Laura Balzer, « Fidèle époux, franc militaire ». Une histoire des masculinités dans les armées françaises (années 1750-1798)
Dans la France de la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’armée royale n’est pas encore une armée de conscrits où se construit la masculinité de tous les jeunes français. En effet, ceux qui sont concernés par l’expérience militaire demeurent une minorité, volontaires ou miliciens tirés au sort. Sous l’Ancien Régime, le plus fort effectif militaire atteint, en 1690, 300 000 hommes soit seulement 1,5 % de la population française. Pour les nobles qui occupent les grades d’officiers, l’armée fonctionne comme une instance de confirmation de leur honneur. Ils s’inquiètent d’ailleurs, à partir des années 1750, des échecs militaires des guerres de succession d’Autriche et de Sept Ans et sont nombreux à proposer des réformes. Seule la Révolution française amène aux armées l’égalité entre les citoyens mâles, notamment pour l’accès aux grades. Les premières levées en masse, dès 1793, étendent l’expérience militaire à un plus grand nombre d’hommes, jusqu’à la loi Jourdan-Delbrel de 1798 qui instaure la conscription. Sur l’ensemble de cette période, cette thèse cherche donc à évaluer le rôle de l’institution militaire dans l’élaboration d’un modèle de masculinité combattante, associé à la figure du citoyen mâle, au tournant de l’Ancien Régime et de la Révolution. Si les mémoires techniques rédigés par les officiers, afin de proposer des améliorations au Secrétariat d’État de la guerre, constituent un corpus important pour cette recherche, les écrits du for privé des militaires sont aussi mobilisés pour saisir leur expérience au sein de l’institution ; la période révolutionnaire voit en particulier se multiplier des témoignages de simples soldats. Enfin, les archives des conseils de guerre des périodes monarchique et révolutionnaire permettent d’étudier les réactions de ces simples soldats, ces hommes du rang, face à l’autorité des cadres de l’armée.
La première partie de cette thèse vise à comprendre comment les relations entre les militaires et les femmes dessinent une forme de masculinité à la fois valorisée et redoutée des officiers. Elle se forge en opposition aux femmes, au moment où celles qui suivent un père, un frère, un amant ou un mari aux armées sont de plus en plus écartées – à partir du mitan du XVIIIe siècle – avant d’être totalement exclues par un décret de 1793, sauf les blanchisseuses et les vivandières. Les officiers nobles craignent aussi le mariage du soldat susceptible de le détourner de ses devoirs et de lui faire perdre son courage. Le soldat n’est d’ailleurs pas considéré comme un bon parti, mais tel un vagabond sans attache et trop pauvre donc incapable d’entretenir une famille. Ces préjugés s’effacent pendant la Révolution française où les jeunes volontaires, tous citoyens, se battent pour défendre leur patrie et leur famille : le soldat révolutionnaire est alors perçu comme bon époux et bon citoyen. Quant aux officiers, ils défendent aussi un modèle patriotique du militaire français séducteur, bien plus galant et respectueux que ses homologues européens des femmes rencontrées pendant les campagnes militaires. Sur l’ensemble de la période, les aventures amoureuses sont associées au courage et à l’impétuosité du caractère français, d’une part dans les correspondances et les écrits personnels des militaires qui s’approprient cette figure masculine et, de l’autre, dans des pièces de théâtre et des chansons. Les autorités militaires, contraintes de gérer les débordements sexuels de ces jeunes hommes célibataires, hésitent cependant entre la promotion de la chasteté, le refus ou la tolérance de la prostitution et l’indulgence face aux viols et aux agressions sexuelles.
Au-delà des représentations, l’analyse des dynamiques sociales au sein des armées permet, dans une deuxième partie, de cerner la pluralité des masculinités, en croisant le critère du genre avec d’autres facteurs tels que l’âge ou la condition sociale. Ainsi l’officier d’Ancien Régime, issu de la noblesse, se désigne comme un père raisonnable, juste et bon, qui prend soin, comme de ses enfants, ces soldats issus des milieux populaires, perçus comme des hommes braves mais inconstants, manquant d’intelligence, de jugement et donc incapables d’autonomie. Ils sont soumis à une discipline rude, y compris pendant la Révolution où l’autorité paternelle des officiers devient cependant moins sévère grâce à un nouveau système judiciaire qui entend la contestation des soldats, tient compte de leur nouvelle dignité de citoyen mais rend plus difficile l’exercice de la discipline pour les chefs.
La figure du père rappelle que, sous l’Ancien Régime, la masculinité hégémonique correspond à un âge, compris entre 30 et 50 ans, vu comme un moment de perfection supposément caractérisé par la raison et la sagesse. Ainsi, les très jeunes hommes sont déconsidérés dans ces armées, à cause de leur fragilité psychique et physique qui les rend rétifs à la discipline et perméables à la nostalgie. En revanche, la Révolution vante les mérites de la jeunesse sous les drapeaux : tous les hommes étant citoyens, les garçons, dès leur plus jeune âge, doivent se préparer à prendre les armes, pour défendre la patrie.
Enfin, tout au long de la période étudiée, l’armée apparaît comme un lieu de sociabilité masculine, parcouru par des valeurs de fraternité où des hommes de toutes catégories sociales vivent ensemble. Ainsi les pratiques collectives et quotidiennes telles que les repas, les libations et les chants rassemblent les hommes et deviennent, avec la Révolution, plus égalitaires et démocratiques. À l’échelle des individus, l’intégration au sein du groupe fonctionne comme un rite de passage qui confirme la masculinité des militaires : l’arrivée au régiment, le premier combat, le premier duel, les moqueries et traits d’humour, les blessures et la mort supportées dignement, sont autant d’occasion de faire preuve de qualités viriles et citoyennes, dans une société où les défis structurent des hiérarchies fondées sur l’amitié et la bravoure. Étudier les masculinités militaires sur le temps long permet finalement de dégager des évolutions progressives qui naissent dès l’Ancien Régime et contribuent à forger au cours des guerres révolutionnaires un modèle de masculinité professionnelle et civique, plus unifié socialement et incarné par un esprit de corps spécifique.