Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud (dir.), Les archives du féminicide
Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud (dir.), Les archives du féminicide, Paris, Hermann, coll. « Psychanalyse en questions », 2022, 458 p.
Notes de la rédaction
Le livre recensé ci-dessous est arrivé à la rédaction de Genre & Histoire au moment où nous apprenions la mort brutale de Cécile Hussherr-Poisson, maîtresse de conférences en littérature comparée à l’Université Gustave Eiffel, spécialiste de la violence à travers les mythes et de l’écriture féminine, victime d’un féminicide par son ex-mari, le 20 mars 2023. La lecture du livre n’a pu être dissociée de ce drame. Les textes du femmage rendu par ses collègues et étudiantes et étudiants sont disponibles ici : https://citedesdames.hypotheses.org/cecile-hussherr-poisson
Texte intégral
- 1 Voir Marlaine Cacouault-Bitaud et Maryse Jaspard, « Controverse : Féminicide », Travail, genre et s (...)
- 2 Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom et Myriam Soria (dir.), Le corp (...)
- 3 Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom, Laurie Laufer, Beatriz Santos, (...)
1Le terme de féminicide, qui désigne les meurtres de femmes perpétrés en raison de leur sexe, est progressivement entré en usage depuis les années 2010 dans les organismes internationaux. Cependant, la valeur heuristique du concept et la pertinence d’une législation spécifique font encore débat1. Depuis Le corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes (2016)2, Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud mènent l’importante entreprise de faire l’histoire des violences faites aux femmes. Dans On tue une femme. Le féminicide. Histoire et actualités (2019)3, ils ont cherché à mettre en perspective historique le féminicide, phénomène à la terminologie récente mais aux réalités anciennes, revendiquant un usage scientifique – mais non dépourvu d’une dimension militante – de ce concept novateur. Leur dernier ouvrage collectif Les archives du féminicide se présente comme le prolongement de cette enquête. L’heure n’est plus au débat (« si le phénomène a pris une dimension contemporaine, le passé regorge de féminicides, qu’ils soient intimes ou systémiques, longtemps ignorés ou délaissés », p. 6) mais à l’approfondissement. L’objet et les problématiques restent donc les mêmes, tout comme le rôle assigné à l’histoire, appelée à « nouer ensemble le passé et le présent » pour retrouver les féminicides, les exhumer des sources et construire leur mémoire, afin que ces crimes « ne soient ni minimisés ni oubliés » (p. 12).
2Dans Les archives du féminicide, l’attention est portée plus particulièrement sur les sources – pensées comme « archive » dans son acception générique et extensive – par lesquelles il devient possible de restituer les féminicides du présent et du passé. L’invention documentaire réside non pas tant dans la découverte de nouveaux matériaux ou dans le rêve d’une collecte exhaustive de tous les témoignages qui pourraient rendre compte du crime autant que de l’existence brisée par lui, que dans la revisite de sources souvent déjà connues. Est-il possible, avec une grille de lecture féministe, de repérer des féminicides qui n’en auraient pas, alors, porté le nom ? Les autrices et les auteurs des contributions réunies dans ce volume sont ainsi invités à se mettre « en quête des voix disparues et inaudibles » (p. 9) dans toutes sortes de matériaux. Dans cette optique, Michelle Perrot et Arlette Farge apparaissent, au fil du volume, comme des références tutélaires communes.
3Il en résulte un ouvrage foisonnant de vingt-deux contributions, relevant de plusieurs champs disciplinaires, l’histoire surtout, mais aussi l’histoire de l’art, la sociologie, la science politique, la psychologie, les études littéraires, les sciences de l’information et de la communication. Le caractère éclectique de l’ensemble tient aussi à la dimension militante plus ou moins marquée des contributions, comme celle sur l’action et la mémoire de Marielle Franco, assassinée au Brésil en 2018 (Luana Azzolin, p. 295-314) ou sur le combat d’un collectif toulousain face au déni du féminicide de Sarah Giraud par la justice entre 2013 et 2017 (Collectif Midi-Pyrénées pour les Droits des Femmes, p. 333-350). En offrant un point de vue décalé par rapport aux études plus académiques, ces textes contribuent à élargir l’éventail des matériaux donnant à entendre des voix différentes. Les études réunies dans le volume explorent en effet des sources variées, de l’écrit au cinéma et à l’installation artistique, de la littérature de fiction aux archives administratives, des groupes de parole aux podcasts, essentiellement en France ou en Europe, de l’Antiquité à nos jours. Les contributions – dont on ne saurait rendre compte une par une – sont regroupées en quatre parties intitulées : Retrouver et qualifier, Sortir du silence, Figures, La palette des féminicides. L’approche privilégiée est celle de l’étude de cas, qu’ils soient singuliers, célèbres ou non (mais toujours en rendant leur identité aux victimes trop souvent restées anonymes), ou qu’ils portent sur des groupes entiers de femmes comme les victimes de violences de guerre. Par l’accumulation des cas le volume nourrit ainsi l’inventaire des formes de féminicides à travers les âges et les espaces, qu’il s’agisse de meurtres conjugaux ou de féminicides de masse en situation de génocide ou de guerre. En plaçant la lectrice et le lecteur au plus près des victimes, la lecture demeure, souvent, éprouvante.
