• 2 Pour désigner les auxiliaires de puériculture, le féminin sera employé dans l’article. En 2002, sur (...)
• 3 Jean-François Condette et Véronique Castagnet-Lars, « Écrire l’histoire des élèves : problèmes de s (...)
• 4 Le fonds 3883W représente un total de 62 mètres linéaires et 3782 dossiers d’élèves auxiliaires de (...)

2La formation d’auxiliaire de puériculture invite les élèves à définir leur rôle de professionnelles de la petite enfance en devenir. Incarnant le caractère genré de ce métier, le dévouement apparaît comme une qualité centrale des actrices de la petite enfance2. Dévouées, mais aussi « aimantes », « tendres », exerçant leur métier par « vocation », les élèves adoptent les postures et les qualités que traduisent les discours sur leur futur métier. Partir de leur formation permet de questionner l’uniformité des représentations des premières élèves auxiliaires de puériculture au début des années 1950, au moment où s’enclenche le processus de professionnalisation des métiers de la petite enfance. Comme le montre l’historiographie de l’éducation, il est rare de disposer de sources permettant de faire l’histoire des élèves3. À partir de l’exceptionnelle conservation des archives de l’École de Bron, aux Archives départementales du Rhône4, cet article propose de restituer le parcours des 59 premières élèves auxiliaires de puériculture, des femmes issues des classes populaires, de leur recrutement au début de leur carrière en prêtant une attention particulière aux discours qui structurent la profession.

• 5 Le programme non détaillé des enseignements renseigne les éléments suivants : « les généralités (mo (...)

3L’École de Bron ouvre en 1948, soit l’année suivant le décret du 13 août 1947 qui établit les diplômes de puéricultrice et d’auxiliaire de puériculture. Créée au sein du foyer départemental de l’enfance du Rhône, qui accueille des enfants de la naissance à l’adolescence, elle forme une centaine d’auxiliaires de puériculture par an, dont la plupart logent à l’internat. Pendant la décennie étudiée, l’École est dirigée par une femme, Madame Fabry, infirmière et éducatrice spécialisée. La formation dure un an, dont dix mois sont consacrés aux stages pratiques, effectués auprès des enfants du foyer pour la majorité, de jour comme de nuit. En cours théoriques, les élèves apprennent l’anatomie d’un nourrisson, l’accompagnement des mères à l’allaitement, les soins d’hygiène, la nutrition des jeunes enfants, l’éveil, les soins à administrer aux enfants malades5. Au-delà des savoir-faire et des gestes techniques s’opère l’intégration d’une identité professionnelle codifiée, normée, transmise dans les cours de morale professionnelle.

• 6 Marianne Thivend (dir.), Apprentissage et formations techniques et professionnelles de filles et de (...)
• 7 Carole Christen-Lécuyer, « Les premières étudiantes de l’Université de Paris », Travail, genre et s (...)
• 8 Clyde Plumauzille et Mathilde Rossigneux-Meheust, « Le care, une “voix différente” pour l’histoire (...)
• 9 Lola Zappi, Le service social en action. Assistantes sociales et familles assistées dans le cadre d (...)
• 10 Anne Jusseaume, Soin et société dans le Paris du xix^e siècle : les congrégations religieuses fémini (...)
• 11 Beverley Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, traduit de l’anglais (...)
• 12 Caroline Ibos, Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères : une enquête de Caroline Ibos, P (...)
• 13 Pascale Garnier et Sylvie Rayna (dir.), Recherches avec les jeunes enfants, perspective internation (...)
• 14 Pascale Molinier, « Au-delà de la féminité et du maternel, le travail du care », Champ psy, 58, 201 (...)

4Dans le cas français, l’offre de formation double entre les années 1950 et les années 1990, avec 46 écoles en 1955 et plus de 90 en 1992. Alors que ce cursus représente une voie professionnelle majeure pour les filles et les femmes des classes populaires, la formation aux métiers du care est un champ encore inexploré dans l’histoire de l’enseignement technique et professionnel. En effet, les historien·ne·s de l’enseignement se sont davantage penché·e·s sur les formations aux métiers de la confection et du bureau6, et l’histoire de l’enseignement des filles s’est encore peu intéressée aux formations courtes à destination des classes populaires, privilégiant les recherches sur l’accès des femmes à l’université, par exemple7. En outre, si l’historiographie récente a souligné les enjeux des métiers du care8, comme les travaux de Lola Zappi sur les assistantes sociales9 ou d’Anne Jusseaume sur les sœurs soignantes10, le champ de la petite enfance reste encore inexploré. En sociologie, les enquêtes de Beverley Skeggs sur une école de travail social formant des auxiliaires de puériculture11, et de Caroline Ibos sur les nounous des squares parisiens12, s’intéressent à celles dont le travail consiste à prendre soin des tout-petits. Les travaux de Pascale Garnier et Sylvie Rayna sur l’éducation des jeunes enfants s’inscrivent également dans ce champ de recherche sur le care et la petite enfance13. La perspective de cet article est inverse et vise à interroger les représentations et les pratiques des professionnelles du care en devenir. Définie par Pascale Molinier comme l’ensemble des « activités spécialisées où le souci des autres est explicitement au centre14 », la notion de « travail du care » invite à renouveler les travaux sur le soin, l’attention portée à autrui et la prise en charge des personnes vulnérables. Dans notre cas, il s’agit de questionner la spécificité du travail du care auprès de jeunes enfants, dans une perspective historique.

