• 1 Ermold le Noir, Poème sur Louis le Pieux et épîtres au roi Pépin, éd. et trad., Edmond Faral, Paris (...)
• 2 Le Jan, « Les cérémonies... », Art. cit., p. 185.
• 3 Janet Nelson, « The Lord Anointed and the People’s Choice: Carolingian Royal Ritual », in David Can (...)

1Dans le poème qu’Ermold le Noir rédige, entre 826 et 828, à l’intention de l’empereur Louis le Pieux et de son épouse l’impératrice Judith, pour obtenir leur clémence, le jeune fils du couple impérial est évoqué à deux reprises, à l’occasion des festivités organisées à Ingelheim pour le baptême du roi danois Harold et de sa suite (826). Le petit prince, alors âgé de 3 ans, apparaît une première fois, lors de la description du cortège qui mène Francs et Danois à l’église : « Devant son père marche joyeusement le bel enfant (puer) Charles, éclatant d’or ». Il est mentionné une seconde fois, lors de la partie de chasse qui suit le festin : « Le tout jeune (puer) Charles qui aperçoit [un daim], brûle de se mettre à sa poursuite, comme fait d’ordinaire son père », mais son précepteur (pedagogus) et sa mère le retiennent, puis d’autres ayant ramené l’animal vivant à l’enfant, celui-ci « saisit des armes adaptées à son âge et frappe la bête tremblante1 ». L’auteur, lettré imprégné de culture antique, reconstruit certes la réalité, mais ces manifestations, cortèges comme chasses, n’en constituent pas moins alors autant de mises en scène du pouvoir, organisées « selon une parfaite hiérarchie de genre et de rang2 » et le panégyrique n’exclut pas la référence à des réalités sociales3. Or, ces deux extraits ne sont pas sans intérêt pour approcher la petite enfance, si l’on considère que le poète ne peut donner une image trop éloignée de la réalité, au risque de déplaire au souverain dont il attend une faveur, ou à la reine, mère du petit Charles amené à hériter du pouvoir royal avec ses demi-frères. Ils conduisent à trois remarques : d’une part, le petit prince relève de la surveillance et des soins de sa mère, secondée dans sa fonction éducative par un précepteur ; d’autre part, il participe à la vie de cour et à la ritualisation du pouvoir qui s’intensifie sous les Carolingiens ; enfin, il dispose d’armes de taille réduite pour jouer en même temps que se former.

• 4 L’enfance et les enfants se sont progressivement affirmés comme des objets d’étude à part entière s (...)
• 5 La recherche récente s’intéresse davantage à la diversité des enfants et, en particulier, aux diffé (...)
• 6 Les études sur l’enfance et les enfants, dans leur diversité, intègrent plus nettement le genre dep (...)

2L’objectif de l’étude qui suit n’est pas de montrer que les enfants, filles comme garçons, ont toute leur place dans la société du Moyen Âge et que l’enfance constitue une période spécifique dans le cycle de la vie, ce qui a été déjà fait4, mais d’approfondir la réflexion en la concentrant sur la petite enfance, la première des phases identifiées dans l’enfance5, à partir des données relatives à la famille royale carolingienne, mieux éclairée par des documents plus diversifiés, du moins pour la génération de Charlemagne et des deux suivantes (fig. 1). Les constats réalisés ci-dessus à partir des indications données par Ermold le Noir sur le tout jeune Charles le Chauve peuvent-ils être généralisés et complétés pour, d’une part, saisir ce que représente la petite enfance dans la famille royale carolingienne et, d’autre part, mettre en lumière les différences de genre6, que celles-ci concernent le traitement des enfants en bas âge ou qu’elles s’appliquent aux parents qui n’entretiennent pas le même type de relations avec leurs jeunes enfants, selon qu’ils sont père ou mère, fils ou fille ? L’analyse envisagera, d’abord, ce que l’on sait des premières années de la vie, en particulier ce qu’elles représentent et impliquent, puis la place accordée aux jeunes enfants dans la famille royale et les enjeux qui la concernent.

• 7 Éginhard, Vie de Charlemagne, éd. et trad. Michel Sot, Christiane Veyrard-Cosme, Paris, Les Belles (...)
• 8 Janet Nelson, King and Emperor. A new life of Charlemagne, Londres, Penguin Books, 2019, ch. 3 : «  (...)

3La documentation écrite, plus réduite au haut Moyen Âge qu’à d’autres périodes historiques et principalement destinée à défendre des droits et légitimer le pouvoir – qu’il soit politique, religieux, social ou économique –, est d’une grande discrétion sur les premières années de la vie. Éginhard en témoigne dans la biographie de Charlemagne († 814), écrite quelques années après la mort du souverain dont il a été proche. Il y précise qu’il ne dispose d’aucun témoignage écrit ou oral sur sa naissance (nativitate), sa petite enfance (infantia) et sa jeunesse (pueritia), habituellement traitées dans les biographies antiques qui lui servent de modèles. À défaut d’être exact7, c’est une excuse plausible pour le dispenser de développements ne concourant pas à son propos. Quelques éléments sur l’enfance du souverain sont néanmoins donnés par d’autres sources, ce qui permet à Janet Nelson d’y consacrer un chapitre dans sa récente biographie de Charlemagne8. L’historien doit donc repérer les données éparses livrées au détour d’une remarque pour obtenir quelques renseignements sur tel ou tel membre de la famille qui permettent, en les croisant, d’approcher la petite enfance et ce qui la caractérise du point de vue des adultes écrivant à l’intention d’autres adultes. L’enquête a été menée principalement dans les sources narratives et biographiques, ainsi que dans une sélection de poèmes et d’épitaphes, qui fournissent quelques éclairages sur la famille royale, en particulier les jeunes enfants. Les auteurs, principalement des hommes, proches de la cour, sont des observateurs privilégiés, mais ce qu’ils consignent ou taisent est sélectionné avec soin pour soutenir le projet du souverain (ou d’un des souverains), en légitimant son autorité et en justifiant ses décisions comme ses actes, même si ce n’est pas leur seul but et que cela n’exclut pas des critiques.

