Amandine Charvet, De primaires à secondaires ? Les enseignant·e·s des écoles primaires supérieures de la Troisième République
Cette thèse interroge la constitution et l’évolution du groupe professionnel des enseignant·e·s des écoles primaires supérieures et précise le rôle qu’il tient dans les transformations du système scolaire français dans la première moitié du XXe siècle. Ce faisant, ce travail participe à une meilleure connaissance des mécanismes de démocratisation scolaire et particulièrement de la place des femmes au sein de ces mécanismes à la fois comme élèves et enseignantes. L’outil d’analyse du genre est au cœur de la démarche de recherche qui, en étudiant conjointement enseignants et enseignantes, permet de mettre au jour les variations dans les parcours et dans les attentes vis-à-vis du masculin et du féminin dans l’École de la Troisième République.
Initialement pensées comme « fleuron du primaire », les écoles primaires supérieures participent activement au développement du premier cycle du second degré. Cette thèse analyse les conséquences et les modifications structurelles et réglementaires consécutives à cette évolution sur différents objets (les corps enseignants, les programmes…) et à différentes échelles (les établissements, les départements, les académies, la métropole et la colonie algérienne). Il s’agit en particulier de souligner le rôle essentiel joué par les enseignant·e·s dans le passage d’un système par ordre (primaire/secondaire) à un système par degrés d’enseignement (premier/second degré), première phase d’une massification du second degré, au travers de la constitution d’une identité professionnelle spécifique.
Cette étude s’appuie sur une prosopographie du corps enseignant – plus de 300 femmes et hommes ayant travaillé dans trois académies, une plutôt urbaine, une plutôt rurale et la dernière en terrain colonial (Aix-en-Provence, Grenoble et Alger) – capable de mettre en lumière les constructions de parcours et leurs évolutions durant la Troisième République. L’analyse de cohortes et de trajectoires individuelles éclaire les régularités et les temporalités des transformations de ces carrières et les modalités d’affirmation d’une identité professionnelle propre, au travers de plusieurs types de sources : les textes réglementaires et administratifs, les dossiers de carrière ainsi que la presse associative et syndicale. Cette approche est complétée par une étude fine des transformations réglementaires et matérielles du monde des écoles primaires supérieures. Ainsi, cette thèse présente dans une première partie les évolutions des écoles primaires supérieures et de leurs enseignements afin de dresser les spécificités chronologiques, géographiques et éducatives du sujet d’étude. La deuxième partie traite des recrutements et de l’organisation spécifique du groupe des enseignant·e·s des écoles primaires supérieures. Il s’agit d’étudier comment se construit et se traduit la différence d’« identité » professionnelle pour les enseignant·e·s des écoles primaires supérieures. Enfin, la troisième partie de cette étude étudie plus en détails les parcours des enseignant·e·s regroupé·e·s dans la base de données afin de pointer les parcours normaux et les plus atypiques, mais aussi de montrer l’évolution dans la construction des parcours de formation et de carrière.
Ce groupe professionnel en mouvement s’incarne dans des parcours pointant le passage du profil-type de promu·e·s du primaire – tel monsieur Besson né en 1850, ancien normalien de Valence entre 1867 et 1870, instituteur en école élémentaire, puis instituteur adjoint en école normale avant d’être directeur d’école primaire supérieure, qui termine sa carrière dans la grande école primaire supérieure de Marseille Pierre Puget en 1906 –, à des enseignant·e·s du premier cycle du second degré comme Madeleine Meyer qui commence sa carrière comme répétitrice dans le secondaire en 1920 lorsqu’elle prépare la licence d’histoire, puis devient professeure d’école primaire supérieure entre 1938 et 1946 et termine en tant que professeure au collège Octave Gréard de Paris en 1958. Ces différents parcours permettent de lire les différences de genre qui se jouent dans un groupe professionnel mixte pensé souvent comme identique par l’institution et les administrations qui les rassemblent. Ces évolutions s’articulent autour de trois phénomènes concomitants : la féminisation, la professionnalisation et la diversification du groupe enseignant.
