Inès Anrich, Filles en conflits : les liens familiaux à l’épreuve des vocations religieuses féminines (France et Espagne, années 1830 – années 1900)
Au xixe siècle, la place du religieux dans les sociétés catholiques du sud de l’Europe est redéfinie, non sans tensions. Ces transformations se manifestent notamment par un nouvel essor des instituts religieux féminins. Elles passent aussi par l’affirmation d’un anticléricalisme fluctuant au cours de la période, mais menaçant pour les congrégations. Ainsi, de 1834 à 1849 puis de 1868 à 1874, l’État espagnol interdit la vie consacrée et confisque le patrimoine ecclésiastique. Pourtant, le mythe de l’Espagne noire sous le joug d’une Église toute-puissante reste une grille de lecture dominante pour les journalistes et romanciers français du xixe siècle.
Ce paradoxe est le point de départ d’une histoire sociale et comparée des conflits familiaux autour des vocations féminines en France et en Espagne, du début des années 1830 à la fin des années 1900. Au début de la période, les conditions juridiques d’existence des congrégations sont stabilisées dans le cas français. En revanche, elles connaissent de profonds bouleversements en Espagne, où la crise dynastique ouverte au décès de Ferdinand VII, qui entraîne une guerre civile, facilite l’accès des libéraux au pouvoir. Ceux-ci interdisent pendant quinze ans les entrées en religion et saisissent une grande partie du patrimoine ecclésiastique, qui est revendu au profit de l’État espagnol. Les années 1900 se caractérisent quant à elles par la prospérité des congrégations espagnoles, certes ébranlées par des flambées anticléricales, alors que les instituts religieux français font face aux conséquences des lois de 1901 et 1904, qui entraînent la dissolution et l’exil d’une partie d’entre elles. Si, au xixe siècle, les normes sociales, familiales et religieuses veulent que l’entrée en religion suscite l’adhésion des filles et de leur famille, cette thèse s’intéresse particulièrement aux cas qui révèlent au contraire un défaut de consentement émanant des parents ou des jeunes femmes elles-mêmes à la vocation, ces désaccords créant des tensions familiales. Les conflits sont pris en charge par des autorités religieuses ou séculières, saisies par l’un des protagonistes. Ils sont utilisés comme un révélateur de rapports familiaux qu’il est difficile de faire surgir autrement.
La thèse articule deux niveaux d’analyse, à commencer par 107 affaires qui ont opposé une fille et ses parents autour de son entrée dans une communauté religieuse, documentées à partir des archives des institutions ayant arbitré ces conflits familiaux (État et préfecture en France, gouvernements civils et députations provinciales en Espagne, tribunaux et diocèses dans les deux pays, Vatican). Ils sont comparés à plus de 200 trajectoires de sœurs dont la vocation n’a pas été contestée, principalement observées à partir de demandes de sortie de la vie religieuse, traitées par les institutions vaticanes. S’ils ont certainement été bien plus nombreux, les conflits familiaux autour des vocations féminines sont des exceptions. Ils sont étudiés à partir des outils de la microstoria, afin de dégager les normes autour des liens familiaux, qui apparaissent plurielles et débattues. Cette thèse examine également le cadre juridique dans lequel s’insèrent ces conflits familiaux, étudié à travers des critères d’âge et de genre. Enfin, un vaste corpus journalistique et littéraire permet d’analyser les représentations laïques de vie religieuse féminine : La Religieuse de Diderot, régulièrement rééditée tout au long du xixe siècle, en français et en espagnol, et qui sert de matrice au récit des vocations forcées, ou encore Electra de Benito Pérez Galdos en sont des exemples emblématiques. En tenant compte de la spécificité de chaque matériau, cette étude défend un rapport pragmatique à la comparaison et aux approches spatiales. Elle mobilise ainsi l’histoire croisée, en pistant par exemple la circulation des représentations anticléricales de la vocation entre la France et l’Espagne, sans s’interdire de mener des analyses dans un cadre spatial élargi aux deux pays.
Ce travail rouvre aussi le débat historiographique sur l’affection des parents pour leurs enfants et l’autorité qu’ils exercent sur eux, suscité par les travaux pionniers de Philippe Ariès et les recherches qu’ils ont entraînées, concluant globalement à l’avènement de la « famille démocratique ». Nous nuançons cette constatation, en montrant que dans les deux pays, les parents estiment qu’ils peuvent continuer d’exercer une autorité sur leur fille même majeure, confortés en cela par des dispositifs légaux qui nuancent la portée de l’émancipation qu’entraîne la majorité juridique. L’autorité charriée par le lien familial est souvent indissociable de l’affection des parents pour leur fille. En revanche, cette autorité s’accompagne parfois de violences dont les motivations et conséquences sont multiples. Elles visent parfois à contraindre les filles à prendre l’habit religieux mais peuvent, à l’inverse, provoquer leur départ pour le couvent où elles espèrent trouver refuge et protection. Le cas de Louise Prévost, quinze ans, est éclairant. Devant la cour d’Assises chargée de juger le prêtre et les deux sœurs qui l’ont aidée à fuguer pour rejoindre les monastères carmélitains de Caen et Lisieux, puis un pensionnat catholique en Angleterre, elle explique qu’elle a voulu par cette fuite protéger à la fois son intégrité physique et sa vocation face aux tentatives de viol répétées commises par son père.
En outre, cette thèse contribue à l’histoire de la jeunesse féminine française et espagnole au xixe siècle, encore sous-étudiée (notamment en Espagne), en s’intéressant à la vie quotidienne des filles dans leur famille. Elle est caractérisée par l’importance du travail qu’elles effectuent au profit de leurs parents, premier facteur invoqué par ceux-ci pour réclamer leur enfant. En France, où le corpus inclut tous les milieux sociaux, ces activités laborieuses sont protéiformes : travail marchand rémunéré dont le salaire est reversé au budget familial, travail marchand non rémunéré au profit du commerce tenu par les parents, ou encore travail domestique. En Espagne, où les familles étudiées appartiennent majoritairement aux élites, les parents attendent surtout de leur fille un travail de care qui s’apparente à un soutien émotionnel. Partiellement soumises à l’autorité paternelle, les jeunes Françaises et Espagnoles apparaissent donc comme des pièces maîtresses dans les stratégies familiales, ce qui montre leur valeur économique et affective.
Enfin, cette thèse s’inscrit dans l’histoire du libéralisme, étudié au prisme du genre et du fait religieux. Nous montrons que la puissance paternelle est un attribut du sujet libéral et qu’elle se décline d’abord au masculin. Cette étude dessine ainsi les contours d’une autre modernité dans la France et l’Espagne du xixe siècle, tout à la fois féminine et religieuse, et retrace ses rapports avec le libéralisme, entre tensions et porosités.