulte, Darmstadt, Wissenschaft (...)

14Le dossier attique des rites de la prime enfance est assez bien connu mais Athènes n’est pas la seule cité grecque pour laquelle ces pratiques sont documentées par les sources littéraires. Un fragment du géographe Polémon d’Ilion daté du iii^e siècle avant J.-C. évoque les Tithénidia à Sparte. Pendant ces fêtes, les garçonnets nés dans l’année étaient amenés dans le sanctuaire d’Artémis Korythalia par leurs nourrices qui y sacrifiaient des porcelets mâles47. L’épiclèse de la déesse renvoie au terme κορυθάλη (korythalè), le rameau de laurier qui peut être rapproché de l’eirésiônè des Athéniens, une branche bourgeonnante portée lors des cérémonies de mariage notamment48. Ce rite évoque la croissance et le soin des enfants, c’est-à-dire la courotrophie. À l’époque hellénistique, Artémis Korythalia se voyait confier au cours d’une cérémonie collective la protection de toute une classe d’âge de petits garçons, futurs homoioi spartiates49. Il s’agit donc d’un rite civique de l’enfance accompli à l’échelle de la communauté selon un calendrier propre à Sparte.

• 50 Sur la pousse des dents : Hippocrate, De la dentition, VII à XII ; Soranos d’Éphèse, Maladie des fe (...)
• 51 Véronique Dasen, « Les amulettes d’enfants dans le monde gréco-romain », Latomus, 62/2, 2003, p. 27 (...)

15Face aux dangers de la prime enfance, des stratégies apotropaïques étaient mises en place par les proches des petits et les périodes critiques de la prime enfance devaient faire l’objet de rituels dont les contours nous échappent faute d’avoir été documentés dans nos sources littéraires. La pousse des dents et le sevrage notamment inquiétaient les sociétés des mondes anciens50. Le fort taux de mortalité infantile de façon générale explique aussi les précautions qui étaient prises, comme le port d’amulettes pour protéger les tout-petits, filles comme garçons51.

• 52 Hérodote, VI, 61, 6, et Pausanias, III, 7, 7.

18Du côté de Sparte, si les garçonnets nés dans l’année étaient placés lors des Tithénidia sous la protection d’Artémis, une cérémonie similaire pour les filles est évoquée par Hérodote et Pausanias qui rapportent l’anecdote d’une fillette en bas âge au physique disgracieux que sa nourrice menait chaque jour dans le temple d’Hélène près de Sparte. Elles croisèrent un jour en chemin une femme mystérieuse qui leur assura que la fillette deviendrait la plus belle femme de la ville52. La nourrice joue aussi un rôle central dans ce rite de la prime enfance féminine sous la protection d’Hélène.

• 53 Sophie Laribi-Glaudel, « Jeux de garçons, jeux de filles. Les épigrammes funéraires grecques », in (...)
• 54 Sur les femmes et le care : Hélène Castelli, « Les gestes d’Hécamède. Femmes pourvoyeuses de soin e (...)

19La prime enfance était une période de construction et d’assignation genrée des petites et des petits d’humain, et ce dès la naissance. Par les soins qu’il reçoit et par les jeux auxquels il s’adonne, l’enfant est inscrit dans les attitudes qui seront attendues de lui53. Les fillettes sont conditionnées dès la prime enfance à leur futur rôle d’épouse et de mère, comme la petite Timoxéna. Plutarque la dépeint ainsi en train de demander à sa nourrice de nourrir ses jouets ; or, une fois adulte, l’épouse doit garantir par ses propres tâches domestiques ou de surveillance du personnel de la maison si elle en a les moyens, la nourriture au sein de son foyer. Elle doit aussi s’assurer que les membres de l’oikos reçoivent les soins nécessaires, en particulier les enfants qui le composent54. Bien que les filles ne soient pas absentes des pratiques rituelles de la prime enfance, elles apparaissent davantage en retrait. Futurs citoyens, les garçonnets étaient intégrés au plus tôt à la communauté des citoyens ; les rites tels que le méion lors des Apatouria athéniennes ou les Tithénidia spartiates marquaient cette assimilation progressive et devaient permettre une forme d’acculturation du tout-petit aux références des hommes adultes, tout en les détachant progressivement du groupe des femmes en charge des soins des jeunes enfants. Les fillettes y restaient associées et n’y évoluaient qu’au moment du mariage. Elles ne faisaient donc pas l’objet des mêmes rites d’intégration que les garçons. Pourtant, elles jouaient dans les différentes célébrations des cités grecques un rôle rituel important qui, outre sa dimension purement religieuse, devait les préparer à leur futur rôle d’épouse et de mère.

• 55 IG II/III² 4, 2, 1006 (ii^e s.).
• 56 IG II/III² 4, 2, 1337 (vers 300).
• 57 IG II/III² 4, 2, 717, 879, 883 (iv^e-iii^e s.).
• 58 Supplementum Epigraphicum Graecum (désormais SEG) 31, 431 (335-322).
• 59 SEG 64, 172 (ii^e s.).
• 60 IG XII 5, 195 (i^er s.).

