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Comptes rendus

Emmanuelle Charpentier et Benoît Grenier (dir.), Le temps suspendu. Une histoire par-delà des silences et l’absence

Pessac, MSHA, coll. « PrimaLun@ » 12, 2022, 361 p.
Lucie Jardot
Référence(s) :

Emmanuelle Charpentier et Benoît Grenier (dir.), Le temps suspendu. Une histoire par-delà des silences et l’absence, Pessac, MSHA, coll. « PrimaLun@ » 12, 2022, 361 p., [en ligne] https://una-editions.fr/le-temps-suspendu

Texte intégral

1Le détail du Départ des hommes de l’East India de Hendrick Cornelizs Vroom (1630) choisi pour illustrer la couverture de l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Charpentier et Benoît Grenier témoigne de l’ambition poursuivie dans ses pages : discuter des effets produits par les absences des maris sur les trajectoires de leurs épouses. Ce « temps suspendu », qui correspond à celui où les hommes laissent les femmes aux commandes de la maisonnée, de l’entreprise, voire du pays, est particulièrement propice pour interroger à nouveau frais l’agentivité féminine – c’est-à-dire leur capacité d’action. Combinant les intérêts singuliers des deux directeurs de la publication, notamment l’expérience du départ en mer des hommes et des femmes pour Emmanuelle Charpentier et l’administration des terres par les seigneuresses au Canada pour Benoît Grenier, cet ouvrage fait suite au colloque international, qui s’est tenu à Rochefort en 2017, intitulé « Femmes face à l’absence de l’Antiquité à l’époque contemporaine : terre, mer, outre-mer (Europe et Amérique du Nord) ». Fort de vingt-cinq autrices et auteurs de toutes les périodes, ce livre numérique offre une synthèse inédite sur les femmes en situation conjugale, confrontées à l’absence temporaire de leur conjoint : absence bien souvent synonyme d’affranchissement de la tutelle masculine. Il démontre en ce sens le caractère fécond des nouvelles réflexions historiques sur les femmes, à toutes les périodes, au prisme d’un statut matrimonial.

2L’ouvrage est ambitieux par l’approche diachronique retenue et l’étendue géographique couverte. De l’Antiquité grecque au Québec contemporain en passant par la plaine du Pô de la Renaissance, ce large panorama permet à bien des égards de confronter des situations variées et donc de mettre en lumière des trajectoires individuelles singulières. Les vingt-quatre contributions rassemblées en trois parties sont organisées en fonction du vécu des femmes qui font face à ces absences et de la manière dont elles se sont emparées de ces moments pour assumer de nouveaux rôles. Le triptyque « Subir l’absence ? », « Se débrouiller ? » et « S’affirmer ? » offre un gradient dans les expériences de l’absence. La première partie interroge les émotions que suscitent chez les épouses ces départs, parfois précipités par la guerre, et le lien conjugal qu’ils reconfigurent en profondeur, tandis que la deuxième place son regard davantage sur les situations auxquelles elles doivent faire face suite aux absences maritales. La dernière partie « S’affirmer ? » prolonge cette réflexion en évaluant la prise de pouvoir que ces situations occasionnent pour les épouses.

3Toutes les études ici rassemblées soulignent la diversité dans les ressentis éprouvés par les femmes. Les réactions suscitées sont parfois radicalement différentes à l’image de Pénélope qui lutte contre cette absence (P. Schmitt-Pantel) tandis que Mercédès s’enferme dans le foyer (T. Martin), alors que pour d’autres elle peut apparaître comme salvatrice (C. Regina). Les expériences sont douloureuses pour les épouses comme le prouvent les lettres (J. de Préneuf, T. Vaisset) et journaux intimes (J. Cantier) mobilisés pour illustrer combien les départs, et l’incertitude qui les accompagne, sont difficiles à vivre pour celles qui restent. Le lien conjugal qui les unit est remodelé et les contraint à repenser jusqu’à leur intimité (J. Cornut). Dans le sillage de la vie conjugale, c’est aussi celle de leur entourage qui se trouve bouleversée. Les femmes sont certes les premières à subir les conséquences de ces départs mais il est rare qu’elles les affrontent seules. Elles bénéficient à bien des égards d’une solidarité familiale. Ainsi les familles prennent le relai, hébergent (R. Branche), soignent (S. Doucet) ou tout simplement entourent (S. Mabo).