• 9 Sur la gémellité, Didier Lett, Histoire des frères et sœurs, Paris, Éditions de La Martinière, 2004 (...)
• 10 Astronome (L’), Vita Hludowici imperatoris, éd. Ernst Tremp, MGH SRG 64, Hanovre, 1995, c. 3, p. 28 (...)
• 11 Annales du royaume des Francs, a 759, éd. et trad. Michel Sot, Christiane Veyrard-Cosme, Paris, Les (...)
• 12 Paul Diacre, Liber de episcopis Mettensibus, éd. et trad. angl. Damien Kempf, Paris-Leuven, Peeters (...)
• 13 Annales de Saint-Bertin, a. 875 et 876-877, éd. Félix Grat, Jeanne Vielliard, Suzanne Clémencet, Pa (...)

5Les naissances sont assez exceptionnellement enregistrées, du moins autrement que pour préciser les filiations, y compris dans la famille royale, sauf lorsque la précision est nécessaire au discours. L’Astronome, vraisemblablement chapelain du palais, auteur d’une biographie de Louis le Pieux († 840), composée vers 840-841, mentionne ainsi la naissance de ce dernier et de son frère jumeau – une particularité digne d’être soulignée9 – pendant la campagne de Charlemagne en Espagne (778), ainsi que celle de son fils Charles le Chauve en 82310, parce qu’elles ont des conséquences pour la suite des événements. Quelques autres naissances de garçons, mais aussi de filles, sont consignées, mais pour préciser que les enfants sont morts prématurément : Pépin, fils de Pépin III, né en 759, mort dans sa troisième année11 ; Adélaïde, fille de Charlemagne, née en 773 et décédée peu après12 ; deux fils de Charles le Chauve et Richilde, nés en 875 et 876 et morts l’un et l’autre peu après13. La forte mortalité infantile peut justifier que les naissances soient peu enregistrées, mais cela ne signifie pas que les contemporains y étaient indifférents, ni que les dates, au moins approximatives, ni donc l’âge ne soient pas connus et précisés lorsque c’est nécessaire. Cela complique néanmoins le travail des historiens étudiant la petite enfance.

• 14 Voir n. 12 : Sumpserat haec ortum prope menia celsa Papie / Cum caperet genitor Itala regna potens. (...)
• 15 Nelson, King..., op. cit., p. 133.
• 16 Voir n. 13 et Nelson, Charles le Chauve, op. cit., p. 265-266. Sur ces annales, rédigées par Pruden (...)
• 17 Paul Diacre, Liber..., op. cit., p. 82-85 : Matris nomen, renovans de morte dolorem / Postquam vixi (...)
• 18 Nelson, King..., op. cit., p. 203.
• 19 Suzanne Wemple, Women in Frankish Society: Marriage and the Cloister 500 to 900, Philadelphia, Univ (...)

6S’il y a peu de précisions sur la manière dont les naissances se déroulent concrètement, leur contexte est parfois évoqué et montre, d’une part, l’attention qui y est portée, d’autre part, les conditions dans lesquelles elles ont parfois lieu et, enfin, le danger qu’elles représentent. Paul Diacre insère, dans ses Gesta episcoporum Mettensium rédigées, vers 784, à la gloire des Carolingiens étroitement liés à l’épiscopat de Metz, l’épitaphe d’Adélaïde, fille de Charlemagne, née près de Pavie, pendant la campagne de son père en Italie (774)14. La grossesse, même proche du terme, n’empêche pas les reines de voyager quand les intérêts dynastiques sont en jeu : dans le contexte de la conquête du royaume des Lombards, Charlemagne est accompagné de sa femme, enceinte, qui accouche donc dans le campement des Francs qui font le siège de Pavie15. Deux générations plus tard, les Annales de Saint-Bertin précisent qu’en 876, Charles le Chauve qui profite de la mort de son frère Louis le Germanique pour reprendre une politique offensive à l’Est, est à Cologne avec sa femme Richilde, enceinte, et lorsque son neveu Louis III le Jeune passe le Rhin pour l’attaquer, celle-ci est envoyée dans une zone moins exposée. La défaite de l’armée de Charles le Chauve quelques jours plus tard, suivie de l’avancée de celle de Louis le Jeune, conduit la reine à quitter Herstal où elle s’était réfugiée et à accoucher sur la route d’un fils appelé Charles16. Dans les deux cas, malgré les conditions difficiles, les reines survivent à l’accouchement, ce qui n’est pas toujours le cas. Une épitaphe rédigée par Paul Diacre montre qu’une fille de Charlemagne, Hildegarde, qui a vécu 40 jours à peine, est morte peu après sa mère dont elle porte le nom17, ce qui laisse supposer que la reine n’a pas survécu à l’accouchement ou aux complications post-partum18. Si la documentation reste discrète sur les causes de la mort des reines, Suzanne Wemple a calculé que près de la moitié des femmes de la dynastie carolingienne étaient décédées à un âge compris entre 15 et 39 ans, ce qu’elle lie à leur devoir de procréatrices19, les individus restant alors démunis face à toute complication.

• 20 Voir n. 12 et 13. L’épitaphe précise qu’Adélaïde est envoyée vers le Rhône, donc en dehors du royau (...)
• 21 Voir Emmanuelle Santinelli-Foltz, Des femmes éplorées ? Les veuves dans la société aristocratique d (...)
• 22 Annales de Saint-Bertin, op. cit., a. 849, p. 57 et a. 878, p. 232.

