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Territoire hydrosocial et conflictualité : lecture croisée des arrangements et reconfigurations territoriales associés à l’introduction de projets liés à l’eau

Hydrosocial territory and conflictuality: cross-reading of territorial arrangements and reconfigurations linked to the introduction of water-related projects
Gaële Rouillé-Kielo, Selin Le Visage et Silvia Flaminio

Résumés

Cet article se penche sur les arrangements et reconfigurations territoriales associés à l’introduction de projets liés à l’eau concernant l’irrigation, la création d’infrastructures et la protection de la ressource. Il souligne l’intérêt du concept de territoire hydrosocial pour rendre compte de l’existence de visions territoriales diverses sur un même espace (le « pluralisme territorial ») et des rapports de force que cette superposition peut entraîner. Néanmoins, l'article montre que le concept de territoire hydrosocial tend à proposer une lecture binaire de ces rapports de force en insistant sur la nature conflictuelle de ceux-ci sans donner à voir d’autres formes d’articulations. En réponse à ce constat, l’article propose, en s’appuyant sur les éléments empiriques tirés de trois travaux de thèse, une lecture plus nuancée des tensions entre acteurs associées au pluralisme territorial en insistant sur trois aspects : i) l’existence d’ententes stratégiques entre acteurs aux intérêts a priori divergents révélée par les argumentations et les discours ; ii) l’agentivité des acteurs a priori dominés révélée par leurs pratiques ; iii) la place du projet dans les reconfigurations territoriales au long cours. Ces trois aspects concourent à nuancer d’une part l’idée d’une conflictualité inhérente à la rencontre de visions territoriales dissonantes lors de l’introduction d’un projet et, d’autre part, l’importance des transformations territoriales induites par ces projets.

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Texte intégral

Les auteures tiennent à remercier les relecteur.trices anonymes et les éditeur.trices du numéro pour leurs relectures attentives de versions antérieures de cet article et pour leurs suggestions stimulantes qui ont permis de l’améliorer.

Introduction

  • 1 Dans cet article, nous utilisons les expressions « territoire hydrosocial » et « hydrosocial territ (...)

1Depuis environ deux décennies, les réflexions déjà foisonnantes sur les imbrications entre société et eau dans les travaux de sciences sociales ont été alimentées par de nouvelles propositions théoriques sur les interrelations dynamiques entre eau, espace et pouvoir. L’intérêt pour ces interrelations se manifeste notamment par le recours de plus en plus courant au néologisme « hydrosocial » - du « cycle hydrosocial » (Linton et Budds, 2014) au « territoire hydrosocial ». Le concept de « territoire hydrosocial »1 (Boelens, Hoogesteger, Swyngedouw, Vos et Wester, 2016), parmi d’autres apports, reconnaît l'existence d'un « pluralisme territorial », c'est-à-dire de plusieurs visions du territoire selon les groupes d'acteurs sur un même espace (Hoogesteger, Boelens et Baud, 2016). Au-delà de l’identification d’une diversité de visions territoriales, la question centrale que pose la reconnaissance d’un pluralisme territorial est celle de l’articulation entre ces visions : comment celles-ci s’accordent-elles ou se confrontent-elles au sein d’un même espace ? Dans les travaux sur le territoire hydrosocial, la conflictualité est particulièrement mise au jour à travers l’étude de l’introduction de projets liés à l’eau (infrastructurels ou de conservation) sur un espace traversé par des rapports de pouvoir asymétriques entre groupes d’acteurs (Flaminio, Rouillé-Kielo et Le Visage, 2022).

2Dans cet article, nous arguons que l’insistance sur les structures politiques et les rapports de pouvoir sur un même espace constitue à la fois un intérêt important du territoire hydrosocial, tout autant qu’un écueil potentiel, en cela qu’elle peut conduire à une lecture trop binaire des effets de la rencontre entre des visions territoriales divergentes chez des groupes d’acteurs aux intérêts distincts.

3Afin de montrer une vision plus nuancée du pluralisme territorial et de la rencontre entre des visions territoriales divergentes, l’article propose une lecture croisée de projets liés à l’eau étudiés dans le cadre des trois recherches doctorales des auteures de l’article (Flaminio, 2018 ; Rouillé-Kielo, 2020 ; Le Visage, 2020). Ces projets, de natures variées et déployés dans des contextes socio-économiques et nationaux fortement contrastés (Australie, France, Kenya, Turquie), donnent à voir différentes modalités d’intervention (création d’infrastructures hydrauliques, petites ou grandes ; introduction de pratiques de conservation de l’eau). La comparaison entre les résultats de ces travaux permet d’explorer une diversité de configurations d’acteurs, de rapports de force entre ceux-ci et de modalités de mise en œuvre des projets, afin d’explorer la question des transformations territoriales engendrées ou révélées par l’introduction de projets.

4L’article se structure de la façon suivante : la première section propose un état de l’art sur le territoire hydrosocial et la place que le concept accorde à la conflictualité ; la seconde section présente les projets liés à l’eau étudiés et les principaux résultats de nos thèses sur lesquels s’est fondée la discussion proposée dans cet article ; enfin la dernière section montre que la littérature sur le territoire hydrosocial pourrait proposer une lecture plus nuancée et plus fine du pluralisme territorial et de la conflictualité en accordant plus d’attention i) à l’existence d’arrangements entre acteurs ; ii) à une certaine agentivité des acteurs a priori catégorisés comme dominés, révélée par leurs pratiques ; iii) au temps long des reconfigurations territoriales.

Le territoire hydrosocial pour saisir le pluralisme territorial et la conflictualité qui y est associée

  • 2 La définition de hydrosocial territory a été formalisée de la manière suivante : « the contested im (...)

