1Depuis le début des années 2010, le problème alimentaire, consensuel et légitime, intègre de nouvelles arènes publiques (Fouilleux et Michel, 2020). Malgré le déplacement du centre de gravité de la formulation des politiques agricoles de l’échelle nationale vers l’échelle européenne (Hervieu, Mayer, Muller, Purseigle, et Rémy, 2010), des initiatives de reterritorialisation des questions agricoles et alimentaires font jour sur les territoires infranationaux et les collectivités territoriales deviennent de nouvelles arènes du fait alimentaire.
- 1 Loi n° 2014-1170 du 13/10/2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, https://www (...)
2Face aux doubles enjeux de croissance démographique urbaine et de baisse des terres agricoles nourricières, ce sont les villes, métropoles et autres territoires urbains, qui ont en particulier entériné la reprise en main de la question alimentaire. Inspirés des food policy council, notamment nord-américains, ces territoires urbains s’engagent de plus en plus dans la construction de politiques alimentaires locales (Brand et al., 2017 ; Darrot et al., 2020 ; Morgan, 2009). La reterritorialisation de la question alimentaire est également le fruit de trajectoires d’autres politiques sectorielles qu’agricoles (politiques de santé publique, politiques environnementales), dont les enjeux intègrent l’alimentation (Loudiyi, 2020, p. 159-160). Cette dynamique a été confortée en 2014 avec l’inscription dans le cadre légal français d’une loi visant à renforcer l’ancrage territorial de la chaîne de valeur alimentaire1. Y sont notamment définis les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT), dispositifs dont la mise en œuvre dans les territoires est depuis très largement soutenue par les appels à projets successifs du Programme National de l’Alimentation (PNA). Urbaines comme rurales, les collectivités territoriales sont dès lors devenues des acteurs incontournables de l’accompagnement voire du portage de ces PAT. Elles marquent par-là leur volonté d’engager une transition du système alimentaire (Malassis, 1994) dans lequel elles s’inscrivent et certaines se lancent même dans la construction de politiques publiques alimentaires volontaristes.
3Pour cela, les collectivités ne partent pas de rien. En effet, les actions publiques alimentaires sont souvent mises en œuvre au sein des services par différentes entrées (développements social, durable, économique, etc.). Mais souvent cette action publique segmentée ne fait pas synergie. L’objet transversal qu’est l’alimentation, considéré par certains auteurs comme un « problème retors », ou encore un wicked problem (Peters et Pierre, 2014), vient alors questionner la structuration interne des organisations publiques, souvent en silos, et appelle à l’élaboration de nouveaux modes de faire, notamment en termes de gouvernance « intégrée ». Cette intégration de différents services, de politiques publiques, voire de valeurs (Loudiyi, 2020) se traduit par de nouvelles coordinations (entre les secteurs, entre les acteurs, notamment entre les acteurs publics, privés et de la société civile) et par de nouvelles configurations (socio-spatiales, territoriales, notamment dans les relations ville-campagne), ou bien encore, par de nouveaux rapports entre acteurs et institutions (règles, normes, pratiques). Autrement dit, l’intégration des politiques alimentaires s’accompagne d’une remise en lien d’éléments qui jusqu’à présent, même s’il existait plusieurs interconnexions entre eux, ont été gouvernés de manière séparée les uns des autres (les enjeux alimentation-santé publique, alimentation-environnement, alimentation-agriculture) ; ainsi que d’une mise en lien d’éléments « nouveaux » qui, avec le processus de reterritorialisation de l’alimentation, rentrent maintenant en compte (par exemple, les projets de la société civile et des acteurs publics).
