Anna Le Pennec, Histoire de prisonnières. Les femmes incarcérées dans les maisons centrales du sud de la France au xixe siècle
Anna Le Pennec, Histoire de prisonnières. Les femmes incarcérées dans les maisons centrales du sud de la France au xixe siècle, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2022, 334 p.
Texte intégral
- 1 Claudie Lesselier, Les femmes et la prison, 1815-1939, thèse de doctorat de 3e cycle, Université Pa (...)
- 2 « Les femmes représentent un tiers de la population des centrales en début de siècle, 20 % vers 185 (...)
1Près de quarante ans après les recherches pionnières sur l’enfermement carcéral en France, menées sous l’impulsion de Michelle Perrot, Anna Le Pennec donne à voir, enfin, le versant féminin de la prison du xixe siècle. Certes, Claudie Lesselier avait déjà soutenu une importante thèse en 1982 sur « Les femmes et la prison (1815-1939) », mais elle ne fut malheureusement jamais publiée1. Tiré d’un doctorat soutenu en 2018, Histoire de prisonnières témoigne d’un regain d’intérêt pour l’histoire des enfermements, au sein de laquelle les expériences féminines, quoique minoritaires2, ont désormais toute leur place. L’historienne poursuit ainsi l’entreprise de rééquilibrage historiographique déjà entamée par les travaux sur la criminalité juvénile et par les sociologues des prisons de femmes.
2Faire entendre, rendre visible et lutter contre le silence qui engloutit les prisonnières, telle est l’ambition première de ce livre. Pour restaurer les condamnées dans le rôle d’actrices de leur enfermement, l’historienne fait une plongée dans les archives de deux établissements du Sud de la France : les maisons centrales de Montpellier (Hérault) et de Cadillac (Gironde). Troquant l’échelle nationale pour une approche au ras des murs, Anna Le Pennec met à profit une vaste documentation comprenant les correspondances administratives et les dossiers individuels qui bruissent des voix des femmes. Le dépouillement systématique de plusieurs centaines de ces dossiers lui permet d’assembler les fragments d’une histoire où les prisonnières n’ont cessé de négocier, de s’adapter et de résister, souvent à bas bruits, parfois plus bruyamment lors de mutineries. Le dispositif de recherche et d’écriture qui fait la part belle aux paroles des prisonnières permet à l’historienne d’atteindre son but, à savoir ne pas réduire les femmes incarcérées à une simple « altérité féminine » (p. 26) dans une institution pensée par et pour des hommes.
3Si l’histoire des femmes est la matrice première de l’enquête, Anna Le Pennec revendique également les apports des études de genre. D’une part, elle analyse les ressorts d’une construction de la féminité carcérale, entre glorification de la maternité et infantilisation, euphémisation de la violence et pathologisation du comportement déviant. Elle montre combien les vecteurs de l’imposition des normes de genre sont multiples : la religion, la répression disciplinaire qui touche les corps et les tenues vestimentaires, le maintien d’enfants en bas âge en prison, ou encore, plus diffus mais tout aussi puissants, les liens familiaux qui ne cessent de ramener les femmes à leur fonction maternelle. Plus neufs encore sont ses développements consacrés aux rapports sociaux entre les sexes. Dans un environnement devenu non-mixte sans jamais être entièrement féminisé, plusieurs types de relations de pouvoir assurent une domination toute patriarcale : les abus sexuels qui font régulièrement scandale dans les années 1820 et 1830 ; la relation paternaliste avec le directeur ; le rôle du médecin qui, en pathologisant les tentatives de suicide par exemple, dénie la charge politique des résistances à l’ordre carcéral.