5Le concept de hydrosocial territory, introduit par R. Boelens et al. en 20162, marque un nouveau jalon dans la littérature hydrosociale qui s'est développée au cours des deux dernières décennies. Cette dernière, au travers de concepts développés en political ecology tels que le « cycle hydrosocial » ou le « waterscape », propose une interprétation renouvelée de la co-production entre eau et société et des relations de pouvoir qui l’influencent (Rogers et Crow-Miller, 2017 ; Loftus, 2009). Le hydrosocial territory (Boelens, Hoogesteger, Swyngedouw, Vos et Wester, 2016) donne une direction « plus géographique » à ces réflexions en explorant les dimensions spatiales et scalaires des relations eau-société (Rogers et Crow-Miller, 2017). Les différentes définitions du territoire hydrosocial placent la conflictualité et la nature contestée des territoires hydrosociaux au cœur de la réflexion (Resch, 2020). Alors que le waterscape insiste sur les façons dont des inégalités structurelles sont (re-) produites autour de l’eau, le hydrosocial territory explore davantage des changements radicaux institués dans le cadre de projets liés à l’eau (Flaminio, Rouillé-Kielo et Le Visage, 2022). Il permettrait de mieux prendre en compte la diversité et la superposition de différents régimes et imaginaires hydroterritoriaux qui existeraient simultanément (Swyngedouw et Boelens, 2018, p. 130). Ce concept, largement repris au sein de la political ecology de l’eau, est compris comme :

« un espace, matériel ou immatériel, dont les frontières sont définies ou imaginées par des parties prenantes ayant des pratiques et des points de vue convergents ou opposés, et faisant partie de différents réseaux (multiscalaires). Différentes parties prenantes définissent différents territoires hydrosociaux et à différentes échelles, qui peuvent se superposer et entrer en conflit les uns avec les autres, notamment lorsque des acteurs supra-locaux cherchent par le biais de projets hydrauliques à transformer les territoires hydrosociaux préexistants » (Flaminio, Rouillé-Kielo et Le Visage, 2022)

  • 3 Hoogesteger, Boelens, et Baud (2016, p. 103) donnent à ce propos l’exemple d’un périmètre d’irrigat (...)
  • 4 Boelens, Hoogesteger, Swyngedouw, Vos et Wester (2016, p. 4) parlent ainsi de « réseaux spatialemen (...)

6L’une des originalités du territoire hydrosocial est de rendre compte de l’existence d’un « pluralisme territorial ». Celui-ci renvoie à l’existence sur un même espace de différentes visions de ce que les territoires hydrosociaux sont et devraient être, de la manière dont ils devraient être organisés et dont ils devraient fonctionner3 (Hoogesteger, Boelens et Baud, 2016, p. 101‑102). La littérature sur le territoire hydrosocial envisage ce pluralisme territorial sous le prisme de la conflictualité : elle se focalise sur la « bataille de discours ou récits divergents » en distinguant ceux qui seraient « dominants et non dominants » pour montrer lesquels arrivent à s’imposer (Boelens, Hoogesteger, Swyngedouw, Vos et Wester, 2016, p. 7). Ainsi, avec une perspective centrée sur le conflit, la littérature sur le territoire hydrosocial « ne considère pas les territoires comme des espaces délimités par des frontières physiques fixes, mais se concentre sur la manière dont les personnes s’engagent continuellement dans des pratiques de délimitation [boundary-making practices] » (Hommes, Boelens, Harris et Veldwisch, 2019, p. 85)4. Autrement dit, elle met l’accent sur une forme de territorialisation particulière, à savoir le processus complexe au travers duquel « une multiplicité d’acteurs s’affronte pour réaliser des mises en ordre territoriales en fonction de leurs intérêts et de leur vision du monde. Compte tenu de la grande diversité des acteurs au sein d’un même espace, il s’agit d’un processus très contesté et continu » (ibid.). En bref, le pluralisme territorial (soit l’existence sur un même espace de différentes visions de ce que devrait être le territoire) est source de conflits, les concurrences et contradictions entre ces différentes visions étant mises au jour lors de l’introduction de nouveaux projets liés à l’eau.

7Les relations entre les coalitions d’acteurs impliquées dans ces processus sont présentées de façon précise et surtout dynamique (dynamiques de coercition, corruption, (dé)légitimation de certains discours, enrôlement d’acteurs, etc.). Les conflits sont néanmoins souvent appréhendés au prisme d’une certaine binarité entre « dominants » et « dominés ». Ce sont des acteurs puissants (État, groupes industriels, organisations internationales etc.) qui interviennent pour contrôler l'eau via des projets définissant le type de fonction et d'usage de l'eau sur un périmètre qu'ils entendent délimiter, ne laissant aux acteurs « locaux » concernés que la possibilité de faire face, résister ou s’accommoder face à des transformations soudaines et brutales.

8Le concept de territoire hydrosocial est devenu rapidement influent dans les travaux critiques sur l’eau, notamment en géographie. Entre 2016 et 2019, il a été mobilisé dans au moins 45 articles anglophones en political ecology, et dans 13 articles en d’autres langues (notamment espagnol et français) (Flaminio, Rouillé-Kielo et Le Visage, 2022). Le concept est utilisé pour traiter d’une multiplicité de thématiques liées à l’eau : allant notamment des grands projets hydrauliques (Hommes, Boelens, et Maat, 2016 ; Boelens, Shah et Bruins, 2019) à des projets de conservation de l’eau (Rodriguez-de-Francisco et Boelens, 2016). Stéphane Ghiotti explique qu’il « est désormais difficile […] de continuer à mobiliser la définition du “territoire de l’eau” tant il reste imprégné d’une conception continentale du cycle de l’eau et marqué par sa finalité gestionnaire et opérationnelle » (Ghiotti 2018, p. 7). Il souligne l’intérêt du territoire hydrosocial pour proposer une « approche globale des relations entre eau, société, territoire et pouvoir » (ibid, p. 83).

9Malgré son succès, ce concept a fait l’objet de critiques. Des auteur·es ont souligné les imprécisions de la définition de territoire hydrosocial proposée par Boelens et al. (2016) : « Bien que complète, cette définition est trop globale pour être utilisable analytiquement » et déploré un « manque d’attention aux détails sociotechniques, occultés par la prédominance donnée à l’analyse de la structure politique » (Valadaud et Aubriot, 2019, §7). La mise en regard des recherches doctorales des auteures de l’article, qui analysent des projets liés à l’eau et leurs conséquences en termes de transformations territoriales, permet de souligner l’intérêt du territoire hydrosocial autant que sa portée heuristique limitée : les articles mobilisant ce concept sont rarement précis sur la méthodologie employée et sur la façon dont l’arsenal théorique qu’ils déploient affecte concrètement l’étude empirique de leur cas d’étude (Wesselink, Kooy, et Warner, 2017, p. 7). Les cas d’étude présentés dans cet article, en s’appuyant sur le territoire hydrosocial pour rendre compte des rapports de force entre acteurs, se sont heurtés aux manques de clés de lecture offertes par le concept pour interpréter la complexité de ces rapports, qui ne s’expriment pas uniquement dans la conflictualité.

Présentation des cas d’étude

10Du point de vue empirique, cet article s’appuie sur l’analyse croisée des résultats issus de trois thèses de doctorat de géographie sociale de l’environnement, puisant fortement dans le champ d’études de la political ecology (Flaminio, 2018 ; Rouillé-Kielo, 2020 ; Le Visage, 2020). Le tableau 1 permet de saisir les principales caractéristiques de ces trois recherches : les grandes thématiques traitées, la façon dont le territoire hydrosocial a été mobilisé dans les travaux traitant de ces thématiques, les zones de terrain des thèses, les approches théoriques et notions mobilisées en plus du concept de territoire hydrosocial et la méthodologie déployée.

