Amélie Puche, Les femmes à la conquête de l’Université (1870-1940)
Amélie Puche, Les femmes à la conquête de l’Université (1870-1940), L’Harmattan, Collection « Prix scientifique », Paris, 2022, 401 p.
Texte intégral
1L’ouvrage d’Amélie Puche, Les femmes à la conquête de l’Université (1870-1940), résulte des travaux de recherche de la doctorante diplômée en 2020 pour sa thèse Les femmes à la conquête de l’université (1870-1970). Les implications sociales et universitaires de la poursuite du cursus scolaire dans l’enseignement supérieur par les femmes sous la Troisième République, sous la direction de Jean-François Condette, professeur des universités en histoire contemporaine à l’université de Lille (INSPE académie de Lille Hauts-de-France). On notera qu’Amélie Puche est aussi l’auteure de l’article, « L’accès des femmes aux universités (1850-1940) » dans l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (https://ehne.fr/fr/node/14080).
2Vaste sujet, en effet, qui s’appuie sur une solide documentation : des archives manuscrites jusque-là quelque peu négligées et beaucoup d’ouvrages et surtout d’articles spécialisés comme en attestent les nombreuses références et notes de bas de page (soit 1942 pour 402 pages). En l’absence d’ego-documentation, ce sont des sources diverses : archives administratives – principalement de cinq universités (Paris, Grenoble, Lille, Lyon et Montpellier) –, registres d’inscriptions dans les facultés, journaux étudiants, romans et récits autobiographiques, guides d’orientation des filles. Des gravures et des caricatures qui illustrent certains journaux généraux (au-delà des seuls journaux étudiants) auraient pu élargir encore le spectre de cette féminisation des universités.
3Trois parties rythment cette étude. La première (p. 31-157) est consacrée à la conquête de l’université comme monde hostile par principe aux femmes, d’où les observations numériques et l’analyse des polémiques. La deuxième (p. 159-301), la plus conséquente, explore le quotidien des étudiantes, dans une perspective globale, depuis les budgets, les origines sociales, les comportements jusqu’aux chamboulements individuels, familiaux, pratiques, spirituels et même collectifs dans leur existence. La troisième (p. 303-380) survole le devenir des étudiantes, autant sur le plan privé que sur le plan professionnel en mettant en particulier l’accent sur la conquête des postes universitaires académiques.
4La première partie interroge les débats sur les aptitudes des femmes à entrer dans l’Université, à y faire des études et à en sortir diplômée. Le schéma de référence est l’étudiant masculin, lequel n’est pas foncièrement remis en cause tant les choix retenus calquent le cursus des filles sur celui des garçons. Et la dichotomie sexuée du baccalauréat (différent pour les filles) verrouille le dispositif d’entrée à l’Université jusqu’en 1924 (le décret Léon Bérard instaure le même bac pour les deux sexes). Néanmoins les effectifs de filles restent très limités jusqu’à 1914 avant une croissance conséquente dans l’entre-deux-guerres, toujours une petite élite de 0,3 % de la classe d’âge correspondante (contre 42 % aujourd’hui diplômées du supérieur). De manière plus subjective, le positionnement des étudiantes dans cette microsociété très masculine des facultés universitaires est analysée avec beaucoup de finesse et de précision : « cerveline » ou épousable, travailleuse ou chasseuse d’un bon parti, élégante à la mode ou ombre noire. L’auteure n’élude pas le regard des étudiants sur ces étudiantes et le fait qu’ils s’interrogent sur le déclassement que la féminisation pourrait provoquer, préjugés socio-culturels ou concurrence socio-économique à l’œuvre.
5La deuxième étape, la plus longue, la plus illustrée (témoignages, propos, images), la plus dynamique, donne largement la parole, directement ou indirectement, aux étudiantes des universités, jeunes femmes ou femmes plus mûres. C’est un temps fort de sociohistoire à partir d’un échantillon de dossiers de scolarité, de nombreux écrits témoignages (indirectement), des documents associatifs et d’œuvres diverses, des registres de bourses. C’est la partie la plus vivante de l’ouvrage parce que l’auteure s’est obligée à faire le tour de la question : du vêtement au logement, de la nourriture aux privations, des soutiens moraux et mentaux aux mobilisations associatives, des rythmes de travail universitaires aux activités personnelles, dans la faculté et hors de l’université, des relations amènes ou non avec les professeurs, des revendications et des protestations plus ou moins muettes, des relations familiales comme des relations personnelles, des engagements religieux comme des engagements politiques. Ainsi s’esquisse une géographie des présences et usages féminins de l’Université ainsi qu’une sociohistoire des évolutions, en particulier celles post Première Guerre mondiale. Assez significativement le modèle bourgeois des sociabilités tisse un réseau universitaire parallèle à celui des lignées, et le modèle bourgeois de la culture et des loisirs est érigé en référence, quelles que soient les origines de ces étudiantes, étrangères comme françaises. De plus, sans l’exprimer directement, l’auteure compare implicitement avec la situation des garçons de l’Université, et inscrit en filigrane que la condition étudiante relève d’un profil masculin comme modèle, y compris le mariage comme horizon.