• 15 Anne-Marie Arborio, « L’expérience comme ressource alternative pour des femmes des classes populair (...)
• 16 Une promotion d’élèves tous les dix ans à partir de 1951 a été sélectionnée, ce qui donne un total (...)

5Central, le souci des autres justifie pour les élèves de cette école d’adopter une posture dévouée, maternelle, presque sacrificielle. C’est là que réside l’un des enjeux majeurs de ce métier de la petite enfance, qui produit et reproduit des normes genrées, et attribue des qualités naturalisantes à celles qui l’occupent. Cet article vise à mesurer si l’institution adhère à ces qualités du métier d’auxiliaire de puériculture ou les rejette, un métier créé en même temps que le diplôme qui lui correspond, à l’inverse de celui d’aide-soignante accessible sans formation à ses débuts15. Il s’agit donc d’analyser la manière dont les élèves s’approprient des savoirs institutionnels qui véhiculent des normes de genre. En somme, de quelle manière cette formation nouvelle enseigne-t-elle des savoir-faire et des savoir-être genrés, qui marquent profondément le champ de la petite enfance ? Ce travail s’appuie sur l’étude de 59 dossiers d’élèves, constitués de fiches individuelles de renseignements, de copies d’examens de morale professionnelle, de correspondances, de carnets de stage et de documents relatifs à l’admission dans l’École. Ces 59 dossiers sont extraits d’un échantillon de 322 dossiers d’élèves de cinq promotions différentes, une pour chaque décennie entre 1950 et 199016. Pour cet article, seules les élèves des années 1950, la promotion 1951-1952 précisément, sont prises en compte dans l’analyse. En dessinant le profil sociologique des premières élèves de l’École de Bron, il s’agit de montrer quel est l’archétype du public visé et intéressé par la formation. Ensuite, pour observer l’apprentissage des normes affectives et émotionnelles du métier d’auxiliaire de puériculture, les comptes rendus d’entretiens de motivation, les copies d’examens et les évaluations de stages constituent un matériau historique très riche, qui rend possible une histoire de la formation et des élèves par le bas, en prêtant une attention particulière aux discours. Enfin, la correspondance des élèves avec la directrice de l’École permet d’approcher le début de carrière des anciennes élèves et donc de proposer une étude de leurs parcours, de la candidature au premier emploi.

• 17 Margaret Maruani et Monique Meron, « Âges de la vie et sexe de l’emploi », Un siècle de travail des (...)
• 18 Cet extrait est tiré d’un rapport adressé au Bureau du Conseil général, de 1991, sur les orientatio (...)
• 19 Margaret Maruani et Monique Meron, « Métiers d’antan, professions d’aujourd’hui », Un siècle de tra (...)

6« Au xxi^e siècle comme au début du xx^e siècle, il est rare de rencontrer une femme sur un chantier ou un homme dans une pouponnière17. » Alors que l’École rappelle en 1991 sa volonté de figurer comme une « aide à la qualification et à l’emploi des jeunes femmes d’un niveau scolaire faible issues en partie d’un milieu rural qui constituent une catégorie vulnérable au regard de l’emploi18 », qui sont les élèves de l’École de Bron en 1950 ? En 2008, les professions de la petite enfance sont occupées par des femmes à plus de 90 %19. La promotion étudiée, 1951-1952, est composée exclusivement de femmes, bien que la profession ne soit pas féminine dans ses statuts. Si les archives de l’École ne disent rien d’une interdiction pour les hommes de suivre la formation, les registres d’inscription témoignent du caractère exclusivement féminin de cette dernière. Tous les documents administratifs portent la mention « Mlle » et s’adressent à une « candidate », la question du genre féminin est posée comme une évidence. En outre, à cette époque, l’École est dirigée par une femme, Madame Fabry, interlocutrice privilégiée des élèves, comme le montrera la troisième partie de l’article.