7Les quelques indications données par la documentation montrent que dès la naissance, les enfants, filles comme garçons, font l’objet de soins attentifs. Qu’il s’agisse d’Adélaïde ou de Charles, dont la naissance, respectivement en 774 et 876, intervient en contexte de siège militaire ou de fuite, ils sont très vite conduits en lieu sûr20, ce qui témoigne du souci de les protéger quel que soit leur sexe. La même préoccupation se retrouve dans les accords conclus entre rois prévoyant, dans des contextes difficiles, la prise en charge des enfants (liberi) de l’autre en cas de décès, quel que soit leur âge, mais incluant régulièrement de jeunes enfants au moment de leur conclusion, ainsi que les enfants à naître21. Les Annales de Saint-Bertin enregistrent ainsi l’accord qui lie, en 849, Charles le Chauve (dont les enfants ont moins de cinq ans) et son frère Louis le Germanique et, à la génération suivante, en 878, Louis le Bègue et son cousin Louis le Jeune, dont le fils Louis n’a qu’un an22.

• 23 Astronome (L’), Vita…, op. cit., c. 3, p. 288.
• 24 Ibid., c. 4, p. 292 et 294.
• 25 Pierre Riché, Danièle Alexandre-Bidon, L’enfance au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1994, p. 52.
• 26 Astronome (L’), Vita…, op. cit., c. 4, p. 294.
• 27 Jean-Michel Mehl, « Les Jeux de l’enfance au Moyen Âge », in Fossier (dir.), La petite enfance..., (...)

8En contexte plus paisible, l’Astronome explique, après avoir mentionné la naissance de Louis le Pieux, que celui-ci fut « élevé/nourri avec tous les soins que requièrent les enfants » (infantilibus nutriebatur inpendiis)23. Même s’il ne précise pas ce que ces soins recouvrent parce que ce n’est pas son propos, il souligne l’attention portée aux enfants dès leur plus jeune âge. Il évoque néanmoins, pour rappeler la jeunesse du roi au moment des faits, le berceau (cune, cunule) que le petit prince utilise pour dormir ou être transporté24, ce qui confirme l’existence d’un mobilier adapté, attesté par d’autres types de sources25. L’auteur mentionne aussi « les armes qui conviennent à son âge » (congruentibus eius aevo armis) qu’il porte en 781, alors qu’il a trois ans26, ce qui rappelle les vers d’Ermold le Noir sur le jeune Charles le Chauve. Dans l’un comme l’autre cas, les armes sont associées à l’exercice du pouvoir dont les jeunes princes sont amenés à hériter, mais leur petite taille, dont l’archéologie a retrouvé des exemplaires pour l’époque mérovingienne, ne peut manquer de questionner sur leur usage ludique, en même temps que pédagogique. Pour le haut Moyen Âge, les références aux jeux et aux jouets sont rares, en particulier pour les enfants auxquels ils ne sont pas réservés, mais cela ne signifie pas que ceux-ci n’y ont pas recours dès leur plus jeune âge, tout pouvant être jeu ou jouet, avec des spécificités plus ou moins propres à chaque âge, milieu social, voire sexe. Ils sont cependant difficilement perceptibles à l’historien. L’apport d’autres disciplines, ainsi que l’éclairage de la documentation de l’Antiquité tardive et de la fin du Moyen Âge permettent néanmoins de supposer que la petite enfance devait aussi correspondre, au haut Moyen Âge, aux jeux d’exploration et d’imitation, ainsi qu’à l’usage de hochets, toupies et objets miniaturisés de la vie quotidienne (armes, mais aussi figurines animales et humaines, charrettes, bateaux, poupées, dinettes, etc.), sans exclure néanmoins que certains de ces objets aient pu aussi avoir d’autres fonctions que ludiques27.

• 28 Éginhard, Vie..., op. cit., c. 19, p. 46-49. Suétone consacre un paragraphe aux enfants d’Auguste, (...)
• 29 Ibid., c. 18 et 19, p. 44-47.
• 30 Annales du royaume des Francs, op. cit., a 780-781, t. I, p. 36-37 : [780] Tunc sumpto consilio, ut (...)
• 31 Danièle Alexandre-Bidon, Didier Lett, Les enfants au Moyen Âge, V^e-XV^e siècles, Paris, Hachette, 19 (...)
• 32 John Carmi Parsons, Bonnie Wheller (dir.), Medieval Mothering, New York-Londres, Garland Publishing (...)
• 33 Voir n. 1.
• 34 Emmanuelle Santinelli-Foltz, Couples et conjugalité au haut Moyen Âge (VI^e-XII^e siècles), Turnhout, (...)

10Éginhard, qui s’inspire entre autres de la Vie d’Auguste par Suétone, explique, dans sa biographie de Charlemagne, que le roi « apportait un si grand soin à l’éducation de ses fils et de ses filles que jamais, s’il était chez lui, il ne mangeait, ni ne se déplaçait sans les avoir avec lui28 ». L’auteur ne précise pas l’âge des enfants, mais les naissances se sont étalées tout au long de son règne, ce qui implique la présence constante d’enfants en bas âge à la cour, auxquels s’ajoutent ses petits-enfants29. Si la remarque d’Éginhard vise comme d’autres à souligner la cohésion de la famille royale, d’autres sources témoignent que Charlemagne s’est régulièrement déplacé avec ses enfants, garçons et filles, dans le royaume, ce qui n’a rien d’étonnant puisque la royauté est itinérante, mais aussi en dehors, comme en 780-781 où il fait le voyage jusqu’à Rome avec sa femme Hildegarde, ses fils Pépin et Louis, auxquels s’ajoute sa fille Gisèle née pendant le voyage30. Par ailleurs, la proximité de Charlemagne avec ses enfants, sur laquelle insiste Éginhard – qui centre son œuvre sur le roi –, mais ne lui est pas spécifique31, n’exclut pas un rôle de la mère32. La documentation indique en effet régulièrement que le roi rejoint sa femme et ses enfants laissés à tel endroit pendant l’un de ses déplacements liés aux affaires du royaume, ou qu’il les fait venir là où il se trouve, ce qui laisse supposer que le soin des enfants relèverait plus particulièrement de la reine, mère ou belle-mère – compte tenu de la longévité du roi et de ses veuvages multiples –, même si celui-ci ne s’en désintéresse pas. C’est en particulier le cas lorsque les enfants sont jeunes, ce qui explique que le petit Charles le Chauve, âgé de trois ans, participe à la chasse aux côtés de sa mère et non de son père33. Cela correspond d’ailleurs à la répartition des rôles masculin et féminin dans l’exercice complémentaire du pouvoir qui assigne à la reine la gestion du palais, c’est-à-dire de la vie quotidienne de la cour royale, incluant famille, élites de passage et domesticité, même si la réalité est moins tranchée que ne le laisse supposer le discours34. Les enfants en bas âge sont compris dans ce vaste groupe d’individus relevant plus particulièrement de la responsabilité de la reine.