11Ces cas d’étude mobilisés présentent l’intérêt de couvrir des thématiques variées qui apparaissent centrales dans la littérature de géographie sur l’eau et dans la littérature hydrosociale, à savoir la mise en œuvre de projets de petites et de grandes infrastructures hydrauliques visant à exploiter l’eau (pour l’irrigation ou la production d’énergie), et de projets de conservation de l’eau sous l’angle des paiements pour services environnementaux (PSE). Le tableau 1 décrit les projets étudiés, en montrant leur temporalité, leur portée spatiale et les acteurs impliqués dans la mise en œuvre de ces projets, soit en tant qu’initiateurs de ceux-ci, soit en tant que récipiendaires, soit en endossant un rôle (formel ou non) d’intermédiaires entre ces deux premiers types d’acteurs. Ces acteurs se distinguent par une diversité de profils (institutions publiques, entreprises, organisations internationales) et par leur positionnement vis-à-vis des projets. Enfin, le tableau décrit les principaux résultats des trois thèses en lien avec ces quatre projets liés à l’eau.

Tableau 1 : Présentation des projets étudiés dans le cadre de trois recherches doctorales

Titre des thèses

Le Visage, 2020 :

« 1000 gölet en 1000 jours » : dynamiques hydro-territoriales et invention du consensus autour de petits barrages collinaires à Izmir, Turquie

Flaminio, 2018 :

(Se) représenter les barrages : (a)ménagement, concessions et controverses

Rouillé-Kielo, 2020 :

Traduction du concept de Paiements pour Services Hydriques, politiques de l'eau et processus de territorialisation au Kenya

Caractéristiques principales des thèses en lien avec le territoire hydrosocial

Thématiques

Infrastructures d’irrigation (réservoirs collinaires)

Infrastructures hydrauliques (barrages principalement hydroélectriques)

Conservation (paiements pour services hydriques)

Littérature mobilisant le concept de territoire hydrosocial sur la thématique traitée (irrigation, barrage hydroélectrique, conservation)

Hommes, Boelens, et Maat, 2016 ; Hoogesteger, Boelens, et Baud, 2016 ; Rocha Lopez, Boelens, Vos, et Rap, 2019 ; Damonte et Boelens, 2019 ;Mena-Vásconez, Boelens, et Vos, 2020
⇒ Le développement de l’irrigation est décrit comme un processus hautement conflictuel qui implique des stratégies (étatiques et/ou agro-capitalistes) visant à refaçonner les territoires existants et des modèles agricoles jugés peu productifs

Duarte-Abadía, Boelens et Roa-Avendaño, 2015 ; Hommes, Boelens, et Maat, 2016

Depuis 2018 :

Hommes et Boelens, 2018 ;
Numéro spécial Boelens et al., 2018

⇒ Les grands barrages sont présentés comme des infrastructures dépolitisées et imposées menant à l’effacement des territorialités locales qui peuvent être plurielles

Bleeker et Vos, 2019 ; Hommes, Boelens, Harris et Veldwisch, 2019 ; Joslin et Jepson, 2018 ; Rodriguez-de-Francisco et Boelens, 2016

⇒ Les paiements pour services hydriques sont présentés comme une forme de prise de contrôle exprimant un projet de gouvernementalité néolibérale et conduisant à une limitation de l’usage des sols, imposée aux populations locales, rurales par des acteurs extérieurs, souvent urbains

Pays et régions hydrographiques étudiés

Turquie, département d’Izmir (bassin du Gediz)

Australie (fleuve Gordon et rivière Franklin)

France (haut-Rhône et basse rivière d’Ain)

Kenya (bassin-versant du lac Naivasha)

Notions et concepts mobilisés outre le « territoire hydrosocial »

Géographie sociale et politique de l’environnement, political ecology, croisements avec la sociologie de l’action publique et l’anthropologie politique.

  • pratiques (évolution des infrastructures, règles, ressources)

  • politique du quotidien, arrangements et normes pratiques

Géographie, sociologie de la traduction et political ecology.

  • conflits et controverses

  • discours et représentations

  • cycle hydrosocial et waterscape

Géographie, political ecology, sociologie de la traduction et socio-anthropologie du développement.

  • circulation des modèles (paiements pour services hydriques)

  • configuration conservationniste

Matériaux et méthodes

Matériaux : observation directe de pratiques ; entretiens ouverts et semi-directifs - dont récits de vie (n=142) ; lectures de paysages commentées et cartes parlées ; presse et documentation fournie par les administrations

Méthodes d’analyse qualitative

Matériaux : entretiens semi-directifs (n=56) ; archives publiques et privées

Méthodes d’analyse qualitative ; dans une moindre mesure, analyse des données textuelles

Matériaux : entretiens semi-directifs - dont récits de vie (n=109) ; observation participante lors de réunions et activités de conservation ; lecture commentée de paysages ; archives de l’association de riverains du lac ; corpus d’articles scientifiques (n=184)

Méthodes d’analyse qualitative (sauf pour l’analyse bibliométrique)

Caractéristiques et éléments d’analyse des projets étudiés

Temporalité, objectifs et périmètre d’intervention des projets

Programme national lancé en 2012 pour la construction de 1000 réservoirs collinaires (gölet) en 1000 jours à travers la Turquie, visant à augmenter les superficies irriguées totales du pays de 170 000 hectares supplémentaires.

Les barrages collinaires font quelques dizaines de mètres de haut et retiennent autour d’1 million de m3 : chaque projet de gölet planifié dans le cadre du programme national vise à créer, dans le village où il est construit, un petit périmètre irrigué de quelques centaines d’hectares.

En 2014, à l’échéance des « 1000 jours », 640 projets avaient été réalisés, l’ensemble planifié (puis un second volet lancé pour 1071 gölet supplémentaires entre 2016 et 2019).

Projets de construction de barrages lancés en 1979.

  • En France : projet de barrage de Loyettes

  • En Australie : projet de barrage Gordon-below- Franklin

Les deux projets s'inscrivent dans des chaînes de barrages à l’échelle d’un corridor fluvial (environ 500 km de linéaire pour le Rhône en France, et environ 185 km pour le Gordon en Australie). Le projet de Loyettes aurait créé une retenue de 21 km sur le Rhône. Le projet Gordon-below-Franklin aurait ennoyé 36 km du Gordon et 35 km de la Franklin.

