Pauline Ferrier-Viaud, Épouses de ministres. Une histoire sociale du pouvoir féminin au temps de Louis XIV
Pauline Ferrier-Viaud, Épouses de ministres. Une histoire sociale du pouvoir féminin au temps de Louis XIV, Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « Époques », 2022, 323 p.
Texte intégral
1Rendre visible la capacité d’action – ou agency – des femmes sous l’Ancien Régime, en se plaçant dans le prolongement des études en histoire du genre menées depuis quelques années, n’est certes pas une perspective neuve. Cependant cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2017, propose un angle original en se focalisant sur un groupe inattendu, clairement défini en introduction : les vingt-sept femmes « méconnues mais non inconnues » (p. 8), identifiées dans un utile tableau (p. 10), que sont les épouses des « ministres » – chanceliers, secrétaires d’État, surintendants puis contrôleurs généraux des finances –, officiant entre 1661 et 1715. Ce corpus se révèle éclairant : conventionnel, dans la mesure où il s’agit d’épouses, de veuves, de mères, il donne à voir un modèle féminin en action qui est aussi marginal, puisqu’il concerne une élite récente – celle issue du service du roi – dont l’étude se trouve ainsi renouvelée.
2Pauline Ferrier-Viaud parvient à mettre en œuvre une approche multiscalaire en mobilisant une documentation riche et variée, des incontournables mémorialistes aux correspondances inédites exhumées des archives privées, en passant par les minutes notariales. Elle tire de ces sources, majoritairement inédites et longuement commentées, toute leur substance afin de déceler, au détour d’une ligne ou même derrière les silences, la réalité d’une vie active en dépit d’une incapacité juridique établie.
3Organisés suivant une logique thématique, les six chapitres se déclinent autour des différentes facettes qui caractérisent les marges de manœuvre des femmes étudiées. « Compagnes » (chapitre 1), elles entretiennent les relations familiales tout en représentant un soutien de poids pour leurs maris. « Gestionnaires » (chapitre 2), elles prennent le relai dans l’administration des affaires comme veuves ou procuratrices. « Mères » (chapitre 3), elles exercent à défaut du père la tutelle sur les enfants et les défendent en cas de besoin. « Femmes de cour » (chapitre 4), elles organisent ou participent aux divertissements et, parfois, obtiennent des honneurs. Mais aussi « Femmes au service de la cour » (chapitre 5), elles jouent comme leurs époux un rôle dans le quotidien aulique – concourant par là à conforter, dans une certaine mesure, la position sociale de leur famille. Enfin, « Pieuses et charitables » (chapitre 6), elles élargissent leurs actions à la bienfaisance et les inscrivent dans l’espace de la ville ou de la seigneurie.
4En dépit de son titre, l’ouvrage ne s’arrête cependant pas à l’étude des épouses de ministres : il dépasse largement ce seul groupe pour raconter une société, celle gravitant autour du roi Louis XIV à la cour de Versailles, celle évoluant à Paris autour des hôtels particuliers et fondations charitables, celle enfin exerçant un pouvoir en province où sont situés les domaines familiaux. L’autrice apporte un soin particulier à inscrire son sujet dans la recherche actuelle, mais également à fournir au lecteur toutes les clés pour en comprendre les enjeux. En revenant avec force précisions sur les notions, leur définition, leur étude, elle rend son propos accessible au plus grand nombre, y compris au néophyte peu familier de la période. Cependant, cette démarche implique également quelques longueurs pouvant alourdir l’ensemble, au risque de parfois faire oublier la thématique étudiée. Si certaines pages relèvent de la synthèse historiographique, reste que la littérature historique, française comme anglo-saxonne, est parfaitement maîtrisée. Les travaux mobilisés ne portent pas seulement sur la condition des femmes nobles sous l’Ancien régime, mais aussi sur les épouses de marchands, d’artisans, d’entrepreneurs, les seigneuresses de Nouvelle-France, et même les préfètes au xixe siècle ou les couples pendant la Seconde guerre mondiale. Sont de la sorte introduits d’intéressants parallèles permettant de restituer les spécificités de l’agentivité des épouses de ministres – sans pour autant tomber dans l’anachronisme ou le comparatisme forcé.
5Cet ouvrage amène donc, en premier lieu, à s’interroger sur un poncif : celui de l’incapacité associée au statut juridique des femmes, considérées à l’époque comme naturellement inférieures. L’autrice pointe un paradoxe puisqu’elle montre qu’une marge de manœuvre pouvait être laissée aux veuves, notamment dans la tutelle des enfants, ainsi qu’aux épouses, par le biais des procurations. Même dans le cadre d’un système qui reste patriarcal et hiérarchisé, se trouvent ainsi avérées leur capacité d’administration et la confiance placée en leurs compétences. Plusieurs nuances sont néanmoins apportées : d’une part, ce pouvoir n’était le plus souvent accordé que par intérim, sur une période donnée, dans une conjoncture bien spécifique, d’autre part, il doit être replacé aux côtés d’une autorité masculine restant dominante dans la gestion des affaires. Plus que la femme elle-même, c’est donc le couple qui doit être considéré – et c’est là le principal apport et la grande force de cette étude : fonctionnant comme une « cellule indivisible » (p. 59), il confère aux conjoints des rôles complémentaires. « L’union des deux partis devient donc fusion » (p. 59), soulignant un rapport de réciprocité qui apparaît notamment dans le contexte aulique : l’épouse adopte le rang de son mari et suit sa dignité, ce qui lui permet de bénéficier de certains honneurs, mais en les exerçant elle participe elle-même de ce rang et de cette dignité.
6Reste une question en suspens pour cerner sous un autre jour encore cette complémentarité : s’applique-t-elle également à la construction de la fortune, que l’on sait être souvent colossale chez les ministres ? Les apports en communauté, évoqués dans le prologue, et les informations sur les propres, distillées dans tout l’ouvrage, permettent d’entrevoir la place que les épouses ont pu tenir tant au sein du ménage qu’à l’échelle du lignage. Pour autant, l’on aurait souhaité en savoir davantage, afin de déterminer dans quelle mesure elles ont contribué au maintien, voire à l’augmentation, des biens accumulés par leurs maris puis transmis à leurs enfants.
7L’étude ici menée n’en reste pas moins très riche puisqu’au-delà des couples eux-mêmes, elle revient sur la façon dont s’est imposée une élite dite « gouvernementale », celle dont l’existence est justifiée par le service du roi et de l’État, « supérieur[e] aux simples officiers et valets, toujours inférieur[e] aux Grands et ducs » (p. 206). Pour en comprendre la place, Pauline Ferrier-Viaud introduit fort à-propos l’idée d’« intégration raisonnée » (p. 203) : les ministres et leurs épouses se voient octroyés des honneurs déjà existants, mais qu’ils reçoivent de façon ponctuelle, sans que cela ouvre de droit sur le long terme ou constitue un précédent. Non sans outrepasser certaines limites, le roi utilise donc des outils déjà à sa disposition (invitation à Marly, à son jeu, tabouret chez la reine…) pour distinguer ses serviteurs – comme d’ailleurs ses maîtresses.
Pour citer cet article
Référence électronique
Flavie Leroux, « Pauline Ferrier-Viaud, Épouses de ministres. Une histoire sociale du pouvoir féminin au temps de Louis XIV », Genre & Histoire [En ligne], 31 | Printemps 2023, mis en ligne le 17 octobre 2023, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/8208 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genrehistoire.8208
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