• 35 Voir n. 12 et 13.
• 36 Voir n. 17.
• 37 Astronome (L’), Vita…, op. cit., prologue, p. 284 ; Flodoard, Histoire de l’Église de Reims, éd. Ma (...)
• 38 Garver, « Childbearing... », Art. cit., p. 235.

11Même si père et mère sont attentifs à leurs enfants, quels que soient leur âge et leur sexe, et participent à leur éducation, cela ne signifie pas qu’ils s’en occupent au quotidien ni que ceux-ci vivent forcément dans leur entourage, ce qui implique tout un personnel destiné à cela, placé sous l’autorité de la reine, même si la documentation reste là encore d’une grande discrétion à ce sujet. Lorsqu’Adélaïde et Charles sont mis en sécurité peu après leur naissance, leur mère ne part pas avec eux : pour le second, les Annales de Saint-Bertin précisent que sa mère, Richilde, le confie à un de ses fidèles (famulus)35. Mais il faut aussi au moins une nourrice pour alimenter le bébé. C’est également le cas pour Hildegarde, dont la mère est morte en lui donnant la vie ou peu après36. Il est cependant difficile de savoir quelles étaient les pratiques relatives à l’allaitement, lorsque les naissances survenaient sans qu’il y ait complication. Quelques indices laissent supposer que le recours à une nourrice était probablement la norme à la cour, ce que les auteurs ne prennent pas la peine de préciser, comme pour le reste de l’entourage domestique, sauf pour expliquer une situation particulière, par exemple l’autorité du témoignage d’Adémar (du même âge (coevus) que Louis le Pieux) ou la promotion d’Ebbon, d’origine modeste, comme archevêque de Reims, parce qu’ils étaient frères de lait (connutritus, collactancus) du souverain37 : si les termes peuvent suggérer autant l’allaitement que les soins donnés par une autre que la mère38, ils attestent la présence d’un personnel féminin pour s’occuper des enfants, et en particulier des bébés.

• 39 Astronome (L’), Vita…, op. cit., c. 4, p. 294.
• 40 Nithard, Histoire des fils de Louis le Pieux (814-843), éd. et trad. Philippe Lauer, Paris, Belles (...)
• 41 Nelson, Charles le Chauve, op. cit., p. 104.
• 42 Airlie, Making..., op. cit., p. 110.

12Les jeunes enfants de la famille royale ne sont pas confiés qu’aux soins des femmes, les nourrices et autres responsables des soins aux plus petits étant secondées par du personnel masculin, issu de la domesticité mais aussi de l’aristocratie, ce dont témoigne la documentation pour des garçons devenus rois ensuite, donc objets de discours. Le jeune Louis le Pieux, élevé à la royauté à trois ans (781), est envoyé en Aquitaine avec des fidèles de son père, désignés comme précepteurs (baiulum) et tuteurs (ministros [...] tutelae congruos puerili)39. La situation est particulière : les impératifs politiques ont conduit le jeune prince à quitter extrêmement tôt le cercle familial, ce qui nécessite de prendre des dispositions spécifiques. Lorsque ce n’est pas le cas, il faut reconnaître que celles et ceux qui s’occupent à la cour des enfants, notamment en bas âge, restent d’une grande invisibilité dans la documentation, ce qui rend difficile la perception du partage des tâches susceptible d’être opéré entre les sexes. Parmi les rares données dont on dispose, outre le pedagogus du jeune Charles le Chauve évoqué par Ermold le Noir, on apprend par Nithard, neveu de Louis le Pieux qui écrit en 841 une histoire des fils de l’empereur, que celui-ci a confié (commandavit), en 829, son fils Charles le Chauve – âgé donc de six ans – au duc Bernard de Septimanie40, dont la place à la cour s’est renforcée : si l’auteur insiste sur la modification du réseau d’alliance de l’empereur, il n’en montre pas moins aussi que les fonctions auprès des enfants, ici probablement pour superviser le quotidien du jeune prince, sont, d’une part, également des affaires masculines et, d’autre part, qu’elles s’inscrivent dans le système de gouvernement qui repose sur les liens personnels, du fait, certes, qu’il s’agit d’un fils de roi amené à hériter du pouvoir royal. En outre, Janet Nelson a montré que la même année, le moine lettré Walafrid Strabon aurait été désigné pour instruire le jeune prince41, ce qui ne signifie pas que sa mère, une femme, s’en décharge, puisqu’elle commande au même moment à Fréculf de Lisieux un volume de son Histoire universelle dans ce but42. Pour autant, six ans, est-ce encore la petite enfance ?

• 43 Thijs Porck, Old Age in Early Medieval England. A Cultural History, Woodbridge, Boydell, 2019, p. 1 (...)
• 44 Lesley A. Beaumont, Matthew Dillon, Nicola Harrington, « Introduction: investigating the ancient Me (...)