4Le premier objectif de ces contributions est d’apprécier pleinement l’agentivité des femmes en situation d’isolement conjugal. Le « temps suspendu » est synonyme de nouvelles responsabilités pour les épouses laissées en charge des exploitations agricoles (M.-F. Vouilloz-Burnier), des affaires familiales (A. Montenach), des responsabilités militaires (D. Salomoni) ou encore d’une seigneurie (C. Caparos) voire d’un royaume (A. Beauchamp). Les domaines évoqués par les auteurs, trop nombreux pour que l’on puisse les évoquer de façon exhaustive, illustrent bien la multiplicité des rôles qui peuvent être détenus par celles-ci. Elles assument des tâches nombreuses et variées (O. Rey Castelao, A. Bessière, M.-P. Bouchard), ce qui contrevient à l’idée de femmes incapables ou cantonnées à des rôles domestiques comme la littérature l’a longtemps laissé croire. Le temps de l’absence devient celui de l’agentivité féminine. Ces épouses deviennent « le pivot de la famille, exerçant une autorité de substitution, temporaire » afin de pallier les absences soudaines, contraintes (P. Ferrier-Viaud, O. Chaïbi) ou nécessaires. Derrière ces départs, parfois corrélés aux métiers masculins (J. de Préneuf, T. Vaisset, J. Cornut, C. Fortier), les enjeux de la conjugalité se dessinent. Le choix privilégié de l’épouse comme substitut de son mari est loin d’être un hasard ; il est permis par la conception du couple comme cellule d’entraide économique et de solidarité et par la relation de confiance qu’elle induit. En cela, cette somme permet de comprendre pourquoi la cellule conjugale a été désignée par Pierre Toubert comme étant « la structure portante » de la société. Toutefois, les contributions dressent aussi un tableau nuancé de cette capacité d’action puisque toutes les femmes ne s’emparent pas de ces temps suspendus pour s’affranchir (J. Fortin, S. Moret Petrini). Les notions d’emperwoment et d’agency employées dans cet ouvrage prennent alors toute leur pertinence pour penser les trajectoires individuelles, les confronter et les nuancer.

5Ainsi, il faut saluer la richesse de cette somme dirigée par Emmanuelle Charpentier et Benoît Grenier qui comble à n’en pas douter un vide historiographique. Elle témoigne dans le même temps d’un intérêt croissant pour la conjugalité. Le seul regret que le lecteur pourrait peut-être avoir réside dans la surreprésentation de certaines périodes notamment moderne et contemporaine et donc la très faible part accordée à l’Antiquité et au Moyen Âge dans cet ensemble. Cependant, il est difficile d’imputer aux directeurs d’ouvrage ce déséquilibre tant il reflète une tendance de fond au sein de l’historiographie antique et médiévale qui peine à s’emparer de ces sujets. Les sources du for privé particulièrement nombreuses pour la période contemporaine ont permis à ses historiens d’entreprendre des travaux pionniers sur l’intimité et l’histoire conjugale des xixe et xxe siècles. Elles font en revanche cruellement défaut pour les périodes antérieures ce qui doit inciter les historiens à se tourner vers les documents de la pratique, les sources littéraires ou iconographiques qui permettent elles aussi de faire une histoire conjugale. Ce n’est qu’à cette condition que la disparité constatée ici pourra être résorbée. Nous ne pouvons qu’espérer que la richesse des réflexions proposées dans cet ouvrage ouvre la voie à des approfondissements similaires en histoire antique et médiévale.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lucie Jardot, « Emmanuelle Charpentier et Benoît Grenier (dir.), Le temps suspendu. Une histoire par-delà des silences et l’absence »Genre & Histoire [En ligne], 31 | Printemps 2023, mis en ligne le 08 septembre 2023, consulté le 24 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/8165 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genrehistoire.8165

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Auteur

Lucie Jardot

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, LaMOP-UMR 8589, lucie.jardot@univ-paris1.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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