Dans les deux cas, les projets sont abandonnés (en 1983 en Australie et en 1990 en France) au moins en partie en raison de mobilisations anti-barrages

Projet lancé à la fin des années 2000 de paiements pour services hydriques. Le projet vise à limiter la charge en limon dans les rivières alimentant le lac Naivasha.

Le projet concerne au départ des « hotspots » de vulnérabilité qui s’étendent sur quelques centaines d’hectares et concernent quelques milliers d’exploitations (de petites tailles), davantage exposées à l’érosion des sols, à l’amont du bassin-versant. L’objectif est néanmoins de s’étendre sur une zone élargie de ce bassin - ambition déçue, car le projet s’essouffle après quelques années de mise en œuvre, fin 2016.

Acteurs impliqués

Porteurs/initiateurs des projets : Programme lancé par le ministère turc des affaires forestières et de l’eau, et mis en œuvre par l’administration hydraulique turque (DSI)

Acteurs visés par le projet : agriculteurs (ayant en fait déjà souvent une expérience de l’irrigation avant l’arrivée du gölet).

Acteurs intermédiaires dans la mise en œuvre des projets : chefs de quartiers/villages, maires, représentants de chambres d’agriculture, de coopératives ou d’associations d’irrigation

Porteurs/initiateurs des projets : Compagnies hydrauliques (Compagnie nationale du Rhône et Hydro-Electric Commission), en lien étroit avec l’État

Acteurs impliqués dans l’opposition aux projets : agriculteurs, riverains, communauté d’Aborigènes de Tasmanie, employés de services étatiques de protection de l’environnement, environnementalistes, scientifiques

Porteurs/initiateurs des projets : WWF (jusque fin 2016) et CARE-Kenya (jusque 2012)

Acteurs visés par le projet :
… en tant que « vendeurs » de services hydriques : agriculteurs exploitant de petites surfaces à l’amont d’industriels de la rose ;
… en tant qu’« acheteurs » de services hydriques : industriels du secteur de la fleur

Acteurs intermédiaires dans la mise en œuvre des projets : associations d’usagers de l’eau locales (à l’amont et à l’aval)

Principaux résultats de la thèse en lien avec les projets

Les agents du DSI au niveau opérationnel cherchaient de manière pragmatique des acteurs pouvant reprendre la gestion des gölet, quitte à tolérer une appropriation de l’infrastructure d’irrigation différente de celle planifiée par le projet.

L’appropriation des gölet dans les villages étudiés variait selon les ressources disponibles, les pratiques existantes et l’histoire sociale de l’irrigation.

La mise en œuvre des projets n’est pas une simple rencontre entre le DSI et les irrigants : l’épaisseur territoriale acquise lors d’interventions étatiques passées invite à l’envisager dans une dynamique plus longue de rencontres, tensions et transactions entre les différents acteurs impliqués dans les projets de développement.

L’opposition aux projets crée de nouvelles coalitions d’acteurs, parfois même à l’échelon international, mais dont la pérennité est fragile.

Les oppositions aux projets sont révélatrices d’une contestation profonde d’un cycle hydrosocial moderne et aménagiste.

L’abandon des projets atteste d’une évolution de certaines pratiques liées à l’eau et de modes de gestion de l’eau, mais l’hégémonie de l’eau moderne est seulement partiellement défiée

Le projet de paiements pour services environnementaux étudié est décrit comme une « success story » par ses initiateurs, mais connaît pourtant rapidement des difficultés vis-à-vis des objectifs fixés du fait d’un déséquilibre entre le nombre d’acheteurs (peu nombreux) et de vendeurs (toujours croissant). Le projet s’éloigne progressivement des principes du modèle des paiements pour services environnementaux, puisque les rétributions financières accordées (sous la forme de coupons d’achat) au début du projet finissent par disparaître.

Le projet repose fortement sur les organisations internationales qui l’ont initié (le WWF en particulier) et les subsides internationaux qui les financent. La fin de l’implication du WWF marque la fin du projet fin 2016.

Mieux comprendre la conflictualité en contexte de pluralisme territorial

12Dans cette section, nous montrons à partir de nos cas d’étude que le pluralisme territorial, y compris dans des contextes caractérisés par des rapports de pouvoir asymétriques, ne conduit pas uniquement à des conflits ouverts (rendus notamment manifestes lors de l’introduction de projets liés à l’eau). La littérature sur le territoire hydrosocial analyse de façon stimulante les processus dynamiques qui lient les coalitions d’acteurs impliquées dans les projets liés à l’eau (coercition, enrôlement d’acteurs, (dé)légitimation de discours, etc.), mais les conflits y sont souvent décrits au prisme d’une certaine binarité un peu figée entre « dominants » et « dominés ». Or, une lecture trop circonstanciée de l’opposition entre des visions territoriales autour d’un projet peut conduire à effacer la présence d’ententes conjoncturelles ou construites de longue date entre des acteurs aux intérêts distincts, voire a priori contradictoires. Pour proposer une lecture plus fine des effets de la rencontre entre des visions territoriales divergentes lors de l’introduction d’un projet (au niveau du choix de délimitation ou de la fonction attribuées aux territoires hydro-sociaux), nous nous penchons sur les trajectoires historiques des constructions territoriales sur nos cas d’étude en considérant leur dimension relationnelle, à la fois d’un point de vue matériel (via une attention portée aux pratiques) et idéel (en s’intéressant aux imaginaires via les discours). Il s’agit d’articuler une appréhension de ce qui se noue entre les acteurs concernés dans l’espace-temps du projet au temps long des transformations territoriales.

Dans l’espace-temps du projet, des ententes stratégiques, parfois tacites, entre acteurs aux intérêts pourtant divergents

13Pour l’étude des projets liés à l’eau, deux des thèses ont mobilisé la sociologie des sciences afin de rendre compte des étapes d’adoption et d’implémentation du projet dans la zone concernée. Ce corpus se distingue de la political ecology qui accorde une place centrale à l’enjeu du pouvoir tandis que la théorie de l’acteur-réseau ne donne pas à voir les rapports de force inégaux – un angle mort particulièrement problématique en contexte développementaliste (Lave, 2015). Malgré ces positionnements théoriques éloignés, l’intérêt pour la sociologie des sciences n’en demeure pas moins manifeste dans les travaux de political ecologists sur l’eau (Blanchon, 2016). En faisant des emprunts à la sociologie des sciences pour retracer comment les savoirs environnementaux sont construits et circulent avant d’être traduits dans un espace donné, les political ecologists approfondissent leur compréhension de la manipulation politique de ces savoirs dans le cadre de projets (Forsyth, 2011 ; Goldman, Nadasdy et Turner, 2011, p. 10). Par ailleurs, l’attention portée au processus d’intéressement et d’enrôlement des acteurs face à une problématisation (Callon, 1986) permet de mieux saisir les intérêts de chaque groupe d’acteurs à l’adhésion aux projets et de nuancer l’homogénéité interne de ces groupes d’acteurs.