13Si le début de la petite enfance correspond à la naissance, il est plus difficile de déterminer sa fin. Les lettrés du haut Moyen Âge reprennent largement le discours patristique et antique sur le cycle de la vie, dont chacun a conscience, ainsi que les catégorisations en différents âges. Mais les schémas qui coexistent proposent un nombre variable d’âges – y compris chez un même auteur – aux limites plus ou moins précises43, et il faut aussi tenir compte des décalages entre le discours et la réalité. Pour l’Antiquité qui a fait l’objet d’études pluridisciplinaires diachroniques dans les sociétés du pourtour méditerranéen, les âges de trois et sept ans apparaissent comme des étapes majeures de l’enfance, s’accompagnant de transformations biologiques, psychologiques et sociales44.

• 45 Isidore de Séville, Etymologiae sive origines, V : De legibus - De temporibus, 38, 5, et surtout XI (...)

14À l’époque carolingienne, les schémas que l’on rencontre le plus souvent reposent sur trois (Grégoire le Grand († 604)) et six âges (Augustin († 430), Isidore de Séville († 636), Alcuin († 804)), selon notamment que le début de la vie est marqué ou non par la distinction entre le bas âge (infantia) et l’enfance (pueritia). C’est Isidore de Séville qui fixe l’infantia jusqu’à 7 ans, la pueritia jusqu’à 14 ans et l’adolescentia jusqu’à 24 ans45. Mais la documentation relative aux Carolingiens n’indique la classe d’âge que lorsque cela permet de justifier une situation, un choix ou une décision. En outre, le tableau (fig. 2) qui répertorie leur mention montre que cette classification est principalement utilisée pour les garçons et que la terminologie est un indicateur imparfaitement fiable, ce que d’autres chercheurs ont noté depuis longtemps : infans ne désigne pas forcément un enfant en bas âge ; puer peut qualifier un enfant de moins de sept ans ; d’autres termes ou expressions sont utilisés pour désigner la petite enfance (pusilla puellula, paruulus).

• 46 Éginhard, Vie..., op. cit., c. 19, p. 44-45.
• 47 Ermold le Noir le précise pour la reine Judith : Poème..., op. cit., p. 182-183.
• 48 Selon Éginhard, Charlemagne fait instruire ses enfants, fils et filles, dans les arts libéraux : Vi (...)
• 49 Pierre Riché, « L’éducation religieuse par les femmes dans le haut Moyen Âge : le manuel de Dhuoda  (...)

15À défaut de déterminer un âge sonnant la fin de la petite enfance, il est possible de repérer des indicateurs qui pourraient symboliser le passage à l’enfance, et donc aider à différencier la petite enfance de l’enfance. Le fait que l’on trouve Charles le Chauve dans l’entourage de sa mère à trois ans et qu’il est confié à un homme vers six ans en même temps qu’il commence son instruction peut en être un : la fin de la petite enfance pourrait ainsi marquer pour les garçons le passage d’un univers majoritairement féminin à un autre plus nettement masculin. Si l’on en croit Éginhard, Charlemagne fait entraîner ses fils, dès que leur âge le leur permet (cum aetas patiebatur), à l’équitation, au maniement des armes et à la chasse, et il veille à ce que ses filles se forment au travail de la laine, à la quenouille et au fuseau et sachent tout ce qu’il y a d’honnête46. Si l’expression retenue pour désigner le début de cette éducation est vague et peut laisser supposer que cet âge peut varier d’un enfant à l’autre, la remarque peut signifier que la fin de la petite enfance correspond au moment où l’éducation des filles et des garçons devient plus nettement genrée, les premières devant être préparées aux tâches domestiques, tandis que les seconds doivent acquérir des compétences militaires, indispensables dans une société où le pouvoir s’impose d’abord par les armes. Pour les garçons, ce serait le passage du jeu avec les armes à l’entraînement pragmatique. Pour autant, la distinction opérée par Éginhard, partiellement empruntée à Suétone, doit être nuancée : d’une part, les sources écrites et archéologiques montrent que les femmes montent à cheval47, ce qui implique un apprentissage et donc une formation des filles beaucoup plus diversifiée que le discours d’Éginhard et d’autres ne le laisse supposer ; d’autre part, l’éducation reste en partie mixte, en particulier l’instruction, à laquelle certaines familles, notamment carolingienne, sont attachées48 et encore plus, l’éducation morale et religieuse qui relève des fonctions maternelles depuis le plus jeune âge des enfants et se poursuit ensuite49, nuançant ainsi la rupture entre petite enfance et enfance.

• 50 Translatio S. Germani, éd. Georg Waitz MGH SS 15.1, Hanovre, 1887, c (3), p. 6 et c (6), p. 8. Nels (...)

16Les indicateurs peuvent aussi être biologiques et mieux perceptibles par les enfants eux-mêmes, dont le point de vue est difficile à saisir à partir des données disponibles. Le récit, au début du ix^e siècle, de la translation de saint Germain, réalisée vers 755 en grande pompe, en présence de Pépin III, enregistre ainsi un souvenir de Charlemagne qui l’aurait ensuite raconté à des proches. Celui-ci, âgé de 7 ans (puer septennis), assiste avec l’ensemble de la famille royale à la cérémonie qui contribue à renforcer le pouvoir de la jeune dynastie en lui donnant une dimension sacrée. Or, pendant que la cérémonie s’éternise et qu’il joue comme le font les enfants (utpote pueriliter ludens), il saute par accident dans le trou creusé pour accueillir le sarcophage et il perd sa première dent de lait (primum dentem de ore meo mutavi). L’événement qui marque une étape dans le développement de l’enfant paraît être perçu par Charlemagne lui-même comme le moment où il commence à comprendre la discipline. Ce qui pourrait être interprété comme le passage conscient de la petite enfance à l’enfance est par ailleurs associé à un épisode surnaturel, de bon augure et favorisant le souvenir de cette transition50.

• 51 Voir n. 10 et 12.