4L’étude n’est jamais aussi stimulante que lorsque les autrices et les auteurs s’efforcent d’exposer les questions méthodologiques que soulève une lecture à nouveaux frais des sources et interrogent explicitement la portée heuristique et les limites de l’anachronisme, comme outil assumé d’expérimentation scientifique. Comment surmonter les obstacles traditionnels de l’invisibilisation des femmes et des violences qui leur sont faites, repérer les lacunes, interroger les silences des sources et de l’historiographie, croiser les sources pour repérer les cas de féminicides et ainsi accéder aux normes et aux représentations d’une société donnée sur les relations de genre ? Un bon exemple de cette expérimentation est la manière dont Céline Pérol relit la littérature hagiographique chrétienne du xiiie siècle au prisme du genre : si les martyres femmes sont bien moins nombreuses que les hommes, les motifs et les modalités de leur supplice sont spécifiques car elles sont avant tout condamnées pour leur refus de se soumettre à leur « destin féminin » et de perpétuer les valeurs familiales et la transmission des biens, bien plus que pour des motifs purement religieux (p. 371-394). La plupart des contributions portent par ailleurs une attention particulière aux mots de la violence pour repérer la spécificité des violences faites aux femmes : ainsi les rapports médicaux de l’American Women’s Hospitals réalisés à la suite du génocide arménien de 1915 doivent-ils être replacés dans leur contexte médical et culturel pour étudier les dispositifs discursifs des sources et comprendre les impensés, l’implicite et les non-dits de l’époque (Joceline Chabot et Sylvia Kasparian, p. 67-84). Hors des sphères judiciaire et clinique, les podcasts offrent aujourd’hui la possibilité d’une parole libérée pour les femmes victimes de violences (Marina Binet et Anne Thevenot, p. 213-229).
5Désormais bien connues des historiennes et des historiens, les sources du droit et les archives judiciaires sont naturellement souvent mobilisées dans l’ouvrage. Elles méritent en effet d’être relues pour tenter de mesurer les féminicides dans le traitement de la violence et son évolution dans le temps long : statistiquement très rares aux époques antiques, médiévales et modernes (Aude Chatelard, p. 353-370 ; Charlotte Pichot, p. 15-30 ; Antoine Follain, p. 131-148), le nombre des « conjuguicides » et autres crimes de séparation ou de rejet par des jeunes hommes éconduits apparaît dans les séries de la statistique judiciaire française à partir des années 1860 et augmente au tournant des xixe et xxe siècles (Thomas Fadlallah, p. 51-66). Le travail sur les archives criminelles confirme aussi l’inscription du féminicide dans un continuum des violences contre les femmes et permet d’étudier sa mise en récit. Les stéréotypes de genre pèsent lourdement sur la manière dont les hommes justifient leur crime : ils invoquent un « droit de correction » qui n’a pourtant jamais – ni dans le droit romain, ni dans le Coran (Sehriban Imrak, p. 395-412) – autorisé une violence débridée. Dans la littérature élisabéthaine comme dans les lettres de rémission, les meurtriers accablent la mauvaise épouse, la mégère et la femme adultère, considérées comme responsables de leur propre mort (Pascale Drouet, p. 149-174). Inversement, c’est bien plus rarement que, avant le drame, les femmes dénoncent le despotisme conjugal dont elles sont victimes, comme le fait Marguerite Passery, femme du peuple, dans une longue procédure auprès du lieutenant de police de Paris au xviiie siècle (Fanny Tricot, p. 31-50). Le plus souvent, l’assassinat d’une femme provoque de facto l’anéantissement de tout témoignage direct et l’effacement de sa voix au profit de celle de son meurtrier, contribuant à invisibiliser les pratiques d’émancipation féminine et de résistance à la violence masculine que Margot Giacinti cherche à reconstituer (p. 175-196). Dès lors, compte-tenu du parti-pris méthodologique de l’ouvrage qui consiste à chercher la voix des « oubliées » du féminicide, le retour sur le cas hautement polémique du féminicide d’Hélène Ruytmann en 1980 par Louis Althusser constitue un contre-point pour le moins surprenant : l’étude psychologique proposée ici est fondée sur les seuls écrits d’Althusser, matériau de choix pour les psychologues et les psychiatres, mais aussi entreprise de justification du crime par le célèbre philosophe (Marie-José Grihom, p. 315-332).