14Sur le terrain kenyan, la mise en œuvre d’un projet de paiements pour services environnementaux (PSE -Projet Malewa) qui vise à protéger la qualité de l’eau du lac Naivasha a nécessité de construire une « problématisation » justifiant le recours au mécanisme des PSE localement. Le projet se rattachait en effet à un programme international (avec les ONG WWF et CARE comme principaux agents) visant à tester l’efficacité de ce mécanisme dans des bassins-versants de pays tropicaux affectés par un taux de pauvreté important. Dans la région du lac Naivasha, l’étude de faisabilité a conduit à une focalisation progressive sur un problème environnemental présenté comme crucial, à savoir l’apport de limon en trop grande quantité par les rivières de l’amont du bassin-versant, qui conduirait à l’envasement du lac. Une étude hydrologique a été commandée pour corroborer cette hypothèse et soutenir ainsi la mise en œuvre de mesures de conservation des sols sur les terres pentues de l’amont. Cette problématisation s’avérait éloignée des conclusions des études scientifiques produites sur la zone (principalement en écologie et en hydrologie, et à l’aval du bassin-versant) insistant sur un faisceau de facteurs pour expliquer la dégradation de la qualité de l’eau du lac, avec l’année 1975 comme une année charnière (Rouillé-Kielo, 2019  ; 2020). Plusieurs fermes de fleurs installées autour du lac Naivasha consentent à devenir « acheteurs » de services hydriques en provenance de l’amont. Ceci s’explique par la volonté de construire une meilleure réputation face aux attaques répétées dans la presse sur le caractère destructeur de l’industrie floricole (Kuiper et Gemählich, 2017). A l’amont, l’absence de contestation des modalités du projet et de la « problématisation » sur laquelle il repose s’explique par deux phénomènes : d’une part, la construction de l’ignorance autour du projet par les organisations qui l’encadrent pour les populations locales les empêchant de négocier une configuration plus favorable (notamment sur le plan économique en réclamant des « paiements » plus élevés)  ; d’autre part, dans un contexte d’insécurité foncière héritée, la proposition de développer des stratégies d’adaptation à la culture sur pente plutôt que de l’interdire pour protéger la ressource en eau (comme cela a pu être le cas dans d’autres zones du Kenya où des évictions ont eu cours) revient paradoxalement à en légitimer la présence et, plus fondamentalement, à asseoir un « ethos » (Droz, 1999) longtemps contrarié ou menacé. Ainsi, l’adhésion au projet vient servir des intérêts qui dépassent la problématisation autour de l’enjeu de la protection de la qualité de l’eau. Ce dernier offre un terrain d’entente entre différentes ambitions d’implantation sur le territoire (voir Rouillé, Blanchon, Calas et Temple-Boyer, 2015).

15Sur le terrain français, en prêtant une attention particulière aux évolutions des arguments lors de controverses, aux espaces au sein desquels des groupes hétérogènes débattent (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) et aux savoirs scientifiques et techniques qui sont remis en cause (Lascoumes, 2001), les intérêts divergents, mais aussi convergents des différents acteurs au sujet d’infrastructures deviennent plus évidents. Si l’opposition au projet de barrage de Loyettes repose sur une coalition d’acteurs et suggère a priori une vision territoriale uniformément opposée à la vision aménagiste de la Compagnie nationale du Rhône, l’étude des documents d’archives et des entretiens a permis de mettre en avant l’évolution du positionnement des différents acteurs (Flaminio et Le Lay, 2017). Les agriculteurs, par exemple, engagés dans le mouvement d’opposition pour maintenir leurs pratiques agricoles, sont, dans un premier temps, prêts à renoncer à la manne financière qui aurait pu compenser l’ennoiement de leurs terres. L’annonce d’une variante dans le projet de barrage ainsi que des divergences de fond avec les environnementalistes poussent certains agriculteurs à se détacher du mouvement d’opposition. Toutefois, les agriculteurs ne parviennent que très partiellement à entrer en dialogue avec les aménageurs et ne réussissent pas à porter leurs revendications au-delà de l’échelon local. Plus de trente ans après le conflit, certains d’entre eux expriment le regret de n’être pas parvenus à dialoguer au sujet de cette variante. De plus, la proposition de créer un site classé, à partir de 1982, par les services déconcentrés du ministère de l’Environnement, en réaction à l’opposition environnementaliste qui parvient jusqu’au niveau national, achève de diviser la coalition d’opposants au projet de barrage. Des agriculteurs, mais aussi des riverains, expriment leurs inquiétudes à l’égard de ce projet territorial délimitant un espace protégé et questionnent voire contestent les savoirs biologiques, écologiques et géomorphologiques sur le confluent Ain-Rhône.

16Le déploiement, la mise en œuvre, et même la contestation de projets liés à l’eau, constituent autant de moments au cours desquels les coalitions d’acteurs, et les intérêts des différents acteurs sont redéfinis  ; des convergences peuvent voir le jour, de même que de nouveaux antagonismes. Le pluralisme territorial peut donc se complexifier à ces occasions dans la mesure où de nouvelles projections territoriales viennent se surimposer aux existantes. Si le territoire hydrosocial invite à penser l’évolution temporelle du pluralisme territorial en mettant notamment l’accent sur l’élargissement des réseaux et de la portée des revendications de certains acteurs lors de conflits liés à des projets (Hommes et Boelens, 2018, p. 18), prêter une attention particulière aux modalités de « traduction » (Callon, 1986) des projets offre une clef de lecture efficace pour aborder cette complexification du pluralisme territorial. En effet, en s’intéressant au processus permettant de faire « atterrir » un projet localement et aux négociations qui s’engagent localement pour en faire accepter les partis-pris techniques et scientifiques, cette lecture permet de dégager une lecture plus nuancée des rapports entre groupes d’acteurs.

