L’histoire récente des femmes et du genre a souligné la présence des femmes dans tous les secteurs de l’activité économique mais leur rôle et leur agentivité dans le domaine de l’innovation technique ont été jusqu’à présent peu explorés en France, tandis que les historiennes américaines et britanniques s’y sont davantage intéressées. Pourtant, les dossiers des brevets d’invention déposés en France depuis la création en 1791 de cet outil de protection de la propriété industrielle, aujourd’hui conservés dans les archives de l’INPI, constituent une documentation précieuse pour repérer et analyser la participation active des femmes dans le champ de l’invention. Certes quelques études, encore peu nombreuses, sur les femmes brevetées (françaises et étrangères) ont été menées plutôt dans une perspective économique et féministe : démontrant la réussite financière de ces femmes, elles ont brossé des portraits visant à dresser un panthéon des inventrices. S’appuyant sur l’analyse systématique de tous les brevets déposés par des femmes en France au xix^e siècle, la thèse présentée ici s’inscrit dans le prolongement de ces premiers travaux mais élargit le questionnement : si elle interroge également le rôle économique de toutes les femmes brevetées, elle cherche principalement à comprendre leurs stratégies, leur statut de femmes qui inventent et exploitent des inventions dans des conditions juridiques et sociales peu favorables à leurs pratiques innovantes. À l’aune de cette enquête se dégage ainsi un groupe, celui des « inventrices ».

Entre 1791 et 1900, 5 422 brevets ont été déposés par des femmes, ce qui représente 1,37 % du nombre total des brevets sur la période. Qui sont ces femmes, pourquoi ont-elles pris des brevets, comment ont-elles construit cette démarche, exploité ces brevets ? Après un panorama de la situation des femmes au regard du droit et de l’éducation, la thèse interroge leurs accès à une culture technique. Elle s’attache ensuite à identifier les parcours et figures des brevetées (modes de dépôts des brevets, métiers et statuts, rôle de la famille), les domaines économiques très variés couverts par leurs brevets (l’habillement et l’économie domestique, mais aussi les produits chimiques, la métallurgie), les démarches entreprises par ces femmes et l’exploitation de leurs brevets. Elle questionne également les relations que ces femmes ont entretenues avec les instances d’accréditation technique de leur époque (Académie des sciences, Académie de médecine, Société pour l’encouragement de l’industrie nationale) mais aussi avec ces grandes foires du progrès que sont les expositions nationales des produits de l’industrie entre 1798 et 1849, puis les expositions universelles entre 1851 et 1900. Les femmes brevetées figurent ainsi dans les rapports et les communications liés à ces événements, mais aussi parmi les exposants et les récompensés, en nombre ténu, certes, mais constant (18 % de brevetées seulement parmi les exposantes récompensées). Enfin, une analyse de l’expression de la revendication d’une invention à travers les dossiers de brevets (courriers, mémoires, dessins), et sa confrontation avec les réponses apportées par des instances (bureau de consultation, ingénieurs civils, administration de la propriété industrielle) interroge la figure de l’inventrice.

Ce groupe d’« inventrices » n’est pas homogène, l’identité des brevetées est plurielle, définie par une diversité de conditions sociales : les veuves de Wendel et de Dietrich déposent des brevets pour assurer le développement de leurs forges ; la sage-femme Breton invente un biberon qu’elle défend contre la contrefaçon ; Mlle Goubet, marchande de mode, prend un brevet pour une mesure de tête pour les chapeaux. De plus, les brevetées ne se reconnaissent pas elles-mêmes en tant que groupe et ne revendiquent pas une appartenance de genre ni une dénomination spécifique. L’inventrice n’existe pas en tant que figure distincte de l’inventeur. Femmes et hommes ont pareillement inventé et déposé des brevets dans le cadre de leur activité professionnelle. La différence entre les genres tient au nombre : très peu de femmes figurent dans le monde de la technique, de l’invention, des brevets et ce également dans les époques précédentes (les femmes ne représentent que 1 % du nombre total de brevetés au début du siècle, 1,4 % à la fin). Elle réside aussi dans la qualité publiquement reconnue de l’invention selon qu’elle a été conçue par une femme ou par un homme. Ces données statistiques asymétriques et la postérité inégale entre inventeurs et inventrices rejoignent les données établies par l’historiographie contemporaine des techniques et de l’histoire des femmes dans l’économie urbaine. De manière plus originale, la thèse, qui repose sur des archives jusqu’alors peu exploitées méthodiquement, met à jour la présence des inventrices dans des activités peu conformes aux normes de genre (interventions dans le champ du technique) et leurs recours à des modalités d’action et des positionnements peu attendus de la part d’une femme du xix^e siècle, quand elles s’adressent par exemple aux académies et sociétés savantes.

Plus généralement, il apparaît que l’histoire des femmes dans le domaine de l’innovation n’est pas le fait de quelques exceptions. S’il n’y a pas de figure-type d’inventrice, l’enquête montre que souvent, l’inventrice est une femme mariée, qui dépose seule son brevet ; fabricante (d’abat-jours, de caoutchouc ou de gants), marchande (de couleurs, de broderies ou de curiosités) ou artisane (corsetière, fleuriste, plumassière), elle travaille et innove dans des secteurs occupés largement par des femmes. Du point de vue géographique, les brevetées sont plutôt urbaines, elles habitent essentiellement les grandes villes (Paris, Lyon) et leurs brevets s’ancrent dans le tissu économique local. Elles disposent de revenus pour payer un brevet, ses taxes, les services d’un agent de brevets, une mise en exploitation. Ainsi la presse spécialisée aide à suivre le parcours de la veuve Delong : alors qu’elle dirige un atelier de reperçage et découpage des métaux, elle dépose trois brevets entre 1866 et 1879 qu’elle exploite pour développer son entreprise.

L’histoire des femmes est souvent une histoire de la domination exercée sur les femmes dans laquelle s’inscrit une histoire des pionnières, des exceptions. L’histoire des techniques a longtemps été essentiellement une histoire d’hommes, écrite par des hommes. L’étude des parcours des brevetées vient à la fois éclairer l’agentivité des femmes dans les domaines de l’innovation et densifier le monde social des inventrices.