• 20 Avenirs, Bureau universel des statistiques, 53-54, mai 1953.
• 21 En 1942, l’École d’auxiliaires de puériculture de la Croix-Rouge de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or n’admet (...)
• 22 Maruani et Meron, « Métiers d’antan… », op. cit., p. 74.
• 23 Ibid.

7Par ailleurs, l’École précise sa volonté de recruter des femmes « jeunes », et la revue d’orientation professionnelle Avenirs indique en 1953 que l’admission aux écoles d’auxiliaires de puériculture est réservée aux femmes âgées de 18 à 35 ans20. À Bron, le règlement ne mentionne pas d’âge limite, contrairement à d’autres écoles21, mais l’élève la plus âgée ayant 34 ans, on peut supposer que le recrutement adopte l’âge maximal de 35 ans. De plus, les élèves étudiées sont plus âgées que ce que l’on pourrait supposer. En effet, seulement un tiers des élèves ont moins de 20 ans, près de la moitié ont entre 20 et 25 ans et 7 plus de 25 ans. Dans le contexte particulier de l’après-guerre, marqué par le phénomène du baby-boom, on observe une baisse de l’activité salariée des femmes à partir de 25 ans, âge d’une première maternité pour la majorité et de l’arrêt d’une activité22. Si plus de la moitié des femmes âgées de 25 à 50 ans travaillent jusqu’en 1946, elles ne sont plus que 40 % au cours de la décennie étudiée23. Les femmes de plus de 25 ans sont minoritaires, l’âge des élèves correspond donc aux dynamiques observées à l’échelle nationale et indique aussi qu’une majorité d’entre elles a certainement eu une ou des expériences professionnelles antérieures à la formation.

• 24 On ignore la profession de 16 pères et 17 mères.
• 25 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Yvette et Lucienne.
• 26 ADR 3883W 1, compte rendu de la commission de surveillance de septembre 1976 « 10 % du total des pl (...)

8Sur les fiches de renseignements, figurent les professions du père et de la mère des élèves. Pour la promotion 1951-1952, sur 43 cases renseignées, huit pères travaillent dans le milieu agricole, huit sont ouvriers, sept employés et six artisans ou commerçants. Dans le cas où les professions ne sont pas indiquées, on observe huit pères décédés et quatre élèves pupilles, un père en invalidité et un sans profession. Du côté des mères, sur les 42 cases renseignées, on compte neuf cultivatrices, quatre employées, trois ouvrières et deux ménagères. Neuf sont indiquées « sans profession » et six sont décédées24. Environ un cinquième des élèves sont issu de familles monoparentales, ou ont deux parents décédés ou absents, signe d’une situation modeste. Les élèves des années 1950 sont donc issues des classes populaires ouvrières et agricoles ou des petites classes moyennes, pour celles dont les parents occupent des emplois de bureau. Parmi elles, deux femmes de 19 et 21 ans, Yvette et Lucienne, sont pupilles de l’État25, évoquant l’objectif affiché de recruter parmi les jeunes femmes de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), en 197626.

• 27 Zappi, « Le service social… », op. cit., p. 129.
• 28 Brevet d’études du premier cycle, Certificat d’aptitude professionnelle et Brevet d’études professi (...)

9Du côté des assistantes sociales et dans l’entre-deux-guerres, Lola Zappi souligne l’écart entre le recrutement parmi la bourgeoisie et le niveau scolaire des candidates27. Alors que les élèves issues de la bourgeoisie connaissent une forme de déclassement en intégrant les écoles de service social plutôt que l’université, l’entrée en école d’auxiliaires de puériculture constitue, à l’inverse, une opportunité de poursuite de scolarité pour les candidates de milieux plus populaires. Les candidates à l’École de Bron titulaires du BEPC, du CAP aide-maternelle et, plus tard, du BEPA28 auxiliaire sociale en milieu rural, sont ainsi dispensées du concours d’entrée, composé de trois épreuves : français, arithmétique et sciences naturelles. La comparaison de l’origine sociale des élèves de ces deux formations à un métier du care montre que si le genre les relie, la classe les distingue. Du côté des aides-soignantes, Anne-Marie Arborio indique que cette fonction est inventée en 1949 pour répondre aux besoins en soins infirmiers et que la première formation délivrant un certificat d’aptitude à la fonction d’aide-soignante n’est mise en place qu’en 1956. Alors même que les tâches occupées par les aides-soignantes et les auxiliaires de puériculture se ressemblent car elles s’apparentent aux activités effectuées dans le cadre domestique et sous la tutelle du personnel infirmier diplômé d’État, la spécificité de la petite enfance les distingue, notamment par l’importance accordée à la formation dès la création du métier.