Les femmes deviennent majoritaires dans le groupe avec la Première Guerre mondiale, passant dans les cohortes étudiées d’environ un tiers du groupe en 1892 à plus des deux tiers en 1930. Cette féminisation questionne les retraductions des hiérarchies et des dominations sexuées, les identités enseignantes, la place des femmes sur le marché du travail, ainsi que les assignations pour des femmes professionnelles qui remettent en cause la classique séparation des sphères chère au XIXe siècle. Malgré des conditions de travail proches de celles de leurs homologues masculins, la féminisation agit comme moteur du changement sur plusieurs plans : dans l’identité professionnelle du groupe ou encore dans la remise en cause des ordres d’enseignement. Les modifications curriculaires et la segmentation sexuée entre disciplines générales et professionnelles sont aussi fonction de la croissance du nombre des femmes. Elles investissent surtout les matières générales et c’est dans ces disciplines qu’elles remplacent les hommes dans les écoles de garçons. L’étude des « femmes enseignantes chez les garçons » permet de comprendre une exceptionnalité qui se normalise : elles n’ont pas vocation à transgresser les barrières de genre, mais répondent à des besoins du système scolaire qui manque de professeurs hommes. Leurs parcours donnent à voir le normal et les blocages qui se dessinent comme les hiérarchisations des établissements et des territoires, ou des traitements différenciés des personnels recrutés selon leur formation, les femmes étant plus souvent envoyées dans les espaces moins convoités par les hommes.
La tension entre les rôles sociaux assignés et les principes égalitaires républicains trouve toute son expression avec ces enseignantes : l’administration ne peut pas les prendre en compte sans les considérer avant tout comme femmes et non comme professionnelles de l’enseignement. La prise en compte de la féminisation par l’institution a des effets paradoxaux comme on le lit dans l’exemple des rémunérations : l’égalité formelle est remise en cause entre 1905 et 1919, puis les indemnités diverses de l’entre-deux-guerres (indemnités pour charges de familles en particulier) tendent à bénéficier surtout aux hommes. Ceci met en avant les blocages sociétaux lorsqu’on visibilise des femmes qualifiées. L’entrée de la vie privée, notamment la prise en compte du mariage et de la famille, dans la gestion des carrières d’enseignantes est aussi une conséquence de cette féminisation. On assiste à la mise en place d’un paradoxe avec des femmes plus nombreuses et plus qualifiées, figures de femmes de savoir, voire de pouvoir dans certains cas, sans pourtant jamais dépasser le plafond de verre qui leur permettrait de diriger des hommes à la tête d’établissements mixtes par exemple. Enfin cette étude questionne l’idée d’une baisse de prestige d’une profession qui se féminise : ici, la féminisation amène plutôt la constitution d’un groupe nouveau, différent car plus hétérogène et métissé dans ces caractéristiques de formation et de carrière, loin de l’image de promu·e·s du primaire des années 1880.
La professionnalisation du groupe à l’œuvre met en exergue les mécanismes de changement d’un groupe qui se reconnait et se définit comme spécifique. Ce processus s’inscrit dans les temporalités suivantes : en premier lieu la normalisation de la fin du XIXe, ensuite l’apogée du primaire supérieur indépendant puis le moment des questionnements de l’entre-deux-guerres. Ce phénomène conduit le groupe enseignant dans son ensemble à s’autonomiser de l’enseignement primaire dont il est issu initialement. Cette professionnalisation ne se fait pas dans le sens d’une secondarisation, mais dans celui d’un métissage identitaire et ouvre sur un regroupement de ce qui devient les personnels du second degré – hors-agrégés évidemment qui restent un groupe dominant et spécifique dans cette organisation scolaire.
L’hybridation et la différenciation des lieux, des statuts, des formations et des identités sont au cœur de l’étude et apparaissent de manière éclatante dans l’académie d’Alger. En effet, l’Algérie comme miroir grossissant des phénomènes explicités ci-dessus est un point central de l’étude. Cette colonie départementalisée où les lois scolaires républicaines s’appliquent apparait comme un terrain d’innovation mais c’est aussi un espace spécifique en raison des populations que les écoles primaires supérieures algériennes scolarisent. L’exceptionnalité du parcours de Yamina Larab, enseignante dans l’académie d’Alger entre 1897 et 1939, souligne une partie de ces tensions : d’abord monitrice indigène par ses origines kabyles, sa naturalisation française lui permet d’enseigner dans le système européen – l’organisation scolaire en Algérie est duale avec des établissements pour les « indigènes » et des établissements pour les enfants des colons qu’ils soient français ou des pays d’Europe méditerranéenne très souvent. Sa poursuite d’étude en parallèle de sa carrière lui ouvre les portes du professorat d’arabe en école primaire supérieure, mais elle ne pourra jamais atteindre l’enseignement dans le secondaire si convoité.