Emmanuel Debruyne, « Femmes à Boches ». Occupation du corps féminin, dans la France et la Belgique de la Grande Guerre
Emmanuel Debruyne, « Femmes à Boches ». Occupation du corps féminin, dans la France et la Belgique de la Grande Guerre, Paris, Les Belles Lettres, 2018, 464 p.
Texte intégral
1L’avantage de publier un compte rendu à distance temporelle de la sortie d’un livre est que l’on peut mieux en apprécier l’épaisseur. L’ouvrage d’Emmanuel Debruyne, professeur à l’Université catholique de Louvain et spécialiste des occupations, a été publié en 2018, soit en pleine commémoration de la fin de la Première Guerre mondiale. L’historien se penche sur la question délicate des relations (sexuelles, violentes, intimes, plus rarement amoureuses) entre soldats allemands et femmes belges ou françaises. À présent que la frénésie commémorative est retombée, la lecture du livre d’E. Debruyne invite à repenser le tuilage entre guerre et sorties de guerre, dans leur épaisseur, et la manière dont la guerre et les violences de genre affectent durablement la vie des personnes. « Que deviennent les “couples de guerre” quand la guerre est terminée ? », s’interroge l’auteur (p. 327). Pour le formuler autrement : la sortie de guerre conduit-elle à un réalignement de l’ordre genré ou bien au contraire à un trouble durable dans le genre ? C’est donc bien à une autre histoire de l’occupation qu’invite le livre. Dans sa préface, Annette Becker rappelle justement que « populations occupées » signifie avant tout « femmes occupées par deux millions d’hommes » (p. 8). Ici, l’accent est mis sur le corps de ces femmes, métonymies du territoire occupé. Le territoire en question, représenté par une carte au revers de la première de couverture, est composé de zones soumises à différents régimes d’occupation : d’une part, l’Okkupationsgebiet administré par un Gouvernement général siégeant à Bruxelles et couvrant les deux tiers de la Belgique et des communes françaises autour de Maubeuge et Givet ; d’autre part, l’Operations und Etappengebiet, bande territoriale s’étendant sur la majeure partie de la Flandre, du Hainaut occidental, du sud Luxembourg et de dix départements français.
2Pleinement ancré dans l’histoire du genre, Debruyne s’inscrit également dans la nouvelle histoire de la guerre, qui porte une attention accrue aux violences sexuelles, aux enfants illégitimes voire aux relations amoureuses en zones de conflits, et à la capacité d’agir des femmes occupées, vite étiquetées « femmes à Boches ». En proposant une enquête minutieuse où l’analyse chiffrée, la voix des acteur·rice·s et la synthèse historiographique s’imbriquent constamment, sans jargon ni longueurs et, surtout, sans voyeurisme, Debruyne contribue à contrer la thèse simpliste de la « collaboration horizontale » (p. 15). Ainsi, le genre et la sexualité apparaissent comme des catégories « utiles » (Joan W. Scott) de l’Histoire, mais aussi comme des catégories récalcitrantes, qui mélangent libéralisation et répression, consentement et violence, privé et public.
3On relèvera la variété des sources mobilisées (parfois avec l’aide d’étudiant·e·s de Master de l’Université catholique de Louvain), en plusieurs langues (français, allemand, néerlandais). Ces sources visent à rendre justice au genre et à la sexualité, et aux interstices où ils se logent : les journaux intimes (par 110 diaristes) et les correspondances constituent ainsi une source centrale, complétée par des archives communales (dans un échantillon de 71 communes actuelles), des archives judiciaires et paroissiales permettant une plongée « au ras-du-sol », des statistiques, des archives de presse, des photographies et documents iconographiques (dont certains sont reproduits dans le cahier de 16 pages) et des sources littéraires.