• 29 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Yvette, Monique et Simone.

10En 1950, l’école primaire est obligatoire jusqu’à 14 ans. Ainsi, l’ensemble des élèves étudiées sont donc censées avoir suivi des cours d’enseignement primaire. Par ailleurs, les taux d’obtention du Certificat d’études primaires (CEP) pour une classe d’âge sont d’environ 50 % au début de notre étude. 26 élèves sur 59 l’ont obtenu en 1950, ce qui correspond à la moyenne observée. Pour caractériser le niveau scolaire des élèves, il est donc plus pertinent d’évaluer les poursuites de scolarisation, les établissements fréquentés après l’école primaire et les diplômes obtenus. Si l’on se penche sur les parcours scolaires des élèves avant l’entrée dans l’École, dix ont suivi des cours en centre ménager ou centre d’apprentissage et sept des cours complémentaires, deux ont fréquenté un collège technique et deux un lycée. En 1950, 14 élèves sur 59 sont en possession d’un autre diplôme que le CEP, cinq d’entre elles ont le BEPC et quatre un CAP. On repère aussi des élèves titulaires de certificats et de brevets spécialisés, comme Monique, titulaire du certificat de travailleuse familiale, Yvette, détentrice du diplôme d’enseignement ménager, ou Simone, du certificat de secouriste29. Les parcours scolaires des élèves s’effectuent presque exclusivement dans l’enseignement primaire et les diplômes obtenus attestent la réussite de formations professionnelles réalisées dans les écoles nationales professionnelles, en centres d’apprentissage, ou dans des instituts ménagers comme pour Colette, titulaire des CAP Arts ménagers et Couture. Néanmoins, pour la majorité d’entre elles, l’entrée à l’École de Bron constitue la première prolongation après le cycle primaire. Compte tenu de l’âge des entrantes, on constate une interruption des scolarités, durant laquelle les jeunes femmes travaillent.

• 30 Skeggs, « Des femmes… », op. cit., p. 115.
• 31 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves.
• 32 Arborio, « Promouvoir… », op. cit., § 16.
• 33 ADR, 3883W 2, Fonctionnement de l’École, note « Historique et objectif » diffusée au cours d’une co (...)

11En effet, les emplois occupés par certaines sont inscrits sur les fiches de renseignements. Sur les vingt-quatre qui indiquent leurs anciennes activités, seize ont déjà travaillé auprès d’enfants ou comme aide à domicile, quatre étaient employées (secrétaire et employée de banque ou de magasin), deux ouvrières, et deux autres travaillaient dans le milieu agricole. Parmi elles, cinq occupaient le même emploi qu’un de leurs parents. Beverley Skeggs rapporte que les femmes de son enquête réalisée dans les années 1980, élèves en formation d’aide aux personnes, sont confiantes vis-à-vis de leurs compétences pour ce travail, et explique que « la plupart d’entre elles sont prédisposées à l’aide, l’ayant déjà pratiquée, soit de façon rémunérée (en général du baby-sitting), soit au sein de la famille30 ». En indiquant leurs activités de pourvoyeuses de soins, « aide aux mères alitées, aide aux mères de famille, aide familiale chez [leurs] parents31 », les postulantes à l’École de Bron mettent l’accent sur des compétences qu’elles estiment valorisantes pour leur candidature et où s’expriment leurs dispositions à travailler auprès d’autrui. Pourtant, là où la fonction d’aide-soignante « valide une expérience plus qu’[elle] ne propose d’en acquérir une nouvelle32 », la formation d’auxiliaire de puériculture entend transmettre des connaissances sur le jeune enfant qui dépassent les savoir-faire acquis au cours d’une expérience antérieure. Soulignant cette idée, une note sur l’historique de l’École de Bron rappelle l’objectif de « former le personnel sans qualification » qui exerce au foyer des pupilles, la pouponnière de l’École, en 194933.

• 34 Yvonne Knibiehler, La Révolution maternelle depuis 1945, Paris, Perrin, 1997.

12Il est donc attendu que les femmes qui prennent en charge les jeunes enfants attestent de qualifications et de compétences acquises en formation. L’assignation des femmes à la maternité34 ne les dispense pas d’acquérir des connaissances en puériculture pour légitimer leur rôle de professionnelles de la petite enfance. Au-delà de savoir-faire techniques, sanitaires et pédagogiques, les futures auxiliaires de puériculture doivent acquérir un ensemble de normes constitutives de leur identité professionnelle.