Un détour par les pratiques pour lire les modalités (discrètes, mais réelles) de transformation des territoires au-delà des projets

17La lecture croisée de nos cas d’étude permet de nuancer le caractère transformatif d’une territorialité qui ne serait qu’imposée par des acteurs dominants à d’autres acteurs perçus comme de simples « récepteurs » des projets et/ou affectés par les projets. Alors que ces acteurs « locaux », du territoire, n’étaient pas ou peu impliqués dans la planification et la définition des objectifs de ces projets, leurs pratiques ont souvent influencé les conditions réelles de leur mise en œuvre. L’attention aux pratiques permet de mettre en évidence l’écueil d’une lecture (parfois anticipée) de changements qui seraient forcément radicaux à la suite de la mise en œuvre d’un projet imposé. Des techniques d’enquête comme le croisement de récits de vie pour comprendre les trajectoires d’exploitations agricoles et l’évolution des systèmes de production de la zone étudiée, l’observation des pratiques lors des travaux agricoles ou la lecture commentée de paysages avec les habitants ont en effet mis au jour la façon dont les ambitions des projets étudiés s’articulent aux pratiques déjà existantes, parfois en les modifiant radicalement (Hommes, Boelens et Maat, 2016), mais parfois aussi de façon marginale seulement. Il ne s’agit pas d’invisibiliser les rapports de pouvoir en étudiant ces articulations plus discrètes, moins visibles, mais au contraire de mieux comprendre une certaine « dérive » des projets (Bethemont, 2009) et les différents processus de transformation des territoires.

18Dans le cas kenyan, pour endiguer l’envasement du lac Naivasha, le projet impose l’adoption de pratiques de conservation des sols sur les « points chauds » (« hotspots ») de dégradation en amont du lac, pratiques présentées comme étant inconnues des agriculteurs ou peu déployées dans les zones agricoles visées. Cela passe par des sessions de formation en amont de leur application et par le contrôle de leur mise en œuvre effective (pour respecter le critère de conditionnalité des rétributions aux agriculteurs, principe clé du modèle des paiements pour services environnementaux). Pourtant, des données statistiques produites sur plusieurs décennies à l’échelle de la région agricole concernée démontrent un taux de pénétration de ces pratiques déjà important dans la zone (Willy, Zhunusova et Holm-Müller, 2014), et ce bien avant l’introduction du projet. La lecture commentée de paysages agricoles (une des méthodes du diagnostic agraire (voir Cochet, 2011)) réalisée avec les habitants sur le périmètre d’intervention du projet (les « hotspots ») a mis en évidence l’existence passée, plus ou moins pérennisée selon les exploitations agricoles, de terrasses agricoles. Celles-ci avaient aussi été mises en place en vue de limiter l’érosion des sols, mais avec pour finalité première de maintenir la fertilité des sols grâce à la retenue de la couche superficielle (plutôt qu’en vue de protéger la qualité de l’eau). Les discussions avec les agriculteurs sur ces objets paysagers ont permis de situer temporellement leur construction aux années 1980 dans le cadre d’un programme national lancé par l’État (sous le régime autoritaire de Daniel Arap Moi) afin de diffuser les techniques de limitation de l’érosion des sols dans les espaces ruraux kenyans, dont on a pu retrouver trace dans les archives nationales (Rouillé-Kielo, 2020). Ces éléments empiriques et archivistiques permettent donc de relativiser le caractère transformatif de l’application des objectifs du projet localement, puisque ce dernier peut s’appuyer sur des pratiques (associées à un savoir-faire) déjà répandues. Par ailleurs, des pratiques de vente ou de redistribution de la variété améliorée d’herbacée (Napier Grass – Kakamega II) distribuée aux agriculteurs participant au projet ont été observées vers des zones qui n’avaient pas été sélectionnées (car en dehors des zones de hotspots), conduisant dès lors à questionner l’intérêt pour la « rémunération » des services environnementaux (censée être source de motivation pour les agents économiques dans la conceptualisation des PSE) et à redéfinir, partiellement, la géographie du projet.

19En Turquie, l’objectif officiel du programme « 1000 gölet en 1000 jours » était d’augmenter les superficies irriguées pour « moderniser » l’agriculture. Les ouvrages de retenue ont en fait souvent été construits en amont de terres déjà irriguées grâce aux eaux souterraines. Les irrigants ne se sont pas opposés aux nouveaux projets de l’administration hydraulique, s’appropriant au contraire très rapidement l’eau rendue disponible par ces petits barrages collinaires. L’étude des pratiques d’irrigation déjà existantes – au prisme d’une approche inspirée de la gestion sociale de l’eau (Sabatier et Ruf, 1992 ; Aubriot, 2013) – a permis de démêler l’évolution imbriquée sur quarante ans des infrastructures, des ressources utilisées et des règles d’accès, de distribution et de gestion de l’eau. L’histoire sociale de l’irrigation ainsi retracée explique les manières très différentes de s’approprier les gölet d’un village à l’autre et de détourner les projets initialement prévus par l’administration hydraulique. Dans certains villages où des coopératives géraient des forages collectifs, avec une expérience déjà longue de la gestion collective des eaux de surface et souterraines, les réseaux construits par l’administration pour distribuer l’eau des gölet ont été rapidement connectés à ceux distribuant les eaux souterraines : ces raccordements ont permis de détourner la nouvelle ressource rendue disponible du périmètre irrigué initialement planifié, afin de réduire plusieurs mois par an les coûts de pompage sur l’ensemble du périmètre irrigué déjà existant. Dans d’autres villages où l’exploitation des eaux souterraines était individuelle, des irrigants se raccordaient individuellement aux vannes du projet pour acheminer l’eau du gölet jusqu’à leurs parcelles, parfois bien au-delà du périmètre prévu, et ce grâce aux tuyaux déjà installés pour amener l’eau de leur forage privé d’une parcelle à l’autre (Le Visage, 2022). Dans les deux cas de figure, ces « bricolages » contribuaient à vider le gölet très rapidement chaque année, mais permettaient à davantage d’irrigants de réaliser des économies sur l’utilisation de leurs forages. Les irrigants ont remodelé l’infrastructure technique proposée pour l’adapter aux besoins existants – avec un soutien rapide de l’administration dans le cas d’une gestion collective de la nouvelle ressource et des négociations plus tendues dans le second cas (Le Visage et Kuper, 2019). L’arrivée des gölet n’a donc pas tant transformé les systèmes de production (passage supposé d’une agriculture pluviale à une agriculture irriguée) qu’elle est venue sécuriser l’exploitation existante des eaux souterraines pour l’irrigation. Le laisser-faire de l’administration s’expliquait par la volonté de voir les projets remplir des objectifs d’irrigation (perçus comme prioritaires par des ingénieurs formés en agronomie ou en génie rural), plutôt que de les voir détournés de cet usage lorsque des acteurs proches du parti au pouvoir intervenaient dans les réseaux politiques à l’échelle régionale, par exemple pour favoriser des aménagements récréatifs autour des plans d’eau à destination de leur électorat urbain et au détriment de l’irrigation.