19Parmi les rares informations données sur les enfants en bas âge figure le baptême, à l’occasion duquel est souvent donné le nom. L’épitaphe d’Adélaïde associe les deux événements qui participent à la naissance sociale de l’enfant pour cette fille de Charlemagne et d’Hildegarde, de même que l’Astronome pour Louis le Pieux et Charles le Chauve51.

• 52 Michel Rubellin, « Entrée dans la vie, entrée dans la chrétienté, entrée dans la société : autour d (...)
• 53 Voir n. 30 ; Annales Mettenses Priores, a. 711, éd. B. De Simon, MGH SRG 10, Hanovre, 1905, p. 68-6 (...)
• 54 Voir n. 10.
• 55 Nelson, King..., op. cit., p. 181-185.

20Le baptême des enfants qui est la norme dans la société carolingienne de plus en plus imprégnée par le christianisme vise à laver le péché originel – nécessaire pour gagner le salut – en même temps qu’il marque l’entrée dans la communauté des chrétiens. Il témoigne donc du souci des adultes d’assurer la protection spirituelle des enfants dès leur plus jeune âge et correspond, dans le cycle de la vie, à un premier rite de passage et d’intégration à la vie sociale. L’âge au baptême reste imprécis et variable, dans le discours des clercs carolingiens52 comme dans la pratique. Selon plusieurs Annales rédigées dans l’entourage de Charlemagne, celui-ci, en Italie en 781, fait baptiser par le pape son fils Carloman renommé Pépin, âgé d’environ quatre ans, puis sur le retour, sa fille Gisèle, née peu auparavant, par l’archevêque de Milan53. Quant à l’Astronome, il laisse supposer que le baptême de Louis le Pieux et Charles le Chauve a suivi de peu leur naissance54, sans que l’on puisse être plus précis. Janet Nelson a cependant montré que le cas de Carloman-Pépin était spécifique et son baptême longtemps différé, pour des raisons politiques55. Il en ressort que les enfants de la famille royale sont généralement baptisés dans les premiers mois de leur existence, plus ou moins rapidement selon le contexte et les opportunités.

• 56 Joseph Lynch, Godparents and Kinship in Early Medieval Europe, Princeton University Press, 1986; Le (...)
• 57 Nithard, Histoire des fils de Louis le Pieux (814-843), II, 1-2, éd. et trad. Philippe Lauer, Paris (...)
• 58 Nelson, Charles le Chauve, op. cit., p. 98-99.
• 59 Annales Saint-Bertin, op. cit., a. 853, éd. Grat, p. 66. Nelson, Charles le Chauve, op. cit., p. 19 (...)
• 60 Annales Saint-Bertin, op. cit., a 877, p. 211.
• 61 L’époque carolingienne marque l’extension du cercle des non-épousables aux parents spirituels dans (...)

21En effet, comme le montre le cas de Carloman-Pépin, autour duquel les liens entre la papauté et la royauté franque se trouvent renouvelés, le baptême, créateur de parenté spirituelle, est l’occasion de nouer ou conforter des alliances56, et donc de renforcer le groupe de parenté, par l’intermédiaire des jeunes enfants, garçons comme filles. Aux relations extrafamiliales tissées par ce biais avec les élites laïques et religieuses, s’ajoutent les liens intrafamiliaux qui, en doublant ceux du sang, visent à réduire des inimitiés ou à assurer des protections. Si Lothaire est choisi comme parrain de son demi-frère Charles le Chauve, plus jeune d’un quart de siècle57, c’est parce que Louis le Pieux et Judith y ont vu un moyen de limiter l’hostilité du premier à l’égard du second, dont la naissance en 823 remettait en cause l’organisation de la succession décidée en 81758, même si cela n’empêcha pas les conflits fraternels ultérieurs. En 853, le baptême d’une fille de Charles le Chauve, tenue sur les fonts sacrés par Lothaire, est l’occasion de sceller la réconciliation temporaire entre les deux frères59. En 877, celui de son fils Charles, né peu auparavant, tenu par son oncle maternel Boson60, devenu l’un des principaux fidèles du roi, est destiné, tout en renforçant la proximité des deux hommes, à prévoir au petit prince une protection renforcée dans un contexte difficile. Pour autant, les informations glanées ne permettent pas d’identifier tous les parrains et encore moins les marraines des membres de la famille carolingienne, mentionnés dans la documentation uniquement lorsque l’auteur cherche à souligner les liens particuliers résultant de la parenté spirituelle : il est donc impossible de saisir s’il y a des logiques conscientes conduisant la dynastie à se lier par mariage à une partie des élites et par d’autres formes de liens, notamment spirituels, avec d’autres61.

• 62 Le Jan, Famille..., op. cit., p. 179.
• 63 Airlie, Making..., op. cit., p. 102-103.
• 64 Paul Diacre, Liber..., op. cit., p. 76-77 et 82-85.
• 65 Théodulf, Carmina, éd. et trad. Peter Godman, Poetry of the Carolingian Renaissance, Londres, Duckw (...)

22Le baptême correspond aussi souvent au moment où le jeune enfant reçoit son nom, ce qui lui donne son identité, mais permet aussi de marquer son appartenance au groupe familial et de l’y situer62. La documentation en fait une prérogative paternelle, ce qui n’exclut pas que la mère puisse aussi participer aux choix63. Les noms donnés aux fils comme aux filles appartiennent au patrimoine onomastique de la famille pippinide-carolingienne ou de celles qui lui sont liées par mariage (fig. 1). Paul Diacre précise qu’Hildegarde porte le nom de sa mère, que le fils aîné de Charlemagne et d’Hildegarde porte celui de son père et de son arrière-grand-père (Charles), et le second celui de son grand-père (Pépin)64 ; Théodulf indique que Charlemagne a celui de son grand-père (Charles Martel)65 et Ermold le Noir note que le nom de son aïeul rehausse le prestige du jeune Charles (le Chauve) (v. 2413). Même si la précision n’est donnée que dans des contextes spécifiques, la transmission des noms masculins et féminins d’une génération à l’autre participe à l’entretien de la mémoire familiale et contribue à magnifier la famille carolingienne, tout en renforçant son caractère dynastique.