• 35 Pascale Molinier, « La haine… », op. cit., § 5-6.

13Pour intégrer la formation, les candidates passent un entretien avec des conseillères d’orientation, qui jaugent leurs aptitudes à suivre les enseignements ainsi que leur attitude durant cette épreuve. Vingt-six comptes rendus d’entretiens ont été conservés et permettent d’étudier la manière dont la personnalité des candidates est évaluée. Le discours institutionnel renforce-t-il les normes genrées en façonnant une parfaite image de la future auxiliaire de puériculture ? Comme l’affirme Pascale Molinier, la part affective du travail du care participe à l’invisibilisation de la difficulté de ce travail35. Il semble donc nécessaire d’interroger la place de l’affect dans la construction de ces métiers du care, notamment dans le champ de la petite enfance. Les comptes rendus d’entretiens permettent de souligner les occurrences des qualités désignées par les conseillères d’orientation, de relever les raisons confiées par les élèves sur leur souhait d’entrer en formation et de réfléchir à la place qu’occupe la vocation dans l’imaginaire des examinatrices.

• 37 Dominique Memmi, « Care, stigmatisation sociale et femmes : un lien inexorable ? Ou : quand le cada (...)
• 38 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Marie-Hélène.
• 39 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Yvette.

15Le sentiment maternel et l’amour des enfants sont des dispositions valorisées par l’institution, voire évoquées comme prérequis. Si Dominique Memmi avance que « la valorisation par la technique semble permettre de faire l’économie de la valorisation par le care37 », les qualités soulignées chez les élèves sont celles qui relèvent de la dimension relationnelle de la profession. Nulle part des compétences telles que savoir changer, nourrir ou laver les nourrissons ne sont soulignées par les examinatrices. Par ailleurs, ces dernières évaluent la personnalité des candidates à travers leur bien-être affectif et attendent d’elles qu’elles ne manifestent ni souffrance, ni peine et qu’elles témoignent d’une certaine maturité. En effet, elles observent la santé mentale des jeunes femmes et soulignent les traits de caractère ou les comportements des plus fragiles : « N’est pas toujours optimiste, enfant qui a déjà beaucoup souffert, dont l’affectivité a été très épouvantée38 ». Si l’institution affiche sa volonté de recruter parmi les jeunes femmes de l’ASE, elle affirme aussi une crainte quant à leur équilibre affectif, comme pour Yvette, ancienne pupille : « N’a-t-elle pas manqué d’affection ou de soutien moral ? », avec cette nuance : « Elle n’en paraît pas trop marquée, en tout cas, on devine assez d’optimisme, de confiance, de sociabilité39 ».

• 41 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Renée.
• 42 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves.

18À domicile, auprès d’une mère et de ses enfants, dans un service hospitalier, en crèche, ou en pouponnière, le rôle que doit tenir l’auxiliaire de puériculture est enseigné en cours théorique. À partir des copies d’élèves, se dessine la construction d’un éthos professionnel commun aux élèves de la promotion des années 1950. Parmi les questions de « morale professionnelle » soumises aux élèves en examen, certaines les invitent à définir les caractéristiques idéales de l’auxiliaire de puériculture : « De toutes les qualités que doit avoir une puéricultrice, laquelle jugez-vous la plus importante, pourquoi ? », « Que doivent être votre attitude et votre rôle à domicile ? », « Quels sont les devoirs de la puéricultrice dans un service d’enfants ? ». D’autres questions portent sur des qualités spécifiques, comme la conscience professionnelle et la discrétion : « Que savez-vous de la conscience professionnelle ? », « Quelle différence faites-vous entre discrétion et secret professionnel ? »42

19Les écrits des élèves mettent en évidence les qualités attendues de la bonne auxiliaire de puériculture :

• 44 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Monique.
• 45 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Suzanne.
• 46 Arlie Russell Hochschild, « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », Travai (...)
• 47 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Marie-Hélène.
• 48 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Jacqueline.
• 49 Ève Meuret-Campfort, « Dire la pénibilité du travail en crèche ? Une enquête auprès d’auxiliaires d (...)