20Ces exemples mettent en évidence la redéfinition de la finalité des pratiques concernées par le projet au cours de sa mise en œuvre par les acteurs locaux impliqués. Cela montre que la nouvelle « affectation fonctionnelle » (Jaglin et Dubresson, 2005, cités dans Ghiotti, 2018) visée pour le périmètre d’intervention d’un projet donné n’aboutit pas nécessairement lors de sa mise en œuvre. L’attention fine aux pratiques en place et à celles passées (révélées notamment via la lecture paysagère ou les récits de vie) permet de mesurer (et, le cas échéant, de nuancer) l’ampleur de la transformation territoriale induite par l’application du projet.

L’enchâssement des projets dans des reconfigurations territoriales plus anciennement enclenchées

21La littérature existante sur le territoire hydrosocial n’ignore pas les dynamiques de temps long (voir p. ex. Hommes et Boelens, 2017 ; Duarte-Abadia et Boelens, 2019 ; Jaramillo, 2020 ; Wessels, Veldwisch, Kujawa et Delcarme, 2019), notamment pour contextualiser l’étude des projets liés à l’eau. Toutefois, l’intérêt pour le temps long et plus spécifiquement pour le passé est avant tout motivé par l’explication d’un conflit lié à un projet, et la temporalité principale de la recherche est celle du projet (Flaminio, Rouillé-Kielo et Le Visage, 2022). L’attention au temps long, en accordant une place plus importante à l’étude de dynamiques structurelles par exemple, permet de complexifier la lecture du pluralisme territorial, et dans certains cas de minorer les transformations territoriales induites par des projets. Celles-ci sont en effet enchâssées dans des dynamiques de long terme qu’elles viennent souvent conforter ou appuyer.

22Au Kenya, la lecture sur le temps long, soit avant, pendant et après la mise en œuvre du projet, des transformations territoriales en cours, permet de mieux saisir combien le projet n’est qu’un aspect d’une dynamique plus anciennement enclenchée de rescaling des espaces de gestion de l’eau au Kenya venant mettre en valeur le périmètre du bassin-versant. Cette politique impulsée au niveau national depuis le début des années 2000 se décline aux niveaux régional (par le découpage du territoire en six grandes régions hydrographiques) et local (par l’identification de sous-bassins versants) auxquels sont associées des institutions de gestion nouvellement créées et dans lesquelles usagers et secteurs d’activités des zones concernées sont représentés (Rouillé-Kielo, 2019). L’introduction du projet de PSE peut s’appuyer sur cette reconfiguration des territoires de gestion en mobilisant comme relais locaux les institutions locales représentant les usagers des sous bassins versants (Water Resources Users Associations) du lac Naivasha. Mais les PSE ne forment qu’un exemple parmi d’autres d’initiatives visant à améliorer la qualité de l’eau dans la région de Naivasha, devenu un véritable laboratoire d’innovations dans le domaine à l’échelle nationale (Rouillé-Kielo, 2020). Les membres des associations d’usagers sont initiés, dans le cadre de ces initiatives par les acteurs nationaux (Water Resource Authority) et internationaux (le WWF notamment), à une vision territoriale mettant l’accent sur la nécessité de mener des actions de protection des sols et des rives à l’amont pour protéger la qualité de l’eau à l’aval. Les PSE, comme ce processus de rescaling, participent à construire une vision naturalisante (faisant notamment fi de l’existence d’un transfert d’eau important sur la rivière alimentant le lac) et apolitique (car ne reconnaissant pas l’existence de rapports de force asymétriques entre les acteurs économiques) des relations amont-aval. La reconfiguration territoriale associée à la mise en œuvre de ce projet est donc fortement enchâssée dans une dynamique plus longue de « mise au service » de l’amont vers l’aval, et est pour le moment peu contestée localement.

23Les projets de barrage en France et en Australie s’inscrivaient le long de corridors fluviaux, au sein de bassins versants et de régions caractérisés par une longue histoire d’aménagements hydrauliques (Bravard, 1982 ; Michelot, 1990 ; Hay, 1994 ; Davis, 1972), favorisée par un « triangle de fer » (Molle, Mollinga et Wester, 2009), c’est-à-dire une forte coalition d’acteurs hydrauliques, politiques et économiques. Dans l’ouest de la Tasmanie comme dans la vallée du Rhône, des projets antérieurs avaient fait l’objet de contestations environnementalistes, mais ces frictions se sont soldées par la construction des barrages (p. ex. le réservoir Pedder en Tasmanie, les barrages de Sault-Brénaz ou de Brégnier-Cordon pour le Haut-Rhône). À l’instar des travaux sur le territoire hydrosocial, prêter attention à cet historique permet de contextualiser l’opposition entre acteurs et d’insister sur l’ancienneté des visions territoriales opposées (protection de l'environnement vs.aménagement). Toutefois, en déplaçant la focale sur le processus d’abandon des projets, plusieurs dizaines d’années après la décision, d’autres logiques peuvent aussi être mises en évidence. En effet, un changement radical – tel l’abandon d’un projet de barrage – ne mène pas nécessairement à une transformation territoriale radicale. Malgré la protection des sites, les visions territoriales d’exploitation de l’environnement dans le but de développer des régions ne s’évaporent pas. Ainsi, malgré des ajustements des rapports de pouvoir (démocratisation partielle du processus de gestion de l’eau et de l’aménagement du territoire, légère perte de pouvoir des compagnies hydrauliques, etc.), l’émergence de nouvelles pratiques lors des controverses (descentes en kayak et raft de la Franklin), et des évolutions discursives (Flaminio, 2021), de nouveaux projets de barrage ont été proposés voire réalisés. En Tasmanie plusieurs autres barrages hydroélectriques ont été construits pour compenser l’abandon du Gordon-below-Franklin. Depuis, des barrages d’irrigation ont été édifiés. En France, dans le cadre du renouvellement de la concession du Rhône, en cours, un nouveau projet de barrage a été proposé à quelques kilomètres du site classé du confluent (Flaminio, 2021). La focale sur la trajectoire eau-structure sociale-infrastructure au-delà de la temporalité du projet permet d’observer des évolutions et des permanences dans des ontologies de l’eau, c’est-à-dire dans des manières d’imaginer et de conceptualiser l’eau et des manières d’activer ces conceptualisations de l’eau au travers de pratiques (Yates, Harris et Wilson, 2017). Les deux projets de barrages étudiés reflétaient une ontologie moderne de l’eau, reposant sur la conceptualisation de l’eau comme étant un élément purement hydrologique, une structure sociale où les compagnies hydrauliques sont puissantes, et la construction d’infrastructures hydrauliques justifiée au nom du progrès, du développement et de la croissance (Linton, 2010 ; Linton, 2019 ; Banister et Widdifield, 2014 ; pour une synthèse voir Flaminio, 2021). En somme, l’analyse du temps long a permis de voir que l’ontologie moderne de l’eau continue encore en partie à caractériser les relations eau-société et leurs traductions territoriales malgré l’abandon des projets de Loyettes et du Gordon-below-Franklin, la protection des sites et les victoires environnementalistes que ces deux cas représentent.