20Les petits enfants se rendaient au sanctuaire avec leurs parents comme simples spectateurs, objets des rites ou acteurs de ces derniers lors de festivités spécifiques ou au cours de visites ponctuelles. Le corpus épigraphique du monde grec compte un nombre important d’inscriptions votives accompagnant des offrandes consacrées par des parents qui plaçaient ainsi leurs enfants sous la protection de divinités courotrophes. Les formulaires ne précisent certes pas l’âge des petits fidèles, mais nous avons relevé huit occurrences du terme παιδίον qui renvoie à la petite enfance dans des inscriptions votives datées du iv^e au i^er siècle avant J.-C. : elles sont adressées à Artémis Diktynna55, Agdistis et Attis56, Asclépios57 et Amphiaraos58 en Attique, à Déméter à Argos59, et à Ilithyie à Paros60.

• 61 Athènes, Musée archéologique du Pirée, B 5383. Lesley Beaumont, Childhood in Ancient Athens, Iconog (...)
• 62 Paris, Musée du Louvre, MA 755 : Asclépiéion d’Athènes, 340/320 avant J.-C. ; Folkert Van Straten, (...)
• 63 Athènes, Musée national, 3304. Carol Lawton, « Children in Classical Attic Votive Reliefs », in Ada (...)
• 64 Olga Palagia, « Baby out of a basket in the Athenian Asklepieion », in Carol Mattusch, Alice Donohu (...)
• 65 Sur les statues de Brauron : Bobou, Children…, op. cit., p. 56-59.
• 66 Athènes, Musée national, 696 et 693, 694 et 695. Bobou, Children…, op. cit., cat. 19, 20, 21 et 22.(...)
• 67 Semeli Pingiatoglou, Eileithyia, Würzburg, Königshausen ger Neumann, 1981.

21Fidèles particuliers, mais à part entière, les tout-petits avaient donc leur place au sanctuaire comme en témoigne la figurine en terre cuite d’un bébé emmailloté provenant du sanctuaire d’Artémis Mounichia au Pirée qui accueillait des rites de l’enfance dès l’époque classique61. Le corpus des reliefs votifs de l’Asclépiéion d’Athènes et celui du sanctuaire d’Artémis à Brauron ont livré quelques représentations de bébés portés par leurs nourrices, généralement figurés en fin de cortège familial62. Un autre relief attique daté du iv^e siècle avant J.-C. et provenant de l’Asclépiéion du Pirée représente un père qui se dirige, son garçonnet dans les bras, vers l’autel sur lequel il va sacrifier un taureau63. Au moins trois autres fragments provenant peut-être de l’Asclépiéion d’Athènes documentent également la présence des tout-petits au sanctuaire. Une même scène y est représentée : une divinité, très certainement Asclépios, s’accroupit face à un panier d’où émerge le bras d’un bébé, fillette ou garçonnet64. Ces enfants furent présentés au dieu pour obtenir sa protection en général ou bien dans l’espoir qu’il les guérisse d’une maladie en particulier. Le corpus des statues d’enfants mises au jour dans des sanctuaires attiques peut être ajouté à celui des reliefs votifs. Le sanctuaire d’Artémis Brauronia a ainsi livré de nombreuses représentations de fillettes et de garçonnets dont les parents ont consacré les statues afin de les placer sous la protection de la déesse65. Comme dans le dossier des choes, les garçons sont plus représentés dans la statuaire. Toutefois, les fouilles du sanctuaire d’Ilithyie à Agrai n’ont livré que des statues de filles datées de la fin du iv^e siècle avant J.-C. et dont la plus jeune est figurée en position assise avec une jambe repliée, caractéristique des sujets très jeunes dans la statuaire grecque66. Ces fillettes, dont certaines en bas âge, étaient placées sous la protection de la déesse de la naissance qui occupait une place importante dans le panthéon des divinités protectrices de l’enfance et de la maternité, et plus largement de la parenté, en Attique ainsi que dans les îles égéennes67.

• 68 Lamia, Musée archéologique, AE 104, Fanouria Dakoronia et Lukretia Gounaropolou, « Artemiskult auf (...)
• 69 Timothy McNiven, « Behaving Like a Child: Immature Gestures in Athenian Vase Painting », in Cohen/R (...)

22Un relief votif d’Échinos en Thessalie met en scène une toute petite fille présentée à Artémis, protectrice des femmes et des jeunes filles68. La scène se passe dans un sanctuaire dont les murs étaient recouverts d’offrandes, notamment textiles, accrochées par des clous ou disposées sur des étagères. La petite fidèle d’Échinos est très jeune puisqu’elle est représentée dans les bras d’une adulte, peut-être sa mère, comme le bébé du Pirée porté par son père, et non debout comme le fils de Xénocratéia. Elle tend toutefois ses bras vers la divinité, un geste attendu d’une enfant un peu plus âgée. Cette représentation ne se veut pas nécessairement fidèle à la réalité ; le choix de l’artiste s’explique peut-être par la volonté d’accentuer artificiellement l’implication d’une toute-petite dans le rite et de souligner ainsi sa relation particulière avec la déesse qui la protégera au cours des différentes étapes de sa vie de femme. Il s’agit peut-être aussi de montrer que les filles grandissent plus vite, du moins que l’on attend d’elles des attitudes moins enfantines69. Ce relief thessalien documente donc une pratique rituelle genrée de la petite enfance au sein d’un sanctuaire d’Artémis en dehors de l’Attique.