• 1 Carol J. Adams, The Sexual Politics of Meat: A Feminist-Vegetarian Critical Theory, New York, Bloom (...)
• 2 Nick Fiddes, Meat: A Natural Symbol, London, Routledge, 2004 ; Amy Calvert, « You Are What You (M)e (...)
• 3 Par exemple, la préface de l’édition française est rédigée par Élise Desaulniers, écrivaine et mili (...)

1En 1990, la militante féministe et végétarienne Carol J. Adams publie un essai, The Sexual Politics of Meat : A Feminist-Vegetarian Critical Theory1, visant à démontrer l’existence d’une homologie entre l’ordre du genre et l’ordre alimentaire dominé par l’alimentation carnée. Les travaux anthropologiques, sociologiques et historiques ne manquent certes pas pour montrer la manière dont la viande a été constituée comme aliment porteur d’une symbolique de force et de virilité, relativement à l’alimentation végétale qui en serait dépourvue et renverrait à la féminité2. Mais la thèse portée par Carol J. Adams intègre cette consommation carnée à un système dans lequel les mécanismes de domination qui s’exercent sur les animaux, permettant leur consommation, et sur le corps des femmes, sont les mêmes. Traduit en français en 2016, cet ouvrage a fait l’objet de nombreux commentaires, à la fois dans le milieu académique et militant, tant il semble porteur d’une thèse novatrice3.

• 4 Christiane Demeulenaere-Douyère, « Défendre la cause animale : la Ligue populaire contre la vivisec (...)
• 5 Christophe Traïni, La cause animale (1820-1980), Paris, Presses universitaires de France, 2011 ; Fa (...)
• 6 Maurice Agulhon, « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au xix^e si (...)
• 7 Diana Donald, Women against cruelty: Protection of animals in nineteenth-century Britain, Mancheste (...)
• 8 Fabien Carrié, « “Vraies protectrices” et représentantes privilégiées des sans-voix : l’engagement (...)
• 9 Jean-Yves Bory, La douleur des bêtes : la polémique sur la vivisection au XIX^e siècle en France, Re (...)

2S’il met au jour les liens entre causes végétarienne et féministe, du fait du double engagement de son autrice, le parallèle entre la domination exercée par les hommes sur les femmes et sur les animaux apparaît finalement comme une thèse ancienne : il s’agit d’un argument récurrent des revendications de grandes figures du féminisme qui ont pris part à différentes luttes en faveur de la cause animale à partir de la seconde moitié du xix^e siècle en Europe, à commencer par la Grande-Bretagne, à laquelle la France emboîte le pas avec quelques décennies de décalage. La journaliste Séverine et l’écrivaine Marie Huot, toutes deux militantes féministes et pour la protection des animaux, soulignent ainsi les similitudes de condition entre femmes et bêtes, victimes d’oppression et sans droits politiques4. Pourtant, la cause de la protection animale qui se constitue au cours du xix^e siècle est, dans un premier temps, majoritairement masculine. Des associations comme la Royal Society for the Protection of Animals (RSPCA), créée en 1824, ou la Société protectrice des animaux, fondée en 1845, sont longtemps menées principalement par des hommes issus de l’élite sociale – magistrature et clergé pour la RSPCA, médecins, vétérinaires et nobles propriétaires terriens pour la SPA – qui s’engagent dans ces associations à des fins réformistes5. Ceux-ci voient l’évitement de la cruauté envers les animaux comme une œuvre philanthropique, permettant de réformer les mœurs violentes des classes populaires en condamnant les mauvais traitements en public6. Les femmes sont loin d’être absentes du contingent de ces associations, mais elles sont tenues à distance de leurs discours de présentation de soi, afin d’éviter l’accusation de « sensiblerie », qui rendrait la cause moins crédible7. Or, à partir des années 1870 et 1880, une inflexion s’opère dans la balance des sexes de ces associations : des femmes tentent de faire entendre leur voix au sein de ces sociétés, et en particulier dans la lutte contre la vivisection8. Selon Fabien Carrié, cet engagement au nom du « porte-parolat » des bêtes et des « sans-voix », ainsi que la contestation de la toute-puissance des scientifiques sur les corps animaux comme féminins comportent de nombreux liens avec la cause féministe qui connaît un nouvel élan à la même période9.

• 10 Laurence Ossipow, La cuisine du corps et de l’âme : approche ethnologique du végétarisme, du crudiv (...)
• 11 James C. Whorton, « Vegetarianism », in Kenneth F. Kiple et Kriemhild C. Ornelas (dir.), The Cambri (...)

3Si les travaux qui étudient les rapports de genre et les liens avec le féminisme dans le cadre de la protection animale au xix^e siècle sont nombreux, ils sont toutefois rares en ce qui concerne le végétarisme, en particulier en France et dans l’espace francophone européen10. Pourtant, la seconde moitié du xix^e siècle est également un moment d’essor et d’organisation d’un mouvement de promotion du végétarisme dans les sociétés occidentales industrialisées11.

• 12 Hans-Jürgen Teuteberg, « Zur Sozialgeschichte des Vegetarismus », VSWG: Vierteljahrschrift für Sozi (...)
• 13 Arouna P. Ouédraogo, Le végétarisme, esquisse d’histoire sociale, Ivry-sur-Seine, INRA, 1994 ; Arna (...)
• 14 Anne Carol, Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation, Paris, Seuil, 1995 ; (...)
• 15 Deborah Neill, « Of Carnivores and Conquerors: French Nutritional Debates in the Age of Empire, 189 (...)
• 16 Arouna P. Ouédraogo, « Assainir la société », Terrain, n^o 31, 1998, p. 59‑76.
• 17 Léo Bernard, Alice Ann Bailey et le Lucis Trust : trajectoire d’un mouvement ésotérique en contexte (...)
• 18 « Class, Gender and the Vegetarians », in Gregory, Of Victorians…, op. cit., p. 151-173 ; Liam Youn (...)
• 19 Ouédraogo, « De la secte… », art. cit.
• 20 Leah Leneman, « The Awakened Instinct: Vegetarianism and The Women’s Suffrage Movement in Britain » (...)
• 21 Alban Jacquemart, « Une histoire genrée des mouvements suffragistes », Vingtième Siècle, vol. 133, (...)