4Le livre est construit en deux temps. La première partie s’intéresse aux cadres des relations en prison, en suivant une chronologie dictée par les changements affectant le personnel. Le chapitre premier retrace les balbutiements des deux maisons centrales dont la fonction est d’accueillir des condamnées à des peines supérieures à un an. Montpellier ouvre ses portes d’abord aux deux sexes en 1812, dans l’ancien couvent des Ursulines ; installée dans un château, la prison de Cadillac accueille depuis 1822 des femmes uniquement. L’historienne détaille les nombreux problèmes liés à « la gestion lacunaire de la maternité carcérale » (p. 47) mais aussi les défaillances sécuritaires et les conditions sanitaires particulièrement dégradées. L’édification de l’enfermement pour les femmes suit des rythmes différenciés selon les établissements. À Cadillac, la non-mixité et la féminisation du personnel sont précoces, même si le ministère de l’Intérieur suggère en 1824 que des gardiens seraient mieux à même d’« en imposer » (p. 60) aux prisonnières. Montpellier reste plus longtemps marqué par un modèle masculin d’enfermement. Des gardiens continuent de surveiller les prisonnières, même après le départ définitif, en 1824, des hommes condamnés pour Nîmes. C’est finalement en 1839 que le double principe de non-mixité et de féminisation du personnel est acté à l’échelle nationale. Le chapitre 2 retrace alors la transformation des prisons de femmes en institutions fondées sur la répression et la moralisation religieuse. Les sœurs en charge de la surveillance en sont les principales actrices. L’emprise religieuse sur le quotidien – particulièrement éprouvante pour les prisonnières appartenant à des cultes minoritaires – contribue au processus de « disciplinarisation ». Mais celui-ci ne se fait pas sans résistance. Des mutineries éclatent dans les deux centrales à l’annonce de l’application du nouveau règlement de 1839 imposant, entre autres choses, la règle du silence ou l’interdiction du vin. La brèche révolutionnaire de 1848 laisse aussi libre cours à l’expression d’un profond rejet du pouvoir des religieuses dans les murs de la prison. Une fois refermée, c’est le modèle de la prison-couvent qui s’installe jusque dans les années 1870. Resserré sur le cas de Montpellier, puisque Cadillac ferme ses portes en 1891, le troisième chapitre interroge le processus d’édification de la prison républicaine. Si l’hostilité à l’égard des religieuses est grandissante, le processus de laïcisation de la prison est toutefois lent. En 1885, le droit de ne pas professer de culte est concédé aux personnes détenues. L’enseignement de la morale laïque remplace le catéchisme au cours des années 1880. C’est aussi à partir de cette décennie que les doléances écrites sont de plus en plus fréquentes, en lien avec les progrès de l’instruction. En 1906, enfin, les surveillantes laïques remplacent les sœurs. « La marge de tolérance des laïques quant au langage et à la tenue des prisonnières tranche avec l’intransigeance des religieuses » (p. 159), note Anna Le Pennec. Enjambant les principaux conflits de la période (la guerre franco-prussienne, la Commune et la Première Guerre mondiale), la fin du chapitre illustre la crise de la légitimité de l’autorité à travers une affaire de trafic impliquant une surveillante en 1921. Alors que la conflictualité atteint son paroxysme – ou du moins, une plus grande visibilité –, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur l’existence d’un lien entre l’agitation dans la centrale et le contexte d’immédiat après-guerre.
5La seconde partie de l’ouvrage détaille le fonctionnement de la microsociété carcérale, entre adaptations et résistances. Le chapitre 4 propose un rapide portrait de groupe, qui fait ressortir la précarité de la population incarcérée, avant de s’arrêter sur les femmes qui se distinguent par leur statut de détenues politiques, leur célébrité ou leur classe sociale privilégiée. L’isolement dont elles font l’objet est tantôt synonyme de traitement de faveur, comme c’est le cas avec la célèbre empoisonneuse Marie Capelle Lafarge, tantôt synonyme de surveillance accrue comme pour les détenues étrangères pendant la Première Guerre mondiale. Le chapitre 5 s’attache aux multiples modes d’expression des détenues. Les corpus d’écrits clandestins – les fascinants « biftons » – et les correspondances censurées sont d’une grande richesse pour comprendre les sociabilités des détenues entre et hors les murs, et leur pouvoir subversif. Des relations amoureuses et sexuelles aux liens avec la famille, le contrôle de l’administration témoigne d’une œuvre de moralisation qui ne cesse de fragiliser les liens de solidarité. Enfin, le chapitre 6 s’articule autour de la question de la sortie. Il revient d’abord sur les principes de classement dans la prison et les chances d’amendement qui sont attachées aux différents quartiers, puis il évoque les suicides, la possibilité ouverte par la transportation vers le bagne colonial ou encore l’après-prison à travers les sociétés de patronage ou refuges comme la Solitude de Nazareth à Montpellier.