20Le « dévouement », la « conscience professionnelle », la « vocation », se déclinent sous différents aspects. Une dimension importante du dévouement et de l’investissement total dans la profession est la joie ressentie de venir en aide à autrui, mentionnée à 22 reprises sur les 61 réponses analysées. Dans la copie de Monique, la joie découle du dévouement : « Puisqu’elle ne pense qu’à son travail elle le fera avec joie, amour, bonne humeur44 ». Suzanne l’évoque parmi les devoirs de l’auxiliaire de puériculture : « Dans l’enthousiasme, la joie, élever sa petite famille45 ». Cette injonction au plaisir et à la joie dans le travail est-elle caractéristique de l’ensemble des métiers du soin et de l’aide, ou est-elle spécifique à la petite enfance, voire aux professions les moins qualifiées de la petite enfance ? En encourageant les élèves à manifester du plaisir dans l’exercice des tâches qui leur seront confiées, ne les empêche-t-on pas d’exprimer les difficultés potentielles de leur travail, sa pénibilité physique et l’investissement émotionnel qu’il exige ?46 Parmi les copies qui répondent à la question « De toutes les qualités que doit avoir une puéricultrice, laquelle jugez-vous la plus importante, pourquoi ? », Marie-Hélène affirme : « Il faut savoir donner avec le sourire tout jusqu’au meilleur de soi-même, sans regrets, sans tristesse, mais avec joie, avec tout son cœur47 ». Passant sous silence la pénibilité de leur activité future, les élèves construisent leur identité professionnelle autour du plaisir d’exercer un travail auprès d’enfants : « Oui je crois que lorsque l’on peut voir chaque jour le sourire d’un bébé, la vie vaut bien la peine d’être vécue48 », écrit Jacqueline. Si le fait de taire cette pénibilité peut relever d’une stratégie évidente pour valider la formation, Ève Meuret-Campfort insiste sur l’occultation des difficultés du métier d’auxiliaire de puériculture : les postures douloureuses, le bruit, l’absence de reconnaissance de leurs compétences et la cadence répétitive de leurs journées de travail sont tus pour la majorité des travailleuses49. Si les archives écrites ne traduisent pas les difficultés physiques et émotionnelles du travail du care, le recours à l’histoire orale a permis d’approcher cette question dans cette recherche. D’après notre interprétation des écrits des élèves de l’École de Bron, le silence autour de la pénibilité du travail est justifié par l’amour que l’institution attend d’elles.

• 50 ADR 3883W, dossiers d’élèves, Amélie.

21L’amour, mentionné dans 25 réponses sur les 61 copies étudiées, porte à la fois sur les enfants et sur le métier, ce que souligne Amélie dans sa description des qualités de l’auxiliaire de puériculture : « Elle doit avant tout aimer profondément son métier et mettre amour et conscience dans ses besognes, même les plus humbles50 ». Pour un grand nombre d’élèves, l’amour des enfants est nécessaire à l’exercice de leur profession :

• 52 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Amélie.
• 53 Rachel Silvera, « Reconnaître le travail domestique, sans le rémunérer pour autant », Travail, genr (...)

22La construction de leur identité professionnelle s’entremêle alors avec les assignations de genre à la maternité et au care, et les renvoie à des dispositions telles que la compréhension et la tendresse. Assimilée à une figure maternelle, « [agissant] comme la mère absente52 », l’auxiliaire de puériculture envisage son rôle sous la forme d’un modèle familial. Dès lors, comment valoriser leur activité professionnelle si celle-ci s’apparente aux activités effectuées à domicile par les femmes, les mères, et qui ne font pas l’objet d’une reconnaissance comme un véritable travail ?53

• 54 Pascale Molinier, « Le care à l’épreuve du travail : vulnérabilités croisées et savoir-faire discre (...)
• 55 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Yvonne.
• 56 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Mauricette.
• 57 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Lucienne.
• 58 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Francine.
• 59 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Yvonne.

23Par ailleurs, les élèves intègrent la nécessité de la discrétion. Pascale Molinier a souligné la dimension discrète, voire invisible du travail du care, nécessaire à son bon accomplissement54. La discrétion, telle que les élèves la définissent, requiert une adaptation constante aux besoins des enfants et de leurs parents de la part de ces jeunes femmes : « Il faut faire son travail sans se faire remarquer, sans tapage, sans discours. Il faut que l’on vous sache prête sans que rien ne révèle votre présence55 », écrit Yvonne. Elle figure comme une qualité innée des professionnelles du care, comme le note Mauricette : « La discrétion est une qualité naturelle de l’infirmière56 ». En-dehors des questions spécifiques sur la discrétion, un quart des copies étudiées mentionnent cette posture de retenue. Les comportements discrets évoqués par les élèves sont précis et semblables d’une réponse à une autre – « savoir s’en aller lorsque votre présence est inutile ou gênante57 », « la personne discrète sait se trouver là lorsqu’on a besoin d’elle et disparaître aussitôt58 » – et font donc partie intégrante des enseignements et de la construction du métier. Apprendre à prendre soin des tout-petits, c’est donc aussi apprendre à effectuer ses tâches dans la plus grande discrétion, à anticiper les besoins d’autrui en se faisant invisible, à « rendre des services gentiment sans devenir la louve à tout faire de la maison59 ».