• 66 Le Jan, Famille…, op. cit., p. 200-204 ; Airlie, Making..., op. cit., p. 102-109.

23Cela ne signifie pas pour autant que tous les enfants reçoivent le même type de noms issus du même patrimoine onomastique, en particulier les garçons, dont la dénomination apparaît, à partir du viii^e siècle, étroitement liée à celle du pouvoir. Le nom distingue en effet progressivement, parmi les fils, ceux qui sont légitimes de ceux qui ne le sont pas, ainsi que ceux qui sont amenés à exercer le pouvoir royal (Pépin, Charles, Louis, Lothaire) de ceux destinés à participer autrement à l’assise de l’autorité familiale (Drogon, Carloman)66. Pour les filles, les enjeux ne sont pas les mêmes puisqu’elles n’héritent pas du pouvoir royal, mais elles y contribuent en tant que reines (Hildegarde, Ermentrude, Judith), ou le soutiennent comme religieuses (Gisèle), ce que rappelle la transmission des noms féminins. Par le biais du nom, les enfants participent donc dès leur plus jeune âge à la structuration du groupe familial, avec des projets formés très tôt pour eux, variables selon leur sexe et le statut de leur naissance, voire d’autres paramètres, même s’ils peuvent évoluer en fonction des aléas politiques et familiaux.

• 67 Clausula de unctione Pipipini, MGH SS 15/1, p. 1 ; Annales des Francs, op. cit., a. 754, p. 12-13 ; (...)
• 68 Voir n. 30 et Nelson, King..., op. cit., p. 180-184 et 270.
• 69 Annales Mosellani, op. cit., a. 781, p. 497.

25Les sources franques enregistrent ainsi le sacre en 754, par le pape Étienne II, de Pépin III et de ses deux fils, Charles et Carloman, ce que confirme le Liber ponticalis, rédigé dans l’entourage pontifical, qui y ajoute l’accueil du pontife avant la cérémonie par le couple royal et ses fils67. Rien n’est dit sur l’âge des enfants, mais ils sont alors jeunes (trois et six ans). Leur père qui s’est imposé à la royauté trois ans auparavant aux dépens des Mérovingiens profite de la venue du pape dans le royaume pour renforcer sa légitimité, en se faisant oindre une seconde fois par l’autorité religieuse la plus prestigieuse d’Occident et surtout en assurant la succession à sa descendance, ce qui nécessite la participation des enfants, même jeunes, au rituel. À la génération suivante, le voyage, en 781, de Charlemagne et Hildegarde en Italie, qui vise à la fois à renforcer les liens avec la papauté et à entériner un projet de partage, conduit le couple royal à emmener les deux fils concernés, Carloman-Pépin et Louis, âgés de quatre et trois ans ; ils sont alors sacrés rois par le pape Hadrien, respectivement d’Italie et d’Aquitaine68. Les Annales Mosellani, rédigées par un contemporain bien informé, ajoutent que c’est pendant ce séjour que Rotrude, la fille aînée du couple, est fiancée à l’empereur byzantin Constantin VI69, ce qui implique qu’à six ans (à la sortie de la petite enfance ?), elle a aussi fait partie de l’expédition et se trouve mise en scène comme ses jeunes frères, même si c’est différemment, pour conforter l’autorité royale et rehausser le prestige de la jeune dynastie carolingienne.

• 70 Mayke de Jong, in Samuel’s image: Child Oblation in the Early Medieval West, Leiden, 1996.
• 71 Éginhard, Vie..., op. cit., c. 18, p. 44-45 : a puellaribus annis religiosae conversationi mancipat (...)
• 72 Anne-Marie Helvétius, « Pour une biographie de Gisèle, sœur de Charlemagne, abbesse de Chelles », i (...)
• 73 Nithard, Histoire..., op. cit., I, 2, 6-9; Thégan, Gesta Hludowici imperatoris, éd. Ernst Tremp, MG (...)

26Quelques enfants de la famille royale sont aussi voués à la vie religieuse, ce qui contribue tout autant aux stratégies familiales, puisqu’ils permettent le contrôle des communautés dans lesquelles ils sont placés et l’intégration de celles-ci dans le réseau sur lequel la famille royale s’appuie : ces oblations donnent lieu à des cérémonies destinées à manifester ces liens70, même si la documentation n’en a pas conservé le souvenir pour les princes et princesses carolingiens. Il reste cependant difficile de savoir quel est l’âge des enfants lorsqu’ils sont ainsi « offerts » à Dieu, même si la petite enfance semble exclue. Selon Éginhard, Gisèle, sœur de Charlemagne, a été « vouée à la vie religieuse dès sa plus tendre enfance71 », mais cela ne peut être qu’après l’échec des négociations pour son mariage alors qu’elle a treize ans72. Selon Thégan et Nithard, Drogon, Hugues et Thierry sont tonsurés et placés dans des monastères par leur demi-frère Louis le Pieux, en 818, alors qu’ils ont entre onze et dix-sept ans et qu’il s’agit surtout pour l’empereur de réduire leurs ambitions73.

• 74 Le Jan, « Les cérémonies... », Art. cit., p. 167-168, 175 et 177-178.
• 75 Théodulf, Carmina, op. cit., p. 152-155.
• 76 Airlie, Making..., op. cit., p. 93-109.