4Les trois premiers chapitres du livre sont centrés sur les relations elles-mêmes, regroupées selon le degré de violence qui les caractérise. Le chapitre 1 étudie ainsi les contacts forcés et les violences sexuelles qui, chronologiquement, se produisent dès les premiers jours de l’invasion et qui, la plupart du temps, se passent devant témoins. Debruyne, attentif aux dynamiques violentes des groupes d’hommes soudés par la camaraderie virile, fait le relevé d’un vaste éventail de violences sexuelles et d’atteintes au corps des occupées. Il estime à 15 000 voire 25 000 le nombre de viols qui se sont produits dans la période de l’invasion (p. 46). Le chapitre 2 est centré sur les relations tarifées et l’essor de la prostitution durant l’occupation. Deux logiques s’affrontent ici : d’une part, celle de l’occupant, qui veut contrôler le corps des femmes afin d’éviter la propagation de maladies sexuellement transmissibles ; d’autre part celle de la société occupée, qui entend arracher les prostituées au vice et les ramener sur le « droit chemin ». Le troisième chapitre, intitulé « Intimités », pose la question des contacts consensuels sous contrainte et relate les ambivalences des relations au quotidien. Au passage, E. Debruyne propose une réflexion originale sur l’irruption des corps masculins occupants, souvent dénudés (à l’occasion de la toilette à l’air libre par exemple, p. 118), qui rompent avec les codes de la morale locale. La figure centrale du chapitre est le « couple de guerre », celui qui ne se forme que parce qu’il y a la guerre. Et si « ça et là, des sources font mention de mariages entre occupants et occupées » (p. 152), on lit surtout que le contrôle social et la rumeur règnent ici en maîtres.
5Les trois chapitres suivants examinent les conséquences de ces relations sur les occupées et, dans une moindre mesure, sur les occupants. Le chapitre 4 évoque le rejet et l’ostracisme dont sont victimes les femmes, dont la réputation est vite salie. Ainsi l’injure « femmes à Boches » n’est-elle qu’une appellation parmi tant d’autres, listées p. 181. Le chapitre 5 reconstitue les dangers encourus pour la santé, en particulier les « maladies vénériennes ». Le chapitre 6 étudie les grossesses non désirées et la naissance d’« enfants de l’ennemi », parmi les quelques 6 000 enfants nés « de père inconnu » en Belgique, et 10 000 en France, sur la période étudiée.
6Le septième chapitre est consacré à la sortie de guerre, aux règlements de compte et autres « rituels expiatoires ». Il se focalise sur les couples défaits (au double sens du terme). Au passage, E. Debruyne relève que la tonte était déjà pratiquée à la sortie de la Première Guerre mondiale : « Contrairement à l’idée reçue que la tondue de 1944 serait une figure nouvelle du corps féminin en guerre, des femmes subissent déjà ce châtiment dans les localités libérées par l’offensive finale de 1918 » (p. 292). L’épilogue, particulièrement poignant, discute, à partir de quelques cas singuliers, le destin ultérieur de ces femmes et de ces « couples de guerre ».
7Si l’étude présente, par moments et pour quelques cas isolés, des sociabilités voire des relations homosexuelles entre occupants et occupés, la question est explicitement écartée du propos du livre, centré sur les relations hétérosexuelles. Cela pose évidemment une question : eût-il été possible d’inclure ces relations dans le projet dès le départ ?
8La conclusion de ce livre stimulant à tous égards, relativement courte, se clôt par un bel appel aux lecteur·rice·s qui posséderaient tous types de documents sur des relations entre occupées et occupants : E. Debruyne rappelle ici que l’histoire n’est jamais définitivement écrite.
Pour citer cet article
Référence électronique
Patrick Farges, « Emmanuel Debruyne, « Femmes à Boches ». Occupation du corps féminin, dans la France et la Belgique de la Grande Guerre », Genre & Histoire [En ligne], 31 | Printemps 2023, mis en ligne le 08 septembre 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/8185 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genrehistoire.8185
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