• 61 Ibid.

24En page de garde des carnets de stage des années 1950, ces consignes encadrent le travail des élèves en posant quelques règles générales. Si la pénibilité est évoquée par l’institution, la posture attendue des élèves rappelle leurs écrits : « Travailler dans la simplicité et la joie61 ». Occupant les élèves pendant la majeure partie de leur formation, les stages sont l’occasion de mettre en pratique les savoir-faire théoriques acquis. Ils sont effectués au sein de la pouponnière de l’École, dans des services de pédiatrie et de maternité, auprès d’enfants malades et bien-portants.

• 62 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Paulette, Jacqueline.

25Dans les années 1950, les élèves sont évaluées uniquement par une appréciation générale, écho des comptes rendus des conseillères d’orientation. Parmi les appréciations, on relève les mêmes qualités présentes dans les copies qui renvoient à des stéréotypes genrés de la féminité et de la maternité. En effet, les formatrices soulignent le dévouement, l’amour des enfants et le caractère maternel des stagiaires pour valoriser leur travail, parfois pour nuancer les défauts qu’elles relèvent à leur égard : « Élève lente et timide mais très maternelle » ; « Élève qui aime les enfants. Sait très bien les amuser. Mais devra surveiller sa pratique. » ; « S’intéresse à son travail et à ses enfants. Manque cependant un peu de minutie. Très dévouée62. »

• 63 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Claudette, Jacqueline, Marie-Thérèse.

26Certaines stagiaires reçoivent de très bonnes appréciations, dans lesquelles les qualités maternelles sont mobilisées : « Très bonne élève douce avec les enfants. Fais [sic] son travail avec goût et conscience. » ; « Bon stage. Dévouée. Douce avec les enfants. » ; « Très bon stage, élève dévouée63. » Le contenu de ces appréciations renvoie aux discours des conseillères d’orientation au moment de l’entrée dans l’École et aux copies des élèves durant leur formation. On constate donc un faible écart entre les évaluations du recrutement, les cours théoriques et la mise en pratique. L’identité professionnelle se construit ainsi autour de la figure genrée de la femme aimante, maternante et dévouée, passant sous silence la technicité et la pénibilité du métier.

• 64 Jean-François Condette et Véronique Castagnet-Lars, « Écrire… », op. cit., § 11-12.
• 65 La date de création de ces fiches n’est pas mentionnée, on ignore donc la période qu’elles recouvre (...)

27Si la difficulté pour les historien·ne·s de l’éducation à faire l’histoire des élèves a été soulignée64, faire le lien entre la formation et le début des carrières révèle encore bien d’autres obstacles. Les Archives du Rhône conservent la trace de la correspondance entre des anciennes élèves et la directrice de l’École, Madame Fabry, jusqu’en 1959. Les élèves échangent par intérêt professionnel mais aussi par affinité. Par ailleurs, l’École a constitué un dossier de fiches qui renseignent l’emploi de 15 élèves sur les 59 étudiées65. Il est alors possible de suivre certaines des anciennes élèves après l’obtention de leur diplôme et de questionner le rôle de l’École dans leur début de carrière. Que deviennent les élèves de l’École de Bron après leur année de formation ? Combien d’entre elles intègrent le monde professionnel de la petite enfance ? Où travaillent-elles et dans quelles conditions ? Quel récit font-elles de leur premier emploi ?

• 66 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Monique.

28Entretenir des liens avec leur École après l’obtention du diplôme permet aux anciennes élèves de se constituer un réseau professionnel et, pour certaines, de décrocher un premier emploi au contact des jeunes enfants. Monique R. est sollicitée par Madame Fabry quatre ans après l’obtention de son certificat pour travailler au sein du foyer des pupilles : « Madame, Ayant quitté votre école depuis plus de 4 ans déjà j’ai été vraiment très touchée de l’honneur que vous me faites en m’offrant un poste à votre foyer. Cependant voici que je dois vous dire d’abord je n’ai rien à reprocher au comité qui m’emploie depuis ces 4 ans […]66 ».

• 68 Martine Fauconnier Chabalier, « Les pupilles : un destin tout tracé », Les destins croisés des pupi (...)
• 69 Christophe Gauchon et Marion Vivier, « Maisons d’enfants du Vercors… », Revue de géographie alpine, (...)

