Dans la France du XIX^e siècle et du début du XX^e siècle, c’est au cours de la première nuit qui suit le mariage que les jeunes époux sont supposés consommer sexuellement leur union. La permanence de cette injonction s’inscrit dans un temps long marqué par une redéfinition des normes et des pratiques matrimoniales : instauration du mariage civil en 1792, Code civil en 1804, abolition du droit au divorce en 1816 suivi de son rétablissement en 1884, essor du modèle du mariage bourgeois, lente libération des mœurs qui s’accélère à partir de la Belle Époque.

L’objectif de la thèse est de donner une intelligibilité historique à ce moment particulier du début des relations intimes du couple légitime, en étudiant ses normes et ses représentations, mais en mettant également au jour ses pratiques. Des sources variées permettent d’en appréhender les multiples facettes : des productions culturelles et savantes (écrits fictionnels, images, essais, ouvrages médicaux, études folkloristes…), mais aussi des témoignages produits par les époux eux-mêmes, à l’occasion de procédures engagées dans un contexte de séparation conjugale. Les 250 affaires étudiées proviennent pour la plupart des fonds de la Congrégation du Concile et du Tribunal de la Rote, conservés aux Archives apostoliques du Vatican ; elles contiennent les dépositions des époux et de leurs témoins (famille, domestiques, voisin·es, ami·es), ainsi que des expertises médicales, qui documentent certaines expériences de l’entrée dans la vie conjugale, y compris dans ses aspects les plus intimes.

La thèse est articulée autour de trois notions : le secret ; la tradition et l’épreuve. La première partie part de l’idée répandue que la nuit de noces serait caractérisée par le secret. L’occultation des réalités du mariage, imposée aux jeunes filles par la morale, entre pourtant en tension avec son dévoilement dans de nombreuses productions culturelles et avec l’idée que la diffusion de savoirs et de réflexions sur la nuit de noces sont utiles et nécessaires pour lutter contre l’ignorance nuptiale, qui aurait des effets néfastes sur les couples et pour l’ordre social. La deuxième partie se resserre sur les rites nuptiaux, prend pour fils directeurs les temporalités qui les structurent et les lieux dans lesquels ils s’inscrivent. Pratiqués au nom de la tradition, ces rites impliquent une multiplicité d’acteurs et d’actrices qui interviennent en amont du mariage, au moment de sa préparation, pendant la nuit-même et font parfois l’objet d’innovations ou de contestations, au nom de la modernité. La dernière partie se concentre sur la sphère conjugale, en suivant les époux au plus près : deux chapitres retracent chronologiquement ce qui se passe entre eux, depuis le départ pour la chambre nuptiale jusqu’à la fin de la nuit, et reviennent sur les enjeux des premiers rapprochements physiques, marqués par une forte intensité émotionnelle et l’injonction de la consommation sexuelle du mariage.

La thèse croise plusieurs approches : histoire des sensibilités, histoire du corps et des sexualités, histoire du genre, histoire des savoirs et histoire des morales laïque et religieuse. Elle montre que la nuit de noces est devenue, entre les années 1800 et les années 1920, une étape décisive de la vie des époux et des épouses et qu’elle est décrite par les médecins comme un moment paroxystique dont les enjeux dépassent la sphère intime pour devenir un problème sanitaire et social : de sa réussite dépendent le bonheur du couple, mais aussi la stabilité de la société. Lieu de construction de la conjugalité, elle ne se caractérise pas par un modèle fusionnel, mais par une opposition marquée par la binarité de genre qui s’accentue au fil du siècle. Le dimorphisme sexuel, biologique et social, la nouveauté de l’acte sexuel et la défloration qui lui est consubstantielle font de la nuit de noces un lieu où les identités féminines et masculines sont davantage pensées en confrontation qu’en complémentarité. Sous l’apparence de l’harmonie véhiculée par les images d’époux heureux de se retrouver enfin seuls dans la chambre nuptiale, la nuit de noces est ainsi caractérisée par une dissymétrie des injonctions et des expériences. L’homme, dominant, doit prouver sa virilité, vertu active ; la femme, soumise, doit prouver sa virginité, vertu passive. Cette asymétrie des normes et des rôles de genre s’exerce au détriment des femmes.

Ce travail insiste particulièrement sur le problème de l’ignorance sexuelle, dans laquelle on maintient jusqu’au début du XX^e siècle certaines jeunes filles qui ne découvrent la nature sexuelle de l’union conjugale qu’une fois arrivées dans la chambre nuptiale ainsi que sur la notion du consentement au rapport sexuel. L’obligation de la consommation du mariage fait planer l’ombre du devoir conjugal, qui s’impose aux deux époux, mais aussi du viol conjugal, qui lui n’est subi que par les femmes. Autant d’échos du passé qui nourrissent la réflexion actuelle sur le consentement sexuel dans le couple hétérosexuel et qui montrent que ces thèmes faisaient déjà, au XIX^e siècle, l’objet de questionnements et de revendications.