- 4 Le traitement médiatique du féminicide de Cécile Hussherr-Poisson le 20 mars 2023 en a encore fait (...)
6Cette représentation asymétrique entre la parole des meurtriers et le silence des victimes persiste aujourd’hui dans le traitement médiatique des féminicides4. Depuis les débuts de la presse, les journalistes recourent en effet principalement aux sources policières et judiciaires, ce qui explique la longue tradition du fait-divers relatant des crimes dits « passionnels » commis, sur un coup de folie, par des amoureux désespérés. Le contexte colonial offre une variation intéressante : en Nouvelle-Calédonie entre 1860 et 1940, le goût du sensationnel tend à placer en une des journaux les féminicides commis par des Européens et à reléguer dans les pages intérieures ceux commis par des Kanaks (Gwénael Murphy, p. 413-430). Les études les plus récentes en sciences de l’information et de la communication observent cependant le recul du stéréotype du « crime passionnel » et une meilleure prise en considération des dimensions sociales et politiques des crimes contre les femmes. Giuseppina Sapio remarque cependant que la médiatisation continue de focaliser son attention sur des affaires « protypiques » et des protagonistes « normés », et beaucoup reste à faire pour rendre aux victimes leur agency (p. 109-128).
7Une approche originale est celle que poursuivent les contributions portant sur les expressions artistiques dénonçant les violences. Parfois, ce sont des journalistes, des cinéastes ou des artistes qui réveillent ou réactivent des archives en sommeil. Du prétoire au grand écran, Nathan Réra retrace la généalogie et la circulation des documents autour de l’odieux meurtre Phan Thi Mao par des soldats américains au Vietnam en 1970 : l’enquête du journaliste Daniel Lang dans les archives du tribunal militaire constitua le socle commun des projets cinématographiques ultérieurs (p. 85-108). La collecte documentaire obsessionnelle de Kate Millett sur le féminicide de Sylvia Liekens en 1965 a servi un objectif mémoriel militant. Ni historienne ni journaliste, l’écrivaine et artiste féministe a voulu faire de son travail le lieu d’une expérience historique, politique et esthétique dans un rapport intime et non objectif à l’archive (Marie-Dominique Gil, p. 277-294). Au Mexique de nos jours, la fabrique de l’archive militante et des enquêtes sociologiques sert à combler le silence des institutions d’État : support de médiation de la mémoire collective, ces sources sont mobilisées pour politiser ce phénomène de société occulté (Marylène Lapalus, p. 431-449).
8Situant les archives comme des instruments d’action et de transformation du social, Les archives du féminicide interrogent plus largement la responsabilité scientifique et politique des chercheuses et des chercheurs dans un combat douloureusement actuel contre les violences extrêmes faites aux femmes. Par ses approches diversifiées et pluridisciplinaires, le livre peut intéresser un public varié et susciter des recherches à venir sur des sources à redécouvrir ou à fabriquer.
Notes
1 Voir Marlaine Cacouault-Bitaud et Maryse Jaspard, « Controverse : Féminicide », Travail, genre et sociétés, 2020, 43, p. 145-178. https://doi-org.janus.bis-sorbonne.fr/10.3917/tgs.043.0145
2 Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom et Myriam Soria (dir.), Le corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes, préface de Catherine Coutelle, postface de Michelle Perrot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, “Histoire”, 2016, 416 p. ; compte-rendu par Jean-Baptiste Bonnard, Genre & Histoire [En ligne], 23 | Printemps 2019, mis en ligne le 1er juin 2019, DOI : https://doi.org/10.4000/genrehistoire.4292
3 Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom, Laurie Laufer, Beatriz Santos, On tue une femme. Le féminicide. Histoire et actualités, Paris, Hermann, 2019, 464 p.
4 Le traitement médiatique du féminicide de Cécile Hussherr-Poisson le 20 mars 2023 en a encore fait la démonstration : dans les articles de presse consacrés au drame, l’espace consacré à détailler la biographie du meurtrier a souvent dépassé celui de sa victime. On peut penser que les journalistes sont, aujourd’hui, influencés par les informations trouvées sur les réseaux sociaux, qui amplifient le décalage entre survalorisation de la réussite sociale masculine et modestie des auto-représentations féminines.
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Référence électronique
Diane Roussel, « Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud (dir.), Les archives du féminicide », Genre & Histoire [En ligne], 31 | Printemps 2023, mis en ligne le 08 septembre 2023, consulté le 26 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/8160 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genrehistoire.8160
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