Conclusion

24Le concept de « territoire hydrosocial » (Boelens et al., 2016), largement diffusé au sein de la political ecology et de la géographie de l’eau, permet d’analyser comment se confrontent différentes visions territoriales sur un même espace lors de l’introduction de projets liés à l’eau (Hoogesteger et al., 2016). Ce prisme conduit à figer ces catégories et à les homogénéiser. L’analyse croisée proposée dans le présent article a autant montré l’intérêt du territoire hydrosocial pour identifier les coalitions d’acteurs impliquées dans les projets étudiés que la limite heuristique du concept pour appréhender la complexité des rapports de force entre acteurs, qui ne s’expriment pas seulement dans la conflictualité. Pour ce faire, l’article a mis en avant trois aspects : i) l’existence d’ententes stratégiques entre acteurs aux intérêts a priori divergents révélée par les argumentations autour de la mise en œuvre des projets ; ii) l’agentivité des acteurs a priori dominés révélée par leurs pratiques ; iii) la place du projet dans les reconfigurations territoriales au long cours.

25Le devenir des « territoires-projets » étudiés ici est fortement façonné par les bifurcations que lui font emprunter la phase de mise en œuvre, lorsqu’ ils « rencontrent » les pratiques et imaginaires territoriaux locaux. Nos cas d’étude permettent de démontrer que cette rencontre ne se joue pas systématiquement sous l’angle de la conflictualité, venant ainsi nuancer l’idée d’une dimension « contestée » inhérente au pluralisme territorial (Boelens, Hoogesteger, Swyngedouw, Vos et Wester, 2016). L’analyse des cas conduit à proposer une lecture renouvelée des effets de la rencontre de visions territoriales distinctes. Plutôt que de ne retenir que la conflictualité, nous dégageons différents types d’effets, divergents à la fois par leur nature et par leur intensité. Ces cas de figure se placent sur un gradient allant de l’entente stratégique - qui correspond à une situation d’accord entre acteurs aux intérêts objectivement divergents, mais dont les visions territoriales peuvent s’accorder (au moins ponctuellement) - au conflit ouvert qui renvoie au cas de figure où des groupes d’acteurs s’opposent fortement, de façon ouverte et directe aux porteurs des projets liés à l’eau. Ces résultats appellent à l’exploration d’autres effets à partir de nouveaux cas d’étude pour une formalisation plus aboutie des relations entre acteurs dans le contexte du pluralisme territorial.

26Les résultats de notre lecture croisée des transformations associées à l’introduction de projets liés à l’eau invitent donc à nuancer une lecture opposant de façon binaire une logique de territorialisation descendante à un processus d’appropriation locale des espaces et des ressources conduisant à la construction de territoires vécus. Ces résultats abondent dans la reconnaissance d’une articulation fine entre « sphère publique, sphère privée et sphère communautaire » dans le domaine de la gestion de l’eau (Ghiotti 2006). Le territoire peut alors être compris dans une perspective relationnelle (Raffestin, 1980), comme un espace de négociation toujours (re)façonné au fil des conflits comme des arrangements trouvés entre les acteurs. Cette perspective n’efface pas l’existence de rapports de force. Ainsi, certains acteurs réussiront mieux que d’autres à capter les ressources matérielles (eau, argent) et symboliques (réputation/prestige) associées aux projets, à adapter les nouvelles infrastructures à leurs intérêts ou à changer le périmètre de ces projets. De même, certains imaginaires territoriaux s’imposent et se diffusent davantage que d’autres aux sphères politique et opérationnelle à l’occasion de la mise en œuvre des projets - la position de pouvoir occupée par ceux qui les portent jouant un rôle clé dans ce processus de différenciation.

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Notes

1 Dans cet article, nous utilisons les expressions « territoire hydrosocial » et « hydrosocial territory » de façon interchangeable, sans poser de différence sémantique. La transposition directe de l’anglais au français s’était aussi faite pour « hydrosocial cycle », devenue « cycle hydrosocial » dans les travaux francophones. On peut toutefois relever que la traduction de « territory » par « territoire » (et vice-versa) ne va pas de soi et nécessiterait des discussions plus approfondies tant les épistémologies anglo-américaines et francophones sur ce concept ont été longtemps éloignées (Del Biaggio, 2017; Antonsich, 2011).

2 La définition de hydrosocial territory a été formalisée de la manière suivante : « the contested imaginary and socio-environmental materialization of a spatially bound multi-scalar network in which humans, water flows, ecological relations, hydraulic infrastructure, financial means, legal-administrative arrangements and cultural institutions and practices are interactively defined, aligned and mobilized through epistemological belief systems, political hierarchies and naturalizing discourses » (Boelens, Hoogesteger, Swyngedouw, Vos et Wester, 2016, p. 2).

3 Hoogesteger, Boelens, et Baud (2016, p. 103) donnent à ce propos l’exemple d’un périmètre d’irrigation développé à l’initiative de l’État venant se superposer à un périmètre contrôlé par une communauté locale selon des règles informelles ayant évolué dans le temps long.

4 Boelens, Hoogesteger, Swyngedouw, Vos et Wester (2016, p. 4) parlent ainsi de « réseaux spatialement liés, construits par les sujets, socio-naturels, produits par des acteurs qui collaborent et rivalisent autour de la définition, de la composition et de l'ordre de cet espace en réseau ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gaële Rouillé-Kielo, Selin Le Visage et Silvia Flaminio, « Territoire hydrosocial et conflictualité : lecture croisée des arrangements et reconfigurations territoriales associés à l’introduction de projets liés à l’eau  »Géocarrefour [En ligne], 96/2 | 2022, mis en ligne le 19 juillet 2022, consulté le 03 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/20092 ; DOI : https://doi.org/10.4000/geocarrefour.20092

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Auteurs

Gaële Rouillé-Kielo

Institut National de Recherche pour l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement (INRAE), UMR LISIS, 3 allée Jean Renoir – 93160 Noisy-le-Grand, France, rouille.gaele@gmail.com ou gaele.rouille-kielo@inrae.fr

Selin Le Visage

Université de Pau et des Pays de l'Adour, E2S UPPA, UMR TREE, ICL, Pau, France, s.levisage@gmail.com ou selin.le-visage@univ-pau.fr

Silvia Flaminio

Université de Lausanne, Institut de Géographie et durabilité, Géopolis – 1015 Lausanne, Suisse, silvia.flaminio@unil.ch

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