6La troisième partie est originale et fort instructive en ce qu’elle explore le devenir personnel et professionnel des étudiantes. On notera comme l’auteure qu’il y a une grande différence entre celles, – la majorité –, qui ont choisi des études professionnalisantes, comme le droit ou la médecine, celles qui retrouvent l’ombre portée d’un foyer, d’un époux et de l’éducation de leurs futurs héritiers ou encore celles qui, assez nombreuses, embrassent l’enseignement comme une vocation d’essence féminine. Les trajectoires sont multiples et fluctuent au gré des décennies (un peu plus en droit malgré des obstacles ; moins en médecine sauf pour les enfants et les mères ; davantage en pharmacie ; un peu vers le journalisme et beaucoup, voire principalement vers l’enseignement). Ainsi, sur la longue durée de la Troisième République, la frontière entre les métiers masculins et féminins reste relativement étanche ou alors le métier lui-même enfante une division sexuée qui place les femmes « naturellement au bon endroit ». L’exemple du professorat des universités, donc in fine de la recherche, vient conforter cette distorsion malgré les avancées et réussites que l’ouvrage souligne. Le domaine des sciences dures est exploré par le biais des diplômes et concours (thèse et agrégation), par des trajectoires pionnières comme celle de Marie Curie, Marthe Condat, Pauline Ramart-Lucas, Irène Joliot-Curie, Léonie Villard ou Marie-Jeanne Dury. Sauf exception, le plafond de verre est déjà en place et barre l’accès aux postes à responsabilités qui restent masculins comme si le pouvoir et le commandement étaient par nature virils.
7De facto, le temps des principales pionnières qui bousculent le monde masculin des facultés se prolonge jusqu’à la Première Guerre mondiale, qui marque un tournant encore plus fort que ce qu’Amélie Puche en rapporte dans son livre. Il aurait peut-être été pertinent d’en faire un chapitre à proprement parler, surtout pour ses effets au féminin sur les mœurs, les réalités économiques et les mutations sociales. C’est l’incontestable prise de conscience induite par le temps de la guerre, par l’hécatombe des jeunes gens et donc le manque d’hommes instruits et formés qui nécessite de pourvoir à leur remplacement par ces nouvelles générations de filles. Comme le montre l’auteure, elles sont alors de plus en plus nombreuses et en capacité pour prendre en main les rênes de la société nouvelle, de la direction des entreprises à la diffusion des enseignements, de la gestion des activités à la création technologique, mais pas le commandement politique que les hommes se réservent encore jusqu’en 1944.
8Au-delà du politique, le rapport de force et de domination du masculin persiste parce qu’il se coule dans plusieurs interstices et phagocyte le flot des étudiantes et de leurs métiers ultérieurs : le plafond de verre qui limite les femmes aux catégories intermédiaires, la hiérarchisation subtile de plusieurs domaines (du médical au commercial) entre des fonctions « nobles » et subalternes (chirurgiens et infirmières, contremaîtres et techniciennes), l’orientation genrée des domaines d’études (aux garçons les sciences et la médecine, aux filles la littérature et un peu le droit), sans oublier la valorisation matrimoniale de futures épouses et la démonétisation des secteurs investis par le féminin.
9Manifestement, l’impensé social qui assigne les femmes aux seconds rôles, aux seconds plans, trouve de nouveaux moyens d’expression et d’expansion. L’auteure de cette importante contribution a su mettre en valeur tout ce qui, positivement, ouvre aux jeunes filles et aux femmes une voie de libération, d’indépendance, et d’esprit égalitaire. En explicitant cette logique de la mixité et ses effets dans le monde des étudiants, Amélie Puche apporte une meilleure connaissance de l’évolution des pensées et des mœurs juvéniles, certes dans un groupe social limité et élitaire, mais moteur pour la société.
10Le vocabulaire et les notions liées à l’histoire du genre sont souvent sous-jacentes et revendiquées et auraient mérité parfois plus d’accent. Il ne s’agit pas de se limiter à l’analyse des préjugés et stéréotypes ou d’explorer les barrières mais bien d’en « déconstruire » le rapport de pouvoir qu’ils impliquent. De fait, l’auteure s’est davantage préoccupée d’une histoire des inégalités et discriminations socio-culturelles que des rapports de pouvoir et des rapports de force que la féminisation des universités bouscule et met en question. Le choix penche davantage du côté de Pierre Bourdieu que du côté de Geneviève Fraisse, l’un comme l’autre souvent employés ou cités.
11Il reste cependant à écrire une histoire de la féminisation et des conflits de genre pour les classes préparatoires aux grandes écoles, les « prépas », les écoles supérieures, qu’elles soient pour ingénieur·e·s (de Polytechnique aux écoles de commerce, d’industries, etc.), ou pour enseignement (Écoles Normales Primaires et Supérieures) ou encore pour diverses spécialités (économie, droit, science politique, journalisme, médical, arts, techniques, gestion, sports). Il resterait encore à étudier la féminisation des classes professionnelles supérieures (IUT, écoles professionnelles privées). Or c’est à l’aune de l’ensemble des structures du supérieur que nous percevons plus clairement le choix de classe et de dispositifs élitaires issus de l’époque napoléonienne et renforcés par la Troisième République bourgeoise. Cela aurait peut-être mérité une mise au point puisque l’Université française n’a pas l’universalité que son nom sous-entend.
12Quoi qu’il en soit, l’ouvrage d’Amélie Puche n’appelle aucune réserve. Il apporte une belle pierre à l’édifice tant de l’étude des universités que de leur féminisation, de l’observation des mutations de la vie étudiante que de la place des enseignantes et des professionnelles issues de l’enseignement supérieur classique en France conçu dès le départ avec pour seule référence le modèle masculin. L’ouvrage se lit aisément car le style est allègre et fluide. Voilà un travail et un résultat tout simplement roboratifs.
Pour citer cet article
Référence électronique
Louis-Pascal Jacquemond, « Amélie Puche, Les femmes à la conquête de l’Université (1870-1940) », Genre & Histoire [En ligne], 31 | Printemps 2023, mis en ligne le 08 septembre 2023, consulté le 16 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/8259 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genrehistoire.8259
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