30Marie-Thérèse travaille dans le préventorium de l’Adret, dans le Vercors. Elle confie ses impressions concernant les enfants dont elle s’occupe : les garçons sont décrits comme « sots » et elle est beaucoup plus satisfaite de s’occuper des petites filles, ce qui peut témoigner d’une approche genrée de la personnalité des enfants. Parmi les anciennes élèves du groupe étudié, quatre travaillent dans des lieux spécialisés dans l’accueil d’enfants atteints ou ayant été en contact avec la tuberculose. La lutte contre la tuberculose se renforce dans l’après-Seconde Guerre mondiale et les auxiliaires de puériculture disposent des compétences de soins pour être amenées à travailler auprès d’enfants dans les préventoriums, les aériums et les sanatoriums. Les enfants touchés par une primo-infection sont placés dans les préventoriums et ceux atteints par la maladie sont isolés dans les sanatoriums68. Ces établissements se multiplient dans le second xx^e siècle et se situent au grand air, en bord de mer, à Banyuls-sur-Mer, où travaille une ancienne élève, ou en montagne comme le préventorium de l’Adret69, où sont employées Marie-Thérèse, Marie et Marie-Louise. Les autres anciennes élèves travaillent dans des maternités (quatre), des cliniques (deux), des pouponnières (deux), dont une à la pouponnière de l’École, ou à domicile (deux) auprès de jeunes enfants. Sur les 15 élèves dont l’emploi est connu, une seule exerce une activité sans lien avec la petite enfance comme employée dans un aéroport.

• 70 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves. L’École Rockefeller est une école lyonnaise de travail social qui (...)
• 71 ADR 3883W 71, dossiers d’élèves, Huguette.

31Alors que certaines décrochent un emploi dès leur sortie de l’École, d’autres font le choix de reprendre une formation pour devenir infirmière, comme Amélie – « J’ai la joie de vous apprendre mon succès, à l’examen d’entrée à Rockefeller70 » –, ou de se spécialiser dans certaines maladies infantiles, comme Huguette : « Mlle Lacroix au printemps m’a parlé d’une nouvelle école spécialisée pour la poliomyélite, un travail qui me passionnerait71 ». Alors qu’Anne-Marie Arborio constate que le métier d’aide-soignante représente souvent la fin d’une carrière débutée comme agent de service hospitalier, celui d’auxiliaire de puériculture apparaît, dans certains cas, comme un tremplin vers le diplôme d’infirmière.

• 72 Marianne Thivend, « Former filles et garçons à un métier : jalons pour une histoire sexuée des form (...)
• 73 Arborio, « Promouvoir… », op. cit. ; Christelle Avril, Les aides à domicile : un autre monde popula (...)

32S’inscrivant dans le processus de professionnalisation des métiers de la petite enfance, dans la seconde moitié du xx^e siècle, la formation délivrée à l’École de Bron joue la carte du dévouement et de la vocation. Elle figure parmi les cursus scolaires et professionnels où le nombre de femmes est le plus important et où la présence des hommes est nulle72. Elle s’adresse aux jeunes femmes issues des classes populaires ouvrières et agricoles et recrute parmi les pupilles de l’ASE. Construit autour d’une formation et associé à un diplôme, le métier d’auxiliaire de puériculture se distingue d’autres métiers du care, comme les aides-soignantes ou les aides à domicile, pour lesquels la formation est moindre, voire non exigée73. Pourtant, si la formation délivre des techniques de soins et enseigne des compétences en puériculture, qui seront étudiées dans notre thèse en cours, elle contribue également à la construction d’une identité professionnelle genrée, s’appuyant sur des qualités attribuées aux femmes et à leur supposé caractère maternel, tendre et aimant. La prise en charge des jeunes enfants et le soin qui leur est apporté sont présentés comme un emploi nécessitant une formation sans pour autant altérer le caractère vocationnel de celles qui s’engagent dans cette voie. La richesse des sources, leur conservation et l’exceptionnel classement effectué par les Archives départementales du Rhône permettent d’approcher véritablement le parcours de formation des élèves auxiliaires de puériculture. Convoquant une morale professionnelle fondée sur le dévouement, la conscience professionnelle et la vocation, les élèves adhèrent aux normes de genre et de care relatives à leur future profession. En plaçant l’amour des enfants au cœur de leurs motivations, les difficultés du travail sont passées sous silence par les élèves, ou justifiées par la dimension presque sacrificielle de ce dernier. En effet, c’est la personne même de l’aidante, de la soignante, qui disparaît face au bien-être et à la prise en charge du jeune enfant.