27Les jeunes enfants apparaissent aussi parfois furtivement lors des festivités que les Carolingiens ont particulièrement utilisées comme mode de communication et ritualisées pour renforcer l’identité et la cohésion du groupe74. Les cas, déjà évoqués, du jeune Charlemagne en 755 ou du jeune Charles le Chauve en 826 ne sont pas uniques. À la génération intermédiaire, Théodulf, lettré proche de Charlemagne, décrit notamment, dans une lettre-poème, le banquet organisé en 796 pour célébrer la victoire du souverain sur les Avars, auquel participent les enfants, garçons (pueri) et filles (puellae) placés séparément (v. 69), mais tous associés et contribuant à la gloire de leur père, quels que soient leur sexe, leur statut (légitime ou non) et leur âge, l’aîné, Charles, ayant environ 24 ans, et la plus jeune, Rothilde, moins de 2 ans75. Certes, ce type de composition s’inscrit dans la compétition littéraire qui anime l’entourage royal et donne une image reconstruite de la cour, en même temps qu’elle contribue à sa représentation. Elle n’en témoigne pas moins que les enfants sont considérés dès leur plus jeune âge comme des membres à part entière du groupe familial, destinés à le perpétuer et à le renforcer, ce qui justifie leur participation aux mises en scène visant à asseoir son autorité et laisse supposer une présence, au moins ponctuelle, des enfants en bas âge, plus fréquente que la documentation ne le mentionne. Le risque de mortalité des parents et des autres membres de la famille conduit à intégrer rapidement dans le jeu politique les enfants, essentiels à la survie de la famille en tant que collectif. Elle contrebalance en quelque sorte la forte mortalité infantile et juvénile, en attachant de la valeur à la jeune génération et en pointant son rôle majeur, ce qui ne signifie pas que les adultes ne perçoivent les jeunes enfants que dans cette optique. Si tous les enfants contribuent dès leur naissance à garantir le futur, les fils destinés à être rois se distinguent de leurs frères et sœurs en étant davantage associés et plus rapidement dans le système de représentation et de définition de la royauté carolingienne76.

• 77 Voir n. 12 et 17.
• 78 Paul Diacre, Carmina, MGH Poetæ Latini ævi Carolini I, n^o 39, p. 71-73 ; Paul Diacre, Liber, op. ci (...)
• 79 Treffort, Mémoires carolingiennes..., op. cit. Voir aussi Airlie, Making..., op. cit., p. 95.
• 80 Éginhard, Vie..., op. cit., c. 18, p. 42-45.

29Même s’ils sont peu nombreux, quelques indices témoignent que les enfants morts en bas âge ne tombent pas dans l’oubli. Il a déjà été question des épitaphes rédigées par Paul Diacre pour deux des filles de Charlemagne et Hildegarde, mortes quelques jours ou quelques semaines après leur naissance77. Ce lettré d’origine lombarde proche de Charlemagne est aussi l’auteur de l’épitaphe de Lothaire, jumeau de Louis le Pieux, mort dans sa deuxième année78. Or il précise que ces textes ont été composés à la demande ou sur l’ordre du roi, preuve que celui-ci se soucie de conserver le souvenir de ces enfants, filles comme garçons, à la très courte durée de vie, et que la politique mémorielle des souverains carolingiens à laquelle participent les épitaphes79 les intègre comme les autres membres du groupe familial. Si Éginhard les ignore lorsqu’il présente les enfants de Charlemagne80, c’est parce que ceux-ci ne participent pas à son discours visant à montrer le souverain dans son rôle de paterfamilias, et non parce qu’ils ne jouiraient d’aucune considération.

• 81 C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996, p. 85-1 (...)

30L’attention portée aux enfants, quel que soit leur âge, se prolonge sur le plan spirituel, l’ensemble de la progéniture (proles, suboles) étant régulièrement associée, à partir du règne de Pépin III, aux prières que les religieux s’engagent à dire pour le roi et souvent son épouse, voire d’autres proches, vivants et défunts, en échange de leur soutien et de leurs largesses. Si aucun acte conservé n’enregistre une faveur accordée pour assurer spécifiquement le salut d’un enfant mort en bas âge précisément nommé, les jeunes enfants se trouvent comme les autres intégrés dans le groupe solidaire des vivants et des morts dont la memoria est entretenue plus nettement à partir de l’époque carolingienne, par l’intermédiaire de gestes aux motivations à la fois religieuses et sociales81.

• 82 Paul Diacre, Liber..., op. cit., p. 76-79. L’auteur évoque à l’occasion de la mort et de l’inhumati (...)
• 83 Annales de Saint-Bertin, op. cit., a 877, p. 211.
• 84 Janet Nelson, « Carolingian royal funerals », in Frans Theuws, Janet Nelson (dir.), Rituals of Powe (...)

31La mémoire est aussi entretenue par le biais des sépultures qui conservent la trace matérielle du passage dans la vie terrestre, tout en constituant la dernière demeure pour le corps, et participent, chez les élites, à l’assise du pouvoir. Or, certains détails montrent que la sépulture des enfants morts en bas âge n’est pas choisie au hasard. Pour les deux filles de Charlemagne mortes peu après leur naissance, Paul Diacre précise qu’elles sont inhumées à Saint-Arnoul de Metz, de même que d’autres femmes de la dynastie82, ce qui justifie l’intégration de leurs épitaphes dans le Livre des évêques de Metz, œuvre de propagande en faveur de la nouvelle dynastie, tout en valorisant le rôle de Metz et de ses prélats. Or, Adélaïde est morte sur la route menant de Pavie au Rhône : son inhumation à Metz relève donc d’un choix. De même, deux générations plus tard, Hincmar précise dans les Annales de Saint-Bertin qu’en 877, Charles, fils de Charles le Chauve et de Richilde, mort peu après sa naissance à Antenay, est transporté pour y être enseveli à Saint-Denis83, un des principaux centres du pouvoir royal promu par le roi comme nécropole dynastique84. La sépulture des enfants morts en bas âge fait donc l’objet d’un soin attentif de la part des Carolingiens, ce que confirme plus généralement l’archéologie, dont les approches et les techniques ont été renouvelées : filles comme garçons se trouvent inhumés, comme les autres membres de la famille, dans des lieux qui entretiennent la mémoire dynastique et contribuent donc à l’assise du pouvoir.