6À l’issue d’une démonstration dense, trois questions restent toutefois en suspens. La première concerne la périodisation. Si l’historienne prouve que la construction de l’enfermement au féminin ne se comprend que sur un long xixe siècle, on peut s’interroger sur le choix des années 1920 pour clore la période étudiée. La fermeture de Montpellier en 1934 ne constitue-t-elle pas le dernier acte de cette histoire des maisons centrales féminines du Sud-Ouest ? Mais plus fondamentalement, quand s’arrête le xixe siècle carcéral ?
7La seconde interrogation concerne la place du travail pénitentiaire féminin. Évoqué ici et là, le travail n’est pas appréhendé comme une thématique en soi pour l’étude du quotidien, à la différence des sujets a priori plus féminins, que sont la sexualité, la maternité ou la religion. Est-ce lié au fait que les autorités pénitentiaires se sont moins inquiétées du travail féminin que du travail masculin ? Comprendre toutefois comment le travail pénitentiaire – obligatoire depuis 1791 – participe à construire les normes de genre en prison, mais aussi combien il donne des ressources dans les négociations avec le personnel, aurait utilement complété l’analyse des expériences carcérales.
8Enfin, la place faite à l’étude du personnel pénitentiaire soulève une interrogation. Autant l’ouvrage épouse la chronologie des conditions de leur recrutement, autant le groupe des surveillantes échappe largement à l’analyse. On comprend, à la lecture, que l’historienne n’a pas eu accès aux archives de la congrégation des sœurs de Marie-Joseph du Dorat. Cette asymétrie documentaire crée alors un doute sur l’interprétation donnée au remplacement des religieuses par les laïques. Anna Le Pennec suggère en effet que ce changement coïncide avec une « recrudescence des traitements arbitraires », une « parcellisation des groupes institutionnels en alliances interpersonnelles » et un « rapprochement entre surveillées et surveillantes, dans leurs conditions respectives et dans leurs relations sociales » (p. 305). À l’image d’une communauté harmonieuse formée par les sœurs s’oppose ainsi un groupe éclaté de surveillantes laïques, auquel il manquerait cohésion et identité professionnelle. Inférer de l’absence de traces des rapports nécessairement pacifiés entre les sœurs des prisons est toutefois une opération risquée. Seule l’analyse du groupe des surveillantes et son évolution dans le temps permettrait d’étayer une telle hypothèse. Espérons, pour cela, que les archives de la congrégation s’ouvrent un jour.
9Riche, incarné et situé, l’ouvrage Histoire de prisonnières porte bien son titre. « Les prisonnières prennent le contrôle du livre », note Philippe Artières dans sa préface. C’est en effet dans le fourmillement des voix, dans les menus actes de résistance et dans les minuscules négociations qu’Anna Le Pennec tire l’enseignement principal de son étude au long cours du quotidien carcéral au xixe siècle : l’enfermement au féminin ne s’est jamais construit sans les prisonnières, mais toujours avec et contre elles.
Notes
1 Claudie Lesselier, Les femmes et la prison, 1815-1939, thèse de doctorat de 3e cycle, Université Paris Diderot – Paris 7, 1982.
2 « Les femmes représentent un tiers de la population des centrales en début de siècle, 20 % vers 1850, 10 % au début du xxe siècle et seulement 3 à 4 % de l’ensemble des personnes détenues aujourd’hui. » (p. 18).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Elsa Génard, « Anna Le Pennec, Histoire de prisonnières. Les femmes incarcérées dans les maisons centrales du sud de la France au xixe siècle », Genre & Histoire [En ligne], 31 | Printemps 2023, mis en ligne le 29 septembre 2023, consulté le 01 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/8218 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genrehistoire.8218
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page