Anne Bléger, Femmes, cachez cette arme que l’on ne saurait voir ! La représentation de la violence féminine dans le cinéma des années 1920
Notes de la rédaction
La thèse a reçu le Prix scientifique L’Harmattan 2024.
Dans Les Vampires (Louis Feuillade, 1915-1916), Irma Vep, la cheffe des apaches, tuant avec assurance et échappant aux représentants de l’ordre, dérange profondément au point de provoquer la colère de la Préfecture de police qui interdit le film. Elle contrarie l’idée que le masculin l’emporte sur le féminin et que les bons triomphent des méchants. Le malaise à l’égard des héroïnes criminelles s’aventurant dans un domaine traditionnellement masculin se manifeste par la censure, mais aussi dans la manière de représenter la brutalité des femmes au cinéma, différente par rapport à celle des hommes.
Les stéréotypes de genre, nombreux dans les films muets des années 1920, montrent majoritairement des hommes courageux et agiles dans le maniement d’un revolver ou d’une épée et, à l’inverse, des femmes apeurées et tremblantes en pointant une arme sur leur victime. Ces dissemblances révèlent ainsi des différences dans le regard porté sur les genres.
L’objet de cette thèse est d’analyser la manière dont les femmes qui commettent des actes violents sont mises en scène dans les films réalisés entre 1914 et 1929. Il s’agit de voir en quoi ces représentations révèlent, chacune à leur façon, en fonction des types de violences et des profils des interprètes, les peurs d’une époque face à l’évolution du rôle des femmes au sein d’une société patriarcale fragilisée au lendemain de la Première Guerre mondiale. À partir d’un corpus de 1 839 fictions produites en France entre 1914 et 1929, 558 personnages féminins violents, 636 personnages masculins violents et 27 groupes mixtes violents ont été recensés.
La première partie traite des diverses influences sur la description des faits de violence, comme les récits faits-diversiers, en vogue à l’époque, et les nombreux travaux des criminologues de la fin du xixe et du début du xxe siècles (Cesare Lombroso et Guillaume Ferrero, La Femme criminelle et la prostituée, 1896 ; Camille Granier, La Femme criminelle, 1906). Les années de guerre et d’humiliations masculines révèlent, quant à elles, des changements dans les représentations des hommes et des femmes. Les épouses en pleurs et les maris courageux, prêts à affronter l’ennemi lors de la mobilisation cèdent la place, pendant et à la fin de la guerre, à des poilus fragiles et des femmes fortes. Les coulisses du cinéma sont également explorées pour y découvrir que les réalisatrices, scénaristes et productrices, souvent invisibles, sont pourtant présentes derrière la caméra et contribuent, elles aussi, à l’écriture de la violence féminine.
Le corps étant le producteur et le réceptacle de la violence, la physionomie des actrices, leurs gestes ainsi que la mise en scène de leurs actes violents ont été minutieusement analysés dans la deuxième partie. La consultation des documents de préparation du tournage, des courriers, des répertoires de comédien·nes, des interviews dans la presse, a enrichi les connaissances sur le travail d’interprétation et l’incarnation des personnages de femmes violentes. Une approche davantage actorale, qui s’intéresse au jeu des acteurs et à tout ce qui concerne leur métier, a ainsi été adoptée pour aborder ce sujet, traité sous un angle à la fois historique, esthétique et d’études de genre.
Dans la troisième partie, l’analyse comparée des œuvres des années 1910-1920 et de leurs remakes parlants (par exemple les versions de 1925 et de 1932 de Poil de carotte de Julien Duvivier ou L’Atlantide de Jacques Feyder, sorti en 1921 et de Georg Wilhelm Pabst, remake de 1932) révèle à travers l’évolution des représentations des femmes violentes, les diverses peurs nées des traumatismes vécus pendant et au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les marâtres castratrices et les femmes fatales rappellent le danger que représentent les épouses émancipées pour les hommes à la virilité abîmée au retour du front. Les révolutionnaires, suffragettes, guerrières, tantôt masculinisées (les suffragettes dans Les Sept suffragettes de Saint-Lolo d’Henri Fescourt, 1913 ou les Sans-culottes dans Napoléon d’Abel Gance, 1927), tantôt hystériques (les Sans-culottes dans L’Enfant roi de Jean Kemm, 1923 ou les révoltées de juin 1832 dans Les Misérables d’Henri Fescourt, 1927), et les reines dangereuses comme Antinéa (L’Atlantide) évoquent les discours contre le droit de vote féminin et donnent à voir le désastre que serait l’exercice du pouvoir par des femmes. Les rebelles, celles qui refusent le mariage comme Monique Sorbier dans La Garçonne (Armand du Plessy, 1923), d’après le roman de Victor Margueritte, sont coupables de ne pas contribuer à l’effort de repeuplement d’après-guerre.
À l’écran, les femmes violentes ne symbolisent pas une émancipation, puisqu’elles sont condamnées dans tous les cas. Elles sont laides, masculinisées et donc privées de leur féminité lorsqu’elles sont brutales dans la rue ou au sein du foyer, comme Renée Carl (Madame Thénardier dans Les Misérables) ou Charlotte Barbier-Krauss (Madame Lepic dans Poil de carotte). Celles qui affichent une liberté de mœurs sont sexualisées à outrance, comme Claude Mérelle qui campe la Zingara dans Le Roi de Camargue d’André Hugon (1921), Catherine Hessling (Nana) dans le film éponyme de Jean Renoir (1926) ou encore Conchita Montenegro (Conchita) dans La Femme et le Pantin de Jacques de Baroncelli (1929).
Quant aux vedettes qui ont campé ce type de rôles, comme Musidora, la cheffe des apaches devenue la muse des surréalistes, Raquel Meller, la Carmen du film de Jacques Feyder, ou encore Gina Manès, la marquante Thérèse Raquin multipliant les rôles de vamps, elles sont à la fois des modèles et des contre-modèles. Elles constituent pour le public des « nourritures de rêves » pour reprendre l’expression d’Egdar Morin dans Les Stars, propres à une époque marquée par le développement du vedettariat, mais elles représentent aussi une menace pour celles et ceux qui restent attaché·es à l’image de l’épouse et mère douce, soumise à la domination masculine. En cela, l’attraction-répulsion que provoquent les rebelles et les actrices qui les incarnent, traduit parfaitement cette hésitation de la société de l’entre-deux-guerres entre modernité et tradition.