4Partant du postulat que ce travail de « mise en lien » est fondamental à la fabrique d’une politique alimentaire considérée comme plus efficace pour traiter des problèmes complexes (Loudiyi, 2020), cet article analyse ce processus d’intégration à travers une lecture en termes « d’interdépendances » (Carter, 2018). En effet, les approches intégrées ont été promues comme étant des modes de gouvernance à privilégier pour répondre aux défis provoqués par une accélération des interdépendances entre phénomènes écologiques, socio-économiques et politiques, dans un contexte d’anthropocène (Biermann, Bai, Bondre, Broadgate, Arthur Chen, Dube, Erisman, Glaser, van der Hel, Lemos, Seitzinger, et Seto, 2016). Pourtant, si ces auteurs annoncent de manière générale les nouveaux besoins en termes de gouvernance dans un monde de plus en plus interdépendant, ils sont silencieux sur la manière avec laquelle de telles approches pourraient être construites localement.
5En proposant une lecture de l’intégration politique de la question alimentaire par les interdépendances, cet article analyse la problématisation et la mise sur agenda du fait alimentaire au sein du Conseil Départemental de la Gironde (CD33). Nous questionnons ici les interdépendances qui sont privilégiées par les acteurs et qui pèsent pour comprendre l’intégration d’une politique alimentaire départementale.
6En tant qu’outil analytique, l’approche par les interdépendances propose d’éclairer ce processus peu visible : les services départementaux mènent une action publique autour de ces relations de réciprocité, avec lesquelles ils sont en prise dans leur quotidien, en activant certaines plutôt que d’autres. Nous parlerons ici de « choix », de « sélection », de « promotion » d’interdépendances qu’un acteur public va chercher, ou non, à « mettre en gouvernance », voire « (dé)politiser » et/ou « institutionnaliser », dans son élaboration d’une stratégie alimentaire. L’approche par les interdépendances analyse ainsi l’action publique, ici du CD33, et les changements induits, au regard de cet arbitrage. Ceci est d’autant plus important que l’on observe un accroissement dans le nombre d’acteurs publics et privés, à différentes échelles, investis dans le champ de l’alimentation, mais aussi un surcroit dans la variété d’interconnexions et de dynamiques (plus ou moins visibles) entre ces acteurs et leurs projets alimentaires. La question se pose de savoir, dans l’action publique départementale conduisant à la mise sur agenda de l’enjeu alimentaire, lesquelles de ces interdépendances (par exemple, entre acteurs, instruments, projets territoriaux, domaines publics/privés, connaissances) sont sélectionnées et promues (ou bien écartées) par les services départementaux ? Lesquelles feront l’objet d’une gouvernance par le Département, dans le cadre de sa stratégie alimentaire locale ? L’analyse nous permettra de comprendre non seulement les valeurs qui sous-tendent la politique alimentaire du CD33 mais aussi de comprendre comment le CD33, en tant qu’acteur politique, se positionne comme légitime sur ces questions.
7Après avoir resitué les liens entre échelon départemental, agriculture et politique alimentaire, nous explicitons dans une première partie ce que sont l’intégration et l’approche par les interdépendances et en quoi cette dernière permet une lecture du processus d’intégration politique. Une seconde partie propose une lecture en termes d’interdépendances de l’action publique ayant menée à la mise à l’agenda de l’alimentation au CD33, nous informant des enjeux du processus d’intégration de la politique alimentaire départementale, en termes notamment des étapes de cadrage politique, d’engagement des divers acteurs, de définition des objectifs politiques et en termes d’instruments d’action publique mobilisés.
8Cette première partie débute par une description des liens existants entre les Conseils Départementaux et les enjeux agricoles et alimentaires, avant de retenir et de présenter l’approche par les interdépendances comme cadre d’analyse de la construction d’une politique alimentaire locale, à savoir ici celle du CD33.
- 2 Loi n° 2014-58 du 27/01/2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation de (...)
- 3 Loi n° 2015-991 du 07/08/2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, https:// (...)
- 4 Rapport d’un stage mené par Clara Oosthuyse dans le cadre du programme de recherche régional APPAL (...)