4Imitant des expériences anglaises – la première Vegetarian society est fondée à Manchester en 1847 –, étatsuniennes et allemandes, des sociétés végétariennes sont fondées en France et en Suisse en 1880, en 1897 en Belgique12. Menées principalement par des hommes, membres du clergé ou de professions médicales, ces sociétés se présentent comme réformistes : elles visent à faire la propagande de l’abstinence de viande pour des raisons morales, mais aussi sanitaires et hygiénistes, afin d’améliorer les mœurs des classes ouvrières, dont les corps et les âmes seraient affaiblis par une mauvaise alimentation13. Leurs préoccupations ont une dimension nationaliste : le contexte de défaite de la France contre la Prusse en 1870 nourrit une inquiétude particulière dans l’espace francophone européen, envers un affaiblissement des corps et une dégénérescence de la population14. De plus, les circulations au sein des empires coloniaux conduisent les Occidentaux à s’interroger sur l’opportunité de la consommation de viande, à la fois pour éviter certaines maladies dans des climats plus chauds, mais également du fait de leur contact avec des modes alimentaires moins carnés15. Les sociétés végétariennes se saisissent de ces inquiétudes et présentent la viande comme un « excitant » – tout comme l’alcool ou le café – et un avatar de l’urbanisation et de la société industrielle16. Elles proposent une alimentation végétale, plus économique et en accord avec les « lois naturelles » de l’homme. Des femmes tiennent un rôle de premier plan dans les sociétés végétariennes anglaises, que ce soit dans la formulation d’un argumentaire scientifique en faveur du végétarisme, d’argumentaires spirituels17, ou de prescriptions pratiques du régime végétarien18. Toutefois, les sociétés végétariennes francophones refusent la mise en avant d’arguments spirituels ou religieux, au profit d’arguments scientifiques et hygiéniques19. Par ailleurs, Leah Leneman montre que les pratiques de refus de consommation animale, pour l’alimentation comme l’habillement, étaient courantes chez les féministes, notamment les défenseuses du suffrage des femmes en Grande-Bretagne20. Ces pratiques apparaissent toutefois comme extrémistes aux yeux d’une partie du mouvement suffragiste français21. Dès lors, il s’agit ici d’identifier les spécificités du mouvement végétarien français, tant en termes de place accordée aux femmes que de liens avec le féminisme.

• 22 Marie-Emmanuelle Chessel, Consommateurs engagés à la Belle Époque : la Ligue sociale d’acheteurs, P (...)
• 23 Ibid.
• 24 Françoise Battagliola, « Les réseaux de parenté et la constitution de l’univers féminin de la réfor (...)
• 25 Françoise Battagliola, « Philanthropes et féministes dans le monde réformateur (1890-1910) », Trava (...)
• 26 Laure Bereni, « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des fe (...)

5Les publications des sociétés végétariennes regorgent de discours et démonstrations émis par des hommes, ce qui rend la participation des femmes difficile à retracer, sans toutefois que cette invisibilité soit une incongruité dans le monde réformateur de la fin du xix^e siècle22. Elle ne signifie en rien une absence : Victoria Afanasyeva montre par exemple pour les associations antialcooliques des xix^e et xx^e siècles qu’un regard plus attentif à la recherche de traces dans les sources, par-delà les discours officiels des associations, permet de retracer de nombreuses trajectoires féminines23. Plus largement, s’investir dans des œuvres philanthropiques et charitables constituait une opportunité pour les femmes de prendre part à la vie publique en l’absence de participation politique possible24. Ces engagements s’avèrent plus variés qu’il n’y paraît et ils constituent encore un angle sous-étudié des mondes réformateurs25. Aussi, il convient de ne pas homogénéiser ces actrices derrière une catégorie de « femmes », tant les tâches réformatrices varient. En outre, elles prennent place dans le cadre d’une multiplicité de sphères sociales non réductibles au réformisme, selon la place que tient l’engagement philanthropique dans leur vie26. Cette invisibilité relative des femmes dans les sources principales pour l’étude des associations végétariennes (bulletins, rapports de séances, brochures, tracts) rend nécessaire de relire ces sources avec un œil plus attentif aux détails (mentions discrètes ou signatures, par exemple) et de les croiser avec d’autres sources et fonds d’archives où elles occupent davantage de place, comme les archives de la pratique et les correspondances intimes. Dans cet article, nous mobilisons ponctuellement des correspondances personnelles de promoteur·rices du végétarisme afin d’éclairer les réflexions sur le rôle des femmes dans le mouvement. Nous nous appuyons également sur des publications issues de sociétés végétariennes françaises (notamment les revues La Réforme alimentaire et Hygie), mais aussi anglaises, belges et suisses, afin de pallier les silences, omissions ou absences à certaines dates dans les publications françaises. Enfin nous utilisons des publications d’actrices du mouvement végétarien dans ces différents pays et des traces de leur engagement dans d’autres causes afin de suivre leurs circulations.

• 27 Mathieu Hauchecorne, « Le polycentrisme des marges. Les “filières” belge et québécoise d’importatio (...)

6D’un point de vue analytique, il s’agit de comprendre comment l’importation du végétarisme en France a été tributaire d’un « polycentrisme des marges », au sens de Mathieu Hauchecorne27. En effet, son passage par les « marges » de pays francophones, par le biais d’acteur·rices suisses et belges, fait le lien avec les mouvements végétariens déjà solidement implantés en Allemagne, ainsi qu’en Angleterre. Dans la mesure où ces « marges » impliquent des femmes mais aussi des causes féministes, nous nous proposons ici d’étudier la dimension genrée du mouvement végétarien qui émerge en France autour de la Société végétarienne de France (SVF), depuis sa création en 1880 à la veille de la Première Guerre mondiale. Nous nous intéressons, d’une part, à la place des femmes dans ce mouvement végétarien et, d’autre part, aux connexions de celui-ci avec d’autres mouvements dans lesquels les femmes occupent des positions plus centrales – comme les luttes pour les droits des femmes, l’antivivisection ou l’antialcoolisme –, afin de comprendre comment ces circulations ont contribué à modeler la thématisation de la cause végétarienne en France.

• 28 Archives de la Ville de Lausanne (AVL), P 369, Pasteur Raoux (Édouard), Registre de copies de lettr (...)
• 29 Édouard Raoux, Société d’hygiène de Lausanne, Aperçu historique, nouveau règlement, catalogue de la (...)

7Dans les années 1870, alors qu’il n’existe pas encore de société végétarienne ni en France ni en Suisse romande, des initiatives de groupements ont lieu. Elles semblent être avant tout une affaire d’hommes. C’est du moins ce qui transparaît dans les sources dont nous disposons, à savoir les publications de la Société d’hygiène de Lausanne, créée en 1874, ainsi que les correspondances entre 1875 et 1878 du pasteur Édouard Raoux, son fondateur et président, ancien professeur de théologie à l’académie de Lausanne28. Celles-ci attribuent la diffusion du végétarisme à Lausanne à la fin des années 1870 à l’œuvre de deux adeptes des médecines naturelles (ou physiatrie), tenant des sanatoria où l’on prescrit le régime végétarien en Suisse alémanique, près de Zurich. Le pharmacien Theodor Hahn et le médecin Friedrich Wilhelm Dock font en effet campagne en Suisse romande et en Europe afin de diffuser les idées végétariennes selon lesquelles l’alimentation végétale serait un des moyens de guérison de pathologies comme la tuberculose ou l’arthritisme, entre autres « agents naturels » comme l’eau, l’air ou encore le soleil. Ils réalisent des conférences sur la question et aident à la traduction d’ouvrages et de brochures végétariennes en français. Ils trouvent un écho particulier au sein de la Société d’hygiène de Lausanne, où réformateurs et notables locaux, dont plusieurs médecins, fondent en 1876 une « section de physiatrie », renommée en 1881 « section de physiatrie et de végétarisme »29.

• 30 AVL, P 369, lettre de Raoux au Dr Dock, Untere Waid, 9 décembre 1876.
• 31 AVL, P 369, lettre de Raoux à Lemonnier, Genève, 24 septembre 1875.
• 32 Martin Bruegel, « Le repas à l’usine : industrialisation, nutrition et alimentation populaire », Re (...)
• 33 AVL, P 369, lettre de Raoux au Capitaine Salquin, Berne, 27 janvier 1877.
• 34 Ibid., lettre de Raoux à M. Eidt, Untere Waid, 9 août 1877.

8La participation de femmes à cette œuvre fait l’objet d’âpres négociations internes. D’un côté, la présence de « dames » lors des événements organisés par la SHL et leur enrôlement dans différentes causes réformatrices sont présentés par Édouard Raoux comme cruciaux30. En effet, socialiste et fouriériste, pétri de peurs antirévolutionnaires, il envisage conjointement les réformes de l’hygiène, de l’éducation, de l’alimentation ou encore du logement, mais aussi d’autres causes comme le pacifisme et la lutte pour le droit des femmes. Toutes ces « réformes sociales » visent, selon lui, l’éducation et l’amélioration de la moralité des « masses », qui constituent une urgence à la suite de l’élargissement du suffrage universel masculin en 184831. Les femmes ne sont donc pas la cible première des réformes, mais elles représentent un adjuvant indispensable à celles-ci, du fait de leur rôle pivot dans l’éducation des enfants ainsi que dans l’évolution (et la moralisation) des pratiques au sein des foyers. Les discours réformateurs les tiennent également pour responsables de la bonne gestion du budget dans le ménage, ce en quoi le végétarisme est présenté comme avantageux en particulier pour les catégories populaires pour lesquelles la viande est trop chère relativement aux revenus32. Cependant, le végétarisme est aussi promu par la SHL comme une œuvre d’abord hygiéniste et donc scientifique. Ainsi, en 1877, la SHL remplace « dans le comité, les dames par des hommes, diverses questions qui intéressent l’hygiène publique ne pouvant pas être traitées dans des réunions mixtes »33. Toutefois, lorsqu’il s’agit de la mise en pratique de la cuisine végétarienne, les membres de la SHL se trouvent en difficulté, par exemple quand des restaurateurs leur demandent des conseils pratiques pour mettre en œuvre le régime végétarien. En l’absence de livres de recettes végétariennes en français, les préconisations en termes de quantité de nutriments prescrits par les médecins naturopathes ne suffisent pas à fournir des recettes quotidiennes. Ils se tournent donc vers des femmes (souvent épouses de membres de la SHL) en tant que cuisinières ainsi que vers des livres de recettes publiés en langues étrangères par des femmes, reflétant une division sexuée des savoirs sur l’alimentation au sein de cette société34.

• 35 Ibid., lettre de Raoux à Léon Richer, Paris, 23 juillet 1878.
• 36 Georges Bath, « La réforme de l’orthographe », L’Avenir des femmes, n^o 160, vol. 10, 1878.
• 37 AVL, P 369, lettre de Raoux au Petit journal suisse, Genève, 23 septembre 1875.
• 38 Charles Sowerwine, « Potonié-Pierre Eugénie », in Chaperon/Bard (dir.), Dictionnaire…, op. cit., p. (...)
• 39 Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge (...)
• 40 Christine Bard, « Internationalisme », in Chaperon/Bard (dir.), Dictionnaire…, op. cit., p. 758-762
• 41 Ibid., p. 760.
• 42 Édouard Raoux recommande par exemple le végétarisme à son fils pour raisons économiques. AVL, P 369 (...)

9De plus, ces promoteurs du végétarisme circulent dans des sphères très proches des mouvements français et suisse pour les droits civiques des femmes. Édouard Raoux collabore étroitement avec des personnalités comme Léon Richer, figure du mouvement français, qui l’incite à communiquer sur sa réforme de l’orthographe au Congrès international du droit des femmes35, ainsi que dans sa revue L’Avenir des femmes36. Cette simplification de l’orthographe française, de laquelle Raoux est artisan avec Ambroise Firmin-Didot, vise à faciliter l’alphabétisation et l’éducation des femmes et des hommes37. Il est également proche de deux militants socialistes et féministes français, Eugénie Pierre – fondatrice de l’Union des femmes – et Edmond Potonié, un couple qui participera au développement du végétarisme en France autour de 188038. De plus, il discute du droit des femmes, de pacifisme et de végétarisme avec les militants féministes suisses Virginie et Jean Griess-Traut, et Marie Goegg-Pouchoulin (1826-1899)39. Cette dernière est membre de la Ligue internationale de la paix et de la liberté, fondée par son mari Armand Goegg et le journaliste saint-simonien Charles Lemonnier, et fut rédactrice de la revue Les États-Unis d’Europe créée en 186840. En 1869, elle fonde à Genève une Association internationale des femmes, première association féminine à dimension internationale, et dont l’organe est La Solidarité41. Édouard Raoux collabore à ces sociétés et aux deux revues. Ce milieu adopte des pratiques végétariennes, à titre individuel42, mais également dans le cadre de sociabilités réformatrices. Raoux témoigne ainsi :

• 44 Battagliola, « Philanthropes… », art. cit.
• 45 Gustave Goyard, Le régime végétarien et la Société végétarienne de France, Paris, Bureaux de la réf (...)

11Comme le souligne Françoise Battagliola, les femmes accèdent difficilement au milieu philanthropique et réformateur avant 190044. Ce constat semble valoir également pour la cause végétarienne, qui laisse peu de place aux femmes avant cette date. Si certaines associations demeurent des chasses gardées masculines, la SVF, fondée à Paris en 1880 – avec notamment la contribution de Dock, Raoux, mais aussi du couple Potonié-Pierre –, se déclare dans ses statuts ouverte aux femmes comme aux hommes : « Art. 4. La Société est ouverte à toute personne de l’un et de l’autre sexe qui approuve son but et ses travaux45 ».

• 46 « Séance du 13 octobre 1881 », La Réforme alimentaire, vol. 1, n^o 8, 1881, p. 114.
• 47 « Séance du 12 mai 1881 », La Réforme alimentaire, vol. 1, n^o 3, 1881, p. 60.
• 48 Anna Puéjac, « Variétés - De l’influence du régime végétarien », La Réforme alimentaire, vol. 1, n^o(...)
• 49 « Séance du 21 juillet 1881 », La Réforme alimentaire, vol. 1, n^o 6-7, 1881, p. 96.
• 50 Alison Butler, « Anna Kingsford: Scientist and Sorceress », in David Clifford (dir.), Repositioning (...)
• 51 Laurence Klejman et Florence Rochefort, L’Égalité en marche : le féminisme sous la Troisième Républ (...)

12Toutefois, la grande majorité des quelques dizaines de membres de la SVF, ainsi que des personnes qu’elle met en visibilité, sont des hommes – c’est le cas de la totalité de son bureau entre 1880 et 1883. Il est tout de même possible d’observer quelques adhésions féminines, notamment en couple, comme les épouses de Gustave Goyard (docteur en médecine et président de la SVF), Paul Bert ou M. Trolliet (membre de la SHL)46. C’est également le cas des époux Baur qui tiennent une table végétarienne boulevard du Temple, à Paris47. La participation des femmes à la SVF semble très limitée si l’on se fie à la place qui leur est laissée dans la Réforme alimentaire : entre 1881 et 1882, seules deux femmes y publient, Meta Wellmer, correspondante allemande, et Anna Puéjac, « sage-femme en chef de la maternité de Montpellier »48. Anna Kingsford (1846-1888), docteure en médecine depuis 1880 après une thèse soutenue à Paris sur l’alimentation végétale, est également régulièrement mentionnée comme figure initiatrice du mouvement, alors qu’elle ne porte aucune parole directe dans la revue. Elle y exerce un rôle de soutien lointain en offrant par exemple à la SVF vingt-deux exemplaires de sa thèse49. Son engagement est en revanche très actif auprès des sociétés végétariennes anglaises ou dans la lutte contre la vivisection50. On trouve également dans les rangs de la SVF un fervent défenseur des droits politiques des femmes, le député Joseph de Gasté51.

• 52 Par exemple : « Banquet végétarien », 26 mai 1881, La Réforme alimentaire, vol. 1, n^o 3, 1881, p. 5 (...)

13Les femmes ne manquent toutefois pas de faire l’objet de discours. Lors du banquet végétarien de mai 1881, la présence de six « dames », décrites comme « gracieuses personnes » aux « coquettes parures », est notée52. Au-delà de cette fonction ornementale, elles servent pour la SVF un intérêt réformateur :

• 54 Battagliola, « Philanthropes… », art. cit., p. 142.
• 55 Gregory, Of Victorians…, op. cit., p. 166.

14La rédaction de la Réforme alimentaire considère ainsi que les femmes sont à rallier à la cause du végétarisme, tant que s’applique une « division sexuée du travail de réforme54 ». Du fait de leur rôle nourricier envers les hommes et les enfants du foyer, leur apport dans la réforme doit être « pratique », c’est-à-dire rattachée aux tâches domestiques et aux pratiques culinaires. Ainsi, toutes les recettes publiées dans la Réforme alimentaire, dont une à deux terminent chaque numéro, sont signées par des femmes : tantôt « Madame Fisher », l’épouse du collaborateur de Dock, qui règle la cuisine dans le sanatorium de celui-ci, tantôt « Mélanie ». Le positionnement de la SVF s’approche en cela du fonctionnement des sociétés végétariennes anglaises, encore davantage ouvertes à la participation des femmes via des lady’s committees ou la direction de restaurants55.

• 56 C’est par exemple le cas en 1913 dans les colonnes de la revue Hygie : « Le végétarisme en France » (...)
• 57 « Société végétarienne de Belgique », La Réforme alimentaire, vol. 3, n^o 11, novembre 1899, p. 19.
• 58 « Société végétarienne de France », La Réforme alimentaire, vol. 3, n^o 2, février 1899, p. 3.
• 59 « La Société belge pour l’étude de la Réforme alimentaire », La Réforme alimentaire, vol. 1, n^o 1, (...)
• 60 Ibid., p. 10.
• 61 Ibid.

16Après avoir périclité durant les années 1890, la SVF est refondée en janvier 1899, cette fois autour de réseaux différents. Dans les publications de la SVF, la paternité de cette refondation est attribuée à Ernest Nyssens (1868-1956), docteur en médecine résidant à Bruxelles56. Il est alors directeur de la revue de la Société belge pour l’étude de la réforme alimentaire (SBER, renommée Société végétarienne de Belgique [SVB] en novembre 1899)57, qui paraît déjà bimestriellement depuis 1897. C’est lui-même qui a élaboré le projet de statuts de la SVF58. Si l’on se fie à la série de bulletins publiée mensuellement à partir de janvier 1899, la SVB a pour administrateurs des hommes. Toutefois, le détour par d’autres publications nous permet de mettre au jour le rôle central des femmes dans la création de ces deux sociétés. La série de revues La Réforme alimentaire publiée antérieurement à la création de la SVF, entre 1897 et 1899, ainsi que les publications de la SBER, mentionnent plusieurs femmes, à la fois à la présidence et à l’initiative de cette dernière société. Ces mentions sont discrètes : les statuts sont signés « La Présidente : M^me R. de Goey » et « La Secrétaire : M^lle M. Nyssens59 ». Ils précisent que la SBER est la branche belge de « l’Union végétarienne des femmes (fondée par M^me Alexandrine Veigelé)60 ». Des historiques de la société nous indiquent qu’elle a été fondée en 1897 à l’initiative d’Adrienne Veigelé, secrétaire de la Women’s Vegetarian Union (WVU), « de passage à Bruxelles, [qui] a réussi à réunir plusieurs personnes suffisamment intéressées à la question de la réforme alimentaire pour constituer une société d’étude61 ».

• 62 Gregory, Of Victorians…, p. 166.
• 63 Ibid., p. 167.
• 64 Ibid.
• 65 Traduction effectuée par nos soins. BLO, John Johnson Collection, Box 1 : Tract « The Women’s Veget (...)
• 66 Ibid., The Women’s Vegetarian Union (International), feuillet manuscrit, s. d., 3 p. 
• 67 La Réforme alimentaire, vol. 1, n^o 1, 1897, p. 18.
• 68 Gregory, Of Victorians…, op. cit., p. 168.
• 69 Joseph Gusfield, Symbolic Crusade: Status Politics and the American Temperance Movement, Urbana (US (...)
• 70 Gregory, Of Victorians…, op. cit., p. 168.
• 71 Dans le cadre de cet article, nous utilisons les préfixes M^me ou M^lle lorsque ceux-ci sont présents (...)

17Remonter le fil de ces mentions nous permet de comprendre par quels réseaux féminins ont transité ces initiatives végétariennes, entre Angleterre et Belgique. En effet, Alexandrine Veigelé et sa fille Adrienne vivent à Londres à partir des années 1880. D’origine française, elles enseignent le français tout en s’investissant dans des activités philanthropiques, dont le végétarisme. Alexandrine devient végétarienne pour des raisons économiques et de santé en 1888 et adhère à la London Vegetarian Society (LVS)62. En 1895, elle fonde la WVU, dont l’objectif est de rallier les femmes de toutes classes sociales à la cause du végétarisme63. Elle vise à soulager les femmes dans leur fonction nourricière en les délestant « de ce qui est dégradant et répugnant dans la préparation des repas64 ». Exclusivement féminine, la WVU en appelle aux « femmes sérieuses qui ont à cœur la santé, la prospérité et le bonheur de la race humaine et qui sont disposées à faire de leur mieux pour aider l’Union, dans la mesure de leurs possibilités et de leurs moyens, et à propager le végétarisme par leur exemple65 ». Elle tient mensuellement des séances à Londres, organise des conférences ainsi que des démonstrations de cuisine66. Veigelé ouvre également un dépôt végétarien dont La Réforme alimentaire fait la publicité, qui comporte une agence destinée à placer des domestiques et employés « de toutes les classes dans les familles végétariennes67 », une école de cuisine et un restaurant avec hôtel68. Selon James Gregory, la WVU prit un tour international en 1897, après une réception de la Woman’s Christian Temperance Union (WCTU), association antialcoolique et réformatrice centrale69, qui attira des femmes françaises, belges, américaines et allemandes à sa vice-présidence70. Parmi elles, on retrouve des initiatrices de la SBER, comme M^me Roger de Goey, Joséphine Keelhoff ou encore May Yates (de la Food and Bread Reform League et adhérente à la London Vegetarian Association). Ces deux dernières s’engagent également dans les activités de la SVF après 1899, ainsi que M^lle Truchard71, institutrice.

• 72 Leneman, « The Awakened… », art. cit.
• 73 Ibid., p. 275.
• 74 Carrié, « Végétarisme », art. cit., p. 1492.
• 75 Richardson, « Cranks… », art. cit., p. 147.
• 76 Ibid., p. 147 : « The diet tendered itself as a cause for progressive women, alongside sexual refor (...)
• 77 Carrié, « Végétarisme », art. cit., p. 1493.
• 78 Gregory, Of Victorians…, op. cit., p. 169.

18L’étude de ces réseaux par lesquels des actrices du mouvement végétarien ont circulé permet de comprendre les connexions entre le végétarisme et d’autres causes proches. Tout comme la WCTU, et afin de servir sa cause, la WVU entretient des liens importants avec les mouvements pour le droit des femmes et notamment pour le suffrage féminin, ce que montre Leah Leneman72. De plus, plusieurs actrices importantes de ce mouvement adoptent le végétarisme avant même de s’engager dans la lutte pour le suffrage des femmes, comme Leonora Cohen, Constance Lytton ou Victoria Lidiard73. Le végétarisme entre également dans le répertoire d’action de ce mouvement74 : les réceptions de la Women’s Freedom League (WFL), association socialiste fondée en 1907, sont souvent végétariennes, et des réunions de suffragettes ont lieu dans des restaurants végétariens75. Ce lien contribue à faire de ce « régime alimentaire une cause pour les femmes progressistes aux côtés de la réforme sexuelle [et] de la lutte contre la vivisection76 ». Le végétarisme est ainsi associé à d’autres causes, comme le mouvement pour l’abolition de la prostitution ou le pacifisme77. En retour, il leur donne une teinte puritaine, ce qui, pour James Gregory, nuance le progressisme affiché, d’autant plus que les femmes qui portent ces causes sont majoritairement protestantes78.

• 79 « Annual report 1897, The Women’s Vegetarian Union (international) », in Vegetarian Federal Union 1 (...)
• 80 James Gregory, « Corkling, Mary Ann Yates [pseud. May Yates] », Oxford Dictionary of National Biogr (...)
• 81 Éliane Gubin et al., Dictionnaire des femmes belges, XIX^e et XX^e siècles, vol. 1, Bruxelles, Racine (...)
• 82 La Réforme alimentaire. Organe des sociétés végétariennes de France et de Belgique, Bruxelles, 9 vo (...)
• 83 Sophie Matkava, « Trois générations de femmes contre l’alcool : l’engagement de la famille Nyssens, (...)
• 84 Gubin et al., Dictionnaire…, op. cit., p. 94.
• 85 Ibid., p. 437-439.
• 86 Matkava, « Trois générations… », art. cit., p. 126.
• 87 Gubin et al., Dictionnaire…, op. cit., p. 426.
• 88 Matkava, « Trois générations… », art. cit., p. 126.
• 89 Ibid., p. 130.
• 90 Gubin et al., Dictionnaire…, op. cit., p. 427.

19En 1897, la WVU rassemble ainsi 300 adhérentes et comporte deux branches, l’une à Londres, l’autre à Bruxelles79. La seconde perdure grâce à des femmes engagées dans des réseaux réformateurs transnationaux et qui maîtrisent à la fois l’anglais et le français, comme Alexandrine et Adrienne Veigelé, ou encore May Yates qui donne des conférences sur le végétarisme et la réforme du pain dans différents pays, dont la Belgique, dans le cadre de la Belgian Women’s Christian Temperance Union80, mais aussi parce qu’elle trouve à s’ancrer dans un réseau local féminin antialcoolique. Les principaux·ales artisan·es de la SBER sont issu·es d’une famille catholique tournée vers l’industrie (cotonnière notamment) et le commerce, mais aussi la philanthropie : la famille Nyssens. Joséphine Keelhoff-Nyssens (1833-1917) – qui se revendique « chrétienne et laïque » et commence à s’engager dans la philanthropie à la mort de son mari81 – ainsi que sa nièce, Marguerite Nyssens (1858-1947), fondent en 1899 l’Union des femmes belges contre l’alcoolisme (UFBCA), première société antialcoolique féminine de Belgique, installée dans les mêmes locaux que la SBER82. Cette société a pour but de défendre les femmes de milieux populaires ainsi que leurs enfants contre l’alcoolisme de leur mari et les violences qui en découlent83. Parmi les autres membres de l’UFBCA, on trouve Lilly Elisabeth Carter84, pédagogue, féministe et pacifiste d’origine anglaise, et Marie Parent (1853-1934), féministe et éditrice du Journal des mères qui sert de tribune à l’UFBCA85. L’association est à dominante catholique et clairement libérale, ce qui se traduit dans ses discours par une volonté de réforme des conditions de vie des ouvriers, de moralisation et de rentabilité économique, couplée à des thèmes comme le droit des femmes et l’obligation scolaire. L’UFBCA compte 2 000 membres en 190586. Joséphine Keelhoff ouvre un restaurant « hygiénique » en 1901 au centre de Bruxelles87, où une bibliothèque permet de lire Tolstoï, l’Abbé Lemire ou Ruskin88. Y sont servis des repas abordables ainsi que des plats végétariens. Elle y organise des conférences antialcooliques et féministes en lien avec son propre engagement (elle participe par exemple aux dîners féministes de la Ligue du droit des femmes)89. Sa nièce, Marguerite Nyssens, quant à elle, s’engage toute sa vie pour l’antialcoolisme et le pacifisme90.

• 91 Guillaume de Fontenay, Congrès international végétarien tenu à Paris du 21 au 23 juin 1900, comptes (...)

20Comme les associations anglo-saxonnes qu’elle prend pour modèle, l’UFBCA intègre donc le végétarisme dans le répertoire d’action des causes antialcooliques et féministes en Belgique. Des acteur·rices de cette organisation, Ernest Nyssens, Joséphine Keelhof, mais aussi May Yates, participent ensuite aux activités du mouvement végétarien en France, comme le Congrès international végétarien de Paris en 190091.

• 92 Bibliothèque Marguerite Durand, Lettres autographes et manuscrits, cote : 091.1 CHE, pièce 9 : lett (...)
• 93 Battagliola, « Les réseaux… », art. cit., p. 79.
• 94 Klejman/Rochefort, L’Égalité…, op. cit., 1989, p. 35.
• 95 Steven C. Hause et Anne R. Kenney, Women’s Suffrage and Social Politics in the French Third Republi (...)
• 96 « Société végétarienne de France », La Réforme alimentaire, vol. 3, n^o 12, 1899, p. 7 ; « Société v (...)
• 97 « Sociétés », La Réforme alimentaire, vol. 7, n^o 3, 1903, p. 53.
• 98 Le journal La Fronde relaie les actualités de la SVF. Par exemple : « Sociétés savantes », La Frond (...)

21Après ce passage par les réseaux antialcooliques, catholiques et féministes belges, la cause végétarienne est réimportée en France autour de la création d’une nouvelle SVF en 1899. Elle se dote d’un comité de cinq membres : Jules Grand, son président, docteur en médecine, Dominique Courmes (assesseur), commandant en retraite, M. Troussel (secrétaire), M. Deullin (trésorier) et Maria Chéliga (1854-1927) dont le poste n’est pas précisé. Or, celle-ci est alors loin d’être une figure marginale dans les milieux féministes et pacifistes. D’origine polonaise, femme de lettres, proche de Maria Deraismes et Eugénie Potonié-Pierre92, elle fait partie des figures centrales du « monde réformateur féminin » français93, notamment dans son versant socialiste et progressiste, qui lutte pour les droits civiques et politiques des femmes94. Dans une volonté d’internationalisation du mouvement féministe, elle fonde l’Union universelle des femmes (1889-1892), puis le Congrès permanent du féminisme international en 190895. L’engagement d’une telle figure au sein de la SVF ne donne toutefois lieu à presque aucune autre trace dans les colonnes de La Réforme alimentaire : dès décembre 1899, elle est déclarée « absente excusée » aux séances et disparaît des comités suivants96. En raison de ce silence, il est difficile de retracer son rôle dans l’association. Il est toutefois possible de mesurer la place que la SVF accorde à la cause féministe dans sa propagande : quelques brèves seulement mentionnent l’évocation du végétarisme dans des réunions féministes de la Ligue française pour le droit des femmes rapportées par La Fronde97. Ces mentions sont cependant très rares et une telle distance n’est pas surprenante pour une société réformatrice à cette période, qui se présente comme apolitique, mais dont la ligne est libérale. Le journal de Marguerite Durand, La Fronde, est effectivement très favorable à la cause, jugée comme compatible avec celle du droit des femmes98.

• 99 Valentin Pelosse, « Imaginaire social et protection de l’animal. Des amis des bêtes de l’an X au lé (...)
• 100 Thomas Depecker, Les comptes du salut : quantifier et réformer l’alimentation au XIX^e siècle, Tours (...)
• 101 Geneviève Heller, « Propre en ordre » : habitation et vie domestique 1850-1930 - l’exemple vaudois, (...)
• 102 Christian Topalov, Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en Fran (...)
• 103 Josepha Ioteyko, « L’enfance végétarienne », Hygie, vol. 4, n^o 34, 1910, p. 218-224.
• 104 Par exemple : « Conseils pratiques », La Réforme alimentaire, vol. 4, n^o 4, 1900, p. 71.
• 105 Sylvain Villaret, Naturisme et éducation corporelle (XIX^e - milieu du XX^e siècle), Paris, L’Harmatt (...)
• 106 « Une Association féminine d’éducation physique », Hygie, vol. 4, n^o 35, 1910, p. 245-246.

22Cette mise à distance du féminisme au sein du mouvement végétarien français peut également être interprétée comme un moyen de légitimation dans le champ réformateur99. En effet, l’intégration au monde réformiste passe pour la SVF par le fait d’endosser une logique de rationalisation scientifique déjà à l’œuvre dans différents domaines de la réforme sociale, dont l’alimentation100, ainsi que plus largement le travail domestique, au travers de l’enseignement ménager101. Au tournant du xx^e siècle, réformateurs et hommes de sciences accaparent l’édiction de normes sur des domaines auparavant hors de leur empire102. Les discours endossés par les membres des sociétés végétariennes prennent donc soin de justifier leur action par une volonté de rationalisation de la vie et non une préoccupation relevant du « sentiment », ou autre valeur attribuée au féminin. Les argumentaires en faveur du végétarisme mettent ainsi systématiquement en premier les raisons hygiéniques avant de présenter les justifications morales, qui relèvent d’une éthique envers les humain·es, mais aussi de la bonté envers les animaux et le refus de les tuer103. De plus, une bonne partie des discours de la SVF s’adressent justement aux femmes dans leur rôle de ménagère ou de maîtresse de maison, et promeuvent l’éducation ménagère. La rubrique « Conseils pratiques » de La Réforme alimentaire permet aux lectrices de partager leurs conseils et leurs menus, que la rédaction republie à destination des ménagères « embarrassées dans le choix des mets104 ». Les corps féminins sont également scrutés : les sociétés végétariennes prônent des corps forts et athlétiques, en accord avec les standards naturistes105, ceux des femmes ne font pas exception. En 1910, une membre de la SVF, Blanche Chauveau, crée une Association féminine d’éducation physique, afin de permettre aux femmes et jeunes filles de faire de la gymnastique « rationnelle, éducative et corrective, développant, fortifiant, redressant muscles et organes106 ». Cette association dispose également de cautions médicales, un membre de l’Académie de médecine et une doctoresse, afin d’ausculter et mesurer les corps à l’entrée dans l’association et s’assurer de l’adaptation des exercices.

• 107 Source : base de données constituée à partir des listes de nouveaux adhérents publiées mensuellemen (...)
• 108 Hélène Sosnowska, « Contribution à l’étude de l’hystérie chez les enfants : thèse pour le doctorat (...)
• 109 Hélène Sosnowska et Victor Pauchet, Thérapeutique gynécologique. Indications et technique de la mét (...)
• 110 Afanasyeva, Cherchez…, op. cit.
• 111 Maria Chéliga, Almanach féministe, Paris, Cornély, 1899, p. 205.
• 112 Hélène Sosnowska, Comment on doit nourrir les enfants, Paris, SVF, 1906 ; Hélène Sosnowska, Le végé (...)
• 113 Anson Rabinbach, Le Moteur humain : l’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, Paris, L (...)
• 114 Josepha Ioteyko et Varia Kipiani, Enquête scientifique sur les végétariens de Bruxelles : leur rési (...)
• 115 Josepha Ioteyko, L’Enfance végétarienne (enquête sur 170 enfants végétariens), Bruxelles, Misch et (...)

23En outre, la SVF est une société majoritairement masculine, les femmes représentant 25 % des 1 772 adhésions dénombrées entre 1899 et 1914. Lors de sa première année d’existence, elles représentent 40 % des adhésions (46 adhérentes et 72 adhérents), puis cette proportion oscille entre 16 et 34 % chaque année107. Ce sont en premier lieu des femmes diplômées de médecine ou physiologie, qui font une carrière scientifique. Celles-ci tiennent dans la SVF des rôles similaires aux hommes comme la participation au comité ou la rédaction d’articles scientifiques publiés en tête de la Réforme alimentaire. C’est le cas d’Héléna Sosnowska (1864-1942), qui entre au comité de la SVF à partir de 1904 et en devient vice-présidente à partir de 1907. D’origine polonaise et mariée à un ingénieur, elle soutient un doctorat de médecine à Paris en 1888 sur l’hystérie chez les enfants108. Elle se spécialise en gynécologie et publie sur les troubles utérins, en collaboration avec Victor Pauchet, autre médecin de la SVF109. Sosnowska est également engagée dans l’univers réformateur : elle participe à la lutte antialcoolique110, ainsi qu’à des œuvres en faveur des femmes (par exemple la Société de l’allaitement maternel). Elle apparaît également dans l’Almanach féministe de Maria Chéliga, parmi la liste des femmes « docteurs en médecine » recommandées111. Dans le cadre de la SVF, elle milite activement et se spécialise sur les questions liées aux aspects pratiques du végétarisme, ainsi que des conseils aux femmes dans l’alimentation du foyer et le soin aux enfants112. Elle occupe progressivement une place centrale dans l’association : à partir de 1933, à la mort de Jules Grand, elle en devient présidente. C’est notamment son décès en 1942 qui marque la fin des activités de la SVF. Une autre docteure en médecine, Josepha Ioteyko occupe également une place importante dans le mouvement végétarien franco-belge au cours des années 1900-1910. Elle aussi est d’origine polonaise et soutient une thèse sur la fatigue musculaire à Paris en 1896. Formée à la physiologie expérimentale auprès de Charles Richet, puis à l’Institut Solvay à Bruxelles, elle utilise des méthodes de pointe en sciences de laboratoire, comme l’ergographe, ce qui lui vaut une reconnaissance académique importante et une carrière prestigieuse113. Lorsqu’elle s’engage dans le végétarisme, elle met ces méthodes au service de la cause, en réalisant une Enquête scientifique sur les végétariens de Bruxelles114, ainsi que son application aux enfants, puisqu’elle se spécialise dans la pédagogie115. Sosnowska et Ioteyko présentent ainsi des carrières similaires en termes de spécialisation médicale, et toutes deux mobilisent leurs ressources scientifiques afin de soutenir le mouvement végétarien qui relaie à tout-va leurs travaux.

• 116 Battagliola, « Les réseaux… », art. cit., p. 79.

24Le deuxième profil de femmes occupant une place importante dans la SVF, bien qu’elles fassent l’objet de mentions plus discrètes, lors des séances ou remerciées pour leurs adhésions, dons ou soutien moral, sont celles qui servent de caution à la cause végétarienne, du fait de leur multipositionnement dans des œuvres réformatrices – qui caractérise aussi les hommes de la SVF, mais, comme nous l’avons évoqué, avec des positions différentes dans le monde réformateur. Ces « dames patronnesses » sont représentées par des aristocrates, comme la comtesse de Fels, la duchesse de Talleyrand, adhérente également à l’Office central des œuvres de bienfaisance. On trouve aussi M^me Edmond Rostand, ou encore les femmes des familles Thomassin et Brunnarius, par ailleurs centrales dans le monde réformateur du fait de leurs affiliations multiples, notamment à des associations antialcooliques et de protection animale116.

• 117 Hygie, vol. 1, n^o 2, 1907.
• 118 Hygie, vol. 2, n^o 3, 1908, p. 89.
• 119 « Hygie », Hygie, vol. 1, n^o 1, 1907, p. 1.
• 120 Ibid., p. 2.
• 121 « Extraits et nouvelles », La Réforme alimentaire, vol. 13, n^o 11, 1909, p. 311.
• 122 « Sociétés », La Réforme alimentaire, vol. 10, n^o 5, 1906, p. 131.

25Enfin, un troisième profil prend de plus en plus de poids au cours de la période, celui des femmes investies dans le versant de la mise en pratique du végétarisme. En effet, au cours de la première décennie 1900, les épouses de membres très investis dans les sociétés végétariennes françaises et belges travaillent avec eux au sein d’entreprises commerciales qu’ils mettent en œuvre. C’est le cas de Jeanne et Jérôme Morand, secrétaire de la SVF durant quatre décennies. Ils tiennent à leur domicile, dans le 3^e arrondissement de Paris, un dépôt de « spécialités hygiéniques et végétariennes », Natura-Vigor, où ils travaillent à temps plein117. En 1908, l’établissement est déplacé dans un local spacieux du 6^e arrondissement, comportant un restaurant végétarien et un dépôt de produits végétariens118. Ils y dispensent des cours de cuisine et démonstrations, et y mènent des expériences afin d’agrémenter les « menus rationnels » publiés chaque mois dans la revue végétarienne de vulgarisation Hygie - Revue mensuelle d’hygiène pratique, lancée par Jérôme Morand en 1907119. Il s’agit d’épargner à « ceux qui prélèvent déjà sur leur repos, l’étude des multiples propositions qui sont faites dans tous les domaines120 ». À Bruxelles, le secrétaire de la Société végétarienne de Belgique, Émile Bru, tient également avec son épouse un dépôt de « produits végétariens et hygiéniques », Bru-Choprix, depuis 1899, ainsi qu’une « table végétarienne » et un hôtel121. En 1906, ce dépôt déménage à l’adresse de leur domicile122. Ce type d’entreprise, qui engage le couple, est également portée par Ernest Nyssens et sa femme Hélène Nyssens, membres de la SVB. Tous deux tiennent un établissement de cure à Overyssche, en Belgique, et mettent en œuvre une répartition sexuée des tâches dont témoigne Ernest Nyssens :

• 124 Ibid.

26Dans une lettre à un médecin végétarien français, il s’inquiète toutefois de l’état de santé de sa femme, tout en reconnaissant son incompétence quant à la formulation et à la mise en pratique de la diète adéquate pour la soigner : « Sa position dans cet établissement lui permettra d’autre part de se soigner tout à fait comme il convient et de suivre telle diète qui sera indiquée124 ».

• 125 « Société végétarienne de France », La Réforme alimentaire, vol. 17, 1913, p. 236.

27Ces différents éléments attestent du fait que l’adhésion conjointe de couples dans des sociétés végétariennes dans lesquelles les hommes occupent une fonction administrative importante, est adossée à un engagement actif des femmes dans les entreprises commerciales qui soutiennent ces activités. Ce sont notamment les tâches liées à la restauration et l’approvisionnement alimentaire qui leur sont confiées. Le présupposé selon lequel celles-ci seraient le plus à même de détenir une expertise dans la préparation des aliments et la gestion domestique est matérialisé lorsque la SVF crée en 1912 une « section d’économie ménagère et d’hygiène domestique » exclusivement féminine. Elle est composée de neuf femmes, dont Héléna Sosnowska et quatre femmes qui ont pour époux un membre du comité. Elles doivent se réunir « dans le but de mettre leurs connaissances théoriques et pratiques de la diététique végétarienne à la disposition de toutes les personnes qui désireront les consulter et recueillir des renseignements précieux sur la valeur, le choix et la préparation des aliments »125. S’opère donc une division du travail réformateur, avec une attribution des réflexions sur la cuisine à des femmes, la réflexion sur la composition nutritionnelle des menus ne leur étant pas tout à fait déléguée – puisqu’elle demeure contrôlée par des médecins.