Marie Christine Delamotte, La violence des femmes – Bretagne – xviiie siècle
Les travaux sur l’histoire de la violence ont longtemps été centrés sur la violence homicidaire, la plus visible dans les archives et majoritairement exercée par des hommes. Les mouvements féministes ont, de leur côté, justement dénoncé les violences exercées sur les femmes, hier et encore aujourd’hui. Si bien que les femmes ont jusqu’à présent été rarement étudiées comme actrices de violence. La prise de conscience d’une réalité de la violence féminine peut pourtant permettre aux femmes de se réapproprier la part de violence qui est en elles, de manière à en faire un atout pour sortir du statut de victimes. En s’intéressant à la violence des femmes en Bretagne au xviiie siècle, cette thèse s’inscrit dans cette perspective.
Les traces de ces violences féminines ont été recherchées dans les archives judiciaires : archives criminelles du Parlement de Bretagne, du Présidial de Rennes, des différentes juridictions royales et seigneuriales conservées aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine ; puis, afin de permettre la comparaison entre la Haute-Bretagne et la Basse-Bretagne, juridictions royales de Brest, Châteauneuf-du-Faou, Concarneau, et Lesneven ; juridiction seigneuriale de Landerneau aux Archives départementales du Finistère ; et enfin archives de police conservées aux Archives municipales de Rennes. Cette large collecte a permis de rassembler un corpus de quelque deux mille procédures impliquant des femmes violentes sous différentes formes et à des degrés divers, aussi bien à la ville qu’à la campagne.
Pour cela, une définition assez large de la violence a été retenue, elle intègre la violence verbale et physique, mais aussi des formes moins visibles, comme la violence psychologique ou le harcèlement, l’emprise, la contrainte, qui ne sont évidemment pas désignées comme telles à l’époque.
La violence exercée par les femmes, telle qu’elle est documentée par les archives judiciaires, est généralement une violence ordinaire du quotidien, de faible intensité, elle constitue le sujet de la première partie de la thèse. Elle s’inscrit dans un contexte de violence diffuse, où les conflits se règlent volontiers avec des injures et des coups. On considère alors comme une injure toute violence verbale ou physique, même grave, tant qu’elle ne conduit pas à la mort. La victime va alors en justice et produit ses propres témoins. Faisant partie d’une stratégie pour obtenir réparation, cette procédure est toujours susceptible de s’interrompre si un arrangement est trouvé entre les parties, ce qui est souvent le cas. Cette forme de violence féminine, certes minoritaire, est cependant bien visible : dans des juridictions de premier degré, à Rennes ou Saint-Malo, elle peut représenter le quart, voire le tiers des procédures criminelles. Néanmoins certains indices montrent qu’elle est encore plus fréquente, parce qu’elle est souvent sujette à des arrangements avant même d’être portée en justice.
Après avoir présenté les enjeux de l’action en justice, l’analyse porte sur les protagonistes de ces actes de violence, mais aussi le déroulement et les causes de ceux-ci. Elle s’attarde sur la question de l’honneur, résidant essentiellement dans une réputation aux enjeux économiques, avant d’aborder la question de la violence au sein de la famille. Ce cheminement permet de cerner les comportements et la sociologie de ces femmes violentes. Issues de toutes les couches de la société au début du xviiie siècle, ce sont surtout ensuite des femmes du peuple qui vont en justice. Elles s’affrontent dans leurs activités professionnelles ou pour des questions de voisinage et se battent en suivant des règles tacites : décoiffer, jeter à terre et frapper. Il s’agit là de pratiques communes avec les hommes des milieux populaires qui se prennent également aux cheveux, ce qui détruit l’image du crêpage de chignon féminin. Femmes et hommes s’empoignent également sans distinction de sexe. Les solidarités sont très fortes, surtout familiales, bien que se rencontrent aussi des solidarités féminines. Les violences s’exercent souvent à plusieurs, avec une supériorité numérique des assaillant·e·s. Si peu de disparités sont observables entre la Basse et la Haute Bretagne, il existe une réelle différence entre les violences à la ville et à la campagne où les hommes interviennent plus fréquemment et, plus des hommes sont impliqués, plus les excès sont graves.
Ces dernières constatations amènent à la seconde partie qui aborde les affaires dans lesquelles la violence est socialement intolérable aux yeux de la justice, soit parce qu’elle devient une violence homicidaire, soit parce qu’elle remet en cause le fonctionnement de la société : ces procédures sont alors initiées par les gens de justice. Ici, les femmes ne sont guère visibles car peu impliquées dans des homicides. Parmi elles, rares sont celles qui tuent seules : il s’agit alors le plus souvent d’un accident. Elles ont des complices, généralement masculins. Les juges peinent à savoir dans quelle mesure elles ont participé au crime. Elles cherchent à passer pour des complices passives, bien qu’un certain nombre d’entre elles soient fortement suspectées d’être les instigatrices. Dans la plupart des cas, la violence homicidaire est le prolongement d’une violence ordinaire qui dérape, mais peut aussi être préméditée dans une perspective de vengeance ou de vol. Il en va ainsi des assassinats de maris : une cinquantaine en un siècle, soit environ un quart des procédures pour homicide impliquant des femmes. Ils se font majoritairement avec des complices : moins d’un quart agissent seules. Les empoisonneuses solitaires sont seulement sept en un siècle. En revanche, les femmes agissent seules dans les cas d’infanticide : femmes en situation précaire, menacées dans leur survie, elles ne disposent pas d’un réseau d’aide leur permettant de trouver une autre solution. Enfin, deux autres formes de violence sont jugées intolérables, les vols en bande et les révoltes et rébellions, parce qu’elles menacent l’organisation sociale. Dans les bandes, les femmes peuvent jouer un rôle de premier plan – comme la célèbre Marion du Faouët, pendue en 1755 à Quimper – mais laissent l’usage de la violence aux hommes. De même, dans toutes les formes de révolte, elles sont aux premières rangs au début de l’action et peuvent se montrer très violentes quand il s’agit de s’opposer à des représentants de l’autorité. Elles jouent un rôle primordial dans l’initiation des émotions populaires ; mais, dès lors qu’un semblant d’organisation se met en place, elles s’effacent et laissent, intentionnellement ou pas, le champ libre à des hommes.
La violence féminine présente finalement un double visage : celle qui s’exerce dans les activités du quotidien, acceptée et tolérée, où les femmes sont nombreuses ; et celle qui reste en retrait devant celle des hommes quand elle devient plus intense, sans qu’on sache s’il s’agit d’une moindre appétence pour la violence ou d’une conséquence de l’organisation patriarcale de la société. Rares, les femmes criminelles frappent les esprits.