9En tant qu’ « espace politique où se structur[aient] traditionnellement les systèmes de pouvoir au niveau local » (Nay, 1998, p. 189), les Conseils Généraux étaient jusque dans les années 2000 les collectivités territoriales au cœur de la régulation locale du secteur agricole (Pahun, 2020, p. 120). Si les premières lois de décentralisation ont laissé aux Départements (comme aux Régions) la liberté de porter des politiques agricoles volontaristes (dans le respect des contraintes réglementaires nationales et européennes) (Berriet-Solliec, 2002), la poursuite du processus de décentralisation et la régionalisation des politiques communautaires ont, quant à elles, entrainé la perte d’évidence du lien agriculture-Département. Considéré comme inapte vis-à-vis des enjeux de compétitivité des territoires, l’échelon départemental a perdu son rapport privilégié avec l’agriculture (rentrant dans le domaine du développement économique), au profit des Régions et des intercommunalités qui s’en trouvèrent renforcées (Douillet et Lefebvre, 2017). Les lois MAPTAM2 (2014) et NOTRe3 (2015) ont, de fait, détrôné le Département en tant que collectivité « guichet » du secteur agricole. Toutefois, aujourd’hui, force est de constater que les Départements se lancent dans la construction de politiques alimentaires locales. Sans compter la Gironde, 14 autres Départements métropolitains communiquent aujourd’hui sur leurs engagements dans la construction de stratégies alimentaires territoriales (sous la bannière de PAT la plupart du temps) (Oosthuyse, 2020)4.
10Toutefois, malgré cette nouvelle dynamique des Départements, et hors exception (Pahun, 2020), il existe à ce jour encore peu de recherches s’intéressant particulièrement au rapport entre la collectivité départementale et la mise sur agenda du fait alimentaire. Bien sûr, l’essor des politiques alimentaires urbaines dans les années 1990 a beaucoup intéressé la recherche en géographie et aménagement. En interpellant les villes, les aménageurs et les sciences de l’aménagement, l’alimentation appelle une « géographie territoriale intégrée » (Fouilleux et Michel, 2020, 31), multidimensionnelle (économique, environnementale, sociale, culturelle, de santé), ainsi qu’une nouvelle « équation alimentaire » (Morgan et Sonnino, 2010). Mais ces recherches n’ont pas ciblé les Départements comme policy maker dans le champ de l’alimentation. La question se pose donc de savoir comment le Département se positionne politiquement dans cet environnement en cours de changement ? Notamment, se saisit-il de ces changements pour se positionner comme un acteur légitime régissant la transition alimentaire en Gironde, et ce, malgré l’absence de compétences propres à l’alimentation ?
11Le Conseil Départemental est un échelon intéressant à analyser puisque, d’une part, il joue un rôle de « trait d’union » entre des régions parfois trop vastes et trop éloignées du citoyen et des projets d’un côté, et de l’autre, des intercommunalités nombreuses et manquant de connections les unes avec les autres. Ni trop près, ni trop loin, le Département est ainsi perçu comme une collectivité de proximité pouvant jouer ce rôle d’animateur territorial. D’autre part, il est chef de file en matière d’actions et de développement social. Or, en sus des questions de santé publique, les différentes crises – et notamment l’actuelle pandémie de la Covid-19 – ont mis en lumière l’importante de traiter les questions d’accessibilité et de justice alimentaire (Corade, Lailliau, Lemarié-Boutry, et Noël, 2021). Les Départements donc, de par leurs prérogatives vis-à-vis des solidarités humaines et territoriales, sont intéressants à analyser en ce qu’ils produisent de stratégies alimentaires locales, pensées peut-être d’avantage par le prisme du développement social que par celui, plus habituel, du développement économique.
12Les recherches en géographie et aménagement susmentionnées ont montré que l’alimentation peut être un objet intégrateur, apparaissant comme un ciment entre différents secteurs, acteurs et territoires (Candel et Pereira, 2017 ; Lardon, Houdart, Loudiyi, Filippini et Marraccini, 2017 ; Loudiyi, 2020 ; Morgan, 2009 ; Sonnino, 2016), justifiant alors l'importance d'analyser l’intégration des politiques alimentaires, que nous proposerons ici de lire en termes d’interdépendances.
13Selon la littérature, l’intégration dans les politiques publiques correspond au processus consistant soit à coordonner et à fusionner différentes politiques publiques en un tout unifié avec un nouvel objectif en commun, soit à intégrer les préoccupations d’une politique publique dans une ou plusieurs autres politiques (Briassoulis, 2017, p. 82). Il s’agit donc soit de construire et mettre en œuvre une politique alimentaire distincte des autres politiques publiques (avec ses propres coalitions d’acteurs, instruments, valeurs), soit d’intégrer l’alimentation au sein de différentes politiques portées par l’acteur public. La mobilisation d’approches intégrées permettrait ainsi la construction de politiques plus transversales, jugées plus efficaces pour résoudre des problèmes complexes, dont les enjeux de sécurité alimentaire (Candel, 2014, 2017 ; Candel et Pereira, 2017 ; Loudiyi, 2020 ; Loudiyi et Houdart, 2019 ; Parsons, Barling et Lang, 2018 ; Sonnino, Faust et Maggio, 2014). Ce renouvellement des politiques alimentaires, plus intégrées et décloisonnées, appelle dès lors un changement dans le système même de gouvernance (Loudiyi, 2020, p. 60).
14Ces « nouvelles » modalités de gouvernance induites par le processus d’intégration dans une politique publique créent de nouvelles mises en lien, qu’il s’agit de coordonner (Tosun et Lang, 2017). Dit autrement, derrière la construction d’une politique alimentaire intégrée locale, se joue la reconnaissance de certains éléments à coordonner ou reconfigurer (par ex. entre acteurs, instruments, territoires) au détriment d’autres. Dans cet article, nous définissons ces mises en lien et reconfigurations en termes « d’interdépendances ».
15Comme nous l’évoquions en introduction, l’espoir que les approches intégrées puissent résoudre les ‘wicked problems’ posés par le changement global (dont les enjeux de transition alimentaire ne sont qu’un exemple) s’inscrit dans l’appréhension d’une vision plus large, d’un monde de plus en plus marqué par l’interdépendance (Kissinger et al., 2011 ; Smith et al., 2007). Les interdépendances sont perçues comme des relations fondamentales qui peuvent être globalement entendues comme des tensions dynamiques entre différents composants qui sont regroupés dans l’élaboration d’une politique et qui produisent des effets de réciprocité et/ou de conditionnement mutuel entre composants. Un changement dans l’un de ces composants pourrait induire un changement dans les autres, et vice versa (Hay, 2010).
16Si le cadre des politiques intégrées part du postulat que l’intégration est un horizon d’attente, l’approche par les interdépendances, quant à elle, ne part pas d’un a priori sur la nécessité de développement de politiques intégrées pour résoudre des problèmes complexes. Elle part plutôt du constat que, suite à la reconfiguration de l’Etat (Arts et Van Tatenhove, 2006), des changements politiques des dernières décennies ont créé la possibilité de nouvelles réciprocités entre différents éléments en redistribuant du pouvoir de manière spatiale, cognitive et entre les domaines privés, publics et civiques (Carter, 2018). Ces processus sont également visibles au sein de la dynamique de reterritorialisation de l’alimentation. Comme souligné en introduction, cette dernière s’est traduite par de nouvelles interconnections entre les acteurs, dont certains sont « nouveaux » (tels les acteurs publics et la société civile), et entre lesquels ce renouvellement amène de nouvelles tensions, de nouveaux enjeux de réciprocité.
17Ainsi, parmi les interdépendances que l’on peut identifier et catégoriser (Carter, 2018 ; Carter, Bouleau, et Floch, 2021), il y a :
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suite au processus de (re)territorialisation du pouvoir publique, les interdépendances territoriales politiques, soit entre acteurs publics : entre le Département et les intercommunalités ou territoires de projets, de types Parc Naturel Régional (PNR), Pôle d’Equilibre Territorial et Rural (PETR), par exemple ;
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les interdépendances territoriales socio-écologiques, mobilisant des caractéristiques du territoire (éléments de nature, artefacts, caractéristiques démographiques, etc.) : entre territoires urbains et ruraux, par exemple ;
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suite au processus de libéralisation et de modernisation politique, des interdépendances domaniales, soit entre le public et le privé, ou encore entre le public et la société civile : entre un collectif citoyen engagé dans une initiative alimentaire locale, une collectivité territoriale et une coopérative de producteurs par exemple ;
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et des interdépendances entre différentes formes de savoirs mobilisés dans la prise de décision politique, suite aux processus de démocratisation des sciences réglementaires : entre le Département et des porteurs d’expertises, de connaissances scientifiques ou encore de connaissances dites « profanes », par exemple.
18A partir de cette vision d’un changement politique en train de se faire, l’approche par les interdépendances, en tant qu’outil analytique, examine si les services du CD33 cherchent à mettre en gouvernance ces interdépendances dans la construction de sa politique intégrée, et comment il le fait. Nous faisons l’hypothèse que certaines interdépendances sont plus importantes que d’autres. Selon cette lecture, dans la mise en œuvre de la politique publique alimentaire, les acteurs peuvent sélectionner et promouvoir, saisir et travailler, certaines interdépendances (et non pas d’autres), considérées comme importantes pour gouverner (fig. 1). Les interdépendances sélectionnées peuvent alors, ou non, être mises en évidence, en étant politisées, mises en gouvernance. L’arbitrage et la mise en gouvernance qui est fait (ou non) par le CD33 autour de ces relations pour construire une politique alimentaire départementale soulèvent plusieurs questions : dans ce travail, quelles relations sont considérées comme fondamentales ? Et quelles actions sont mises en œuvre pour rendre ces dernières visibles pour les autres acteurs ?
19Le choix des interdépendances à gouverner renvoie autant aux valeurs des acteurs et à leurs objectifs politiques, qu’à leur nécessité de se positionner comme autorité sur la prise de décision. Donner à voir cet arbitrage permet à l’analyse d’objectiver, de structurer et de clarifier les relations « qui comptent » dans la construction et la mise en œuvre d’une politique alimentaire locale. En examinant les choix faits, nous pouvons à la fois comprendre le contenu de leur action publique, mais également, comprendre comment ils cherchent à se positionner, en tant qu’autorité politique, sur le champ alimentaire. Dit autrement, nous cherchons à éclairer la construction de la légitimation de leur stratégie et de leur pouvoir.
Figure 1 : Schéma de mise en dialogue de l'approche par les interdépendances avec les politiques alimentaires intégrées
Auteures, 2021
20Dans cet article, si dans un premier temps, nous amenons une lecture de la problématisation et de la mise à l’agenda en termes d’interdépendances, dans un second temps, nous partons de cette lecture pour voir en quoi la stratégie alimentaire départementale, dans ses débuts, témoigne (ou non) d’une intégration en cours. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les marqueurs développés par l’analyse processuelle de l’intégration (Candel et Biesbroek, 2016).
21Considérant le caractère multidimensionnel, dynamique et asynchrone de l’intégration dans les politiques publiques, ces travaux décomposent le processus quatre niveaux dans le processus en quatre niveaux. Ils se traduisent, en termes de séquences de politiques publiques, par une reconnaissance du caractère transversal du problème public alimentaire dans le cadrage politique (1), par une identification, une implication et une coordination des secteurs pertinents (2), par un alignement et une formulation des objectifs politiques (3) et par le choix d’instruments d’action publique (4), plus ou moins contraignants, et prenant en compte les différents acteurs (publics, privés, de la société civile) (Candel et Biesbroek, 2016 cité par Loudiyi, 2020, p. 63).
22Ainsi, l’approche par les interdépendances, prise comme lentille pour analyser les débuts d’une politique alimentaire locale, permet de rentrer plus finement dans la « boîte noire » du processus d’intégration que suit, ou non, cette politique. Du fait qu’elle prenne en compte des interconnexions plus variées, non limitées à celles entre acteurs (mais aussi en termes de domaines, de formes de connaissances, de caractéristiques socio-écologiques du territoire), elle permet de renseigner l’intégration horizontale comme verticale (Candel et Biesbroek, 2016, 226), et ainsi, d’éclairer plus finement les coulisses de l’intégration, et notamment, ce qui fait levier, ou à l’inverse, ce qui fait obstacle.
23Pour conclure, la mise sur agenda d’une politique alimentaire pourrait institutionnaliser de nouvelles relations fondamentales que l’approche par les interdépendances propose de prendre comme objets d’étude pour renseigner en retour ces politiques, dans le processus d’intégration qu’elles suivent, et dans les changements qu’elles amènent.
24L’analyse des interdépendances est ici mobilisée pour étudier la construction de la stratégie alimentaire du Conseil Départemental de la Gironde (CD33). La Gironde, département « centre » de l’ancienne région Aquitaine, est le département le plus peuplé (1,6 million d’habitants, dont environ la moitié vivant dans la métropole bordelaise) de la région Nouvelle Aquitaine, plus grande région de France en termes de superficie5. Sur une surface totale de 1,02 million d’hectares, la forêt en occupe près de la moitié (509 000 ha) et la surface agricole utile (SAU) arrive en seconde dans l’occupation des sols, représentant près d’un quart (272 000 ha) des terres girondines. Près de 45 % de cette surface agricole est consacrée à la vigne, quand les productions légumières n’occupent que 3,4 % de la SAU (Chambre d’Agriculture Gironde, 2020). Entre forte démographie et faible production nourricière du fait d’une spécialisation agricole tournée vers la viticulture, dans une perspective d’autonomie alimentaire, le taux de couverture des besoins alimentaires de la population est estimé à 38 %6. C’est dans ce contexte que le CD33 a engagé la construction d’une stratégie alimentaire.
- 7 Conventions Industrielles de Formation par la REcherche
25Pour l’étudier, notre méthode s’appuie sur un jeu de données issu du croisement de plusieurs sources : observation participante, conduite d’entretiens et collecte de documentation grise. L’observation participante (Soulé, 2007) est conduite par immersion au sein du CD33 depuis septembre 2019 dans le cadre d’un conventionnement de thèse Cifre7. Le projet de recherche est accueilli au sein de la Mission Agenda 21 (A21) du Département qui avait identifié en 2014 la « capacité alimentaire » comme défi prioritaire. Ce positionnement permet l’accès aux instances de gouvernance de la politique Gironde Alimen’Terre (comité de pilotage, comité technique) à quelques exceptions près, et l’association à la mise en œuvre de certaines actions de la politique, notamment via l’animation d’un réseau « interPAT » visant à faire se rassembler les porteurs d’initiatives alimentaires territoriales lors de temps d’échange thématisés (5 réalisés à ce jour). Les observations sont également issues de rencontres en bilatérales entre des porteurs d’initiatives alimentaires et des agents du CD33, mais également de réunions, groupes de travail concernant l’avancée de ces initiatives (environ 16 en Gironde portées par des collectivités territoriales et/ou des collectifs citoyens organisés en association).
26En complément, 27 entretiens ont été menés auprès d’acteurs du CD33. Il s’agit d’agents travaillant au sein de 5 directions (la Direction Générale des Services, ainsi que les 4 Directions Adjointes chargées des Territoires, de la Solidarité, des Ressources et de l’Environnement), d’un membre du Cabinet du président et d’un élu départemental, tous deux en charge de la question alimentaire et agricole. Ces entretiens ont notamment eu pour objectif de comprendre quels sont les directions, services, acteurs qui traitent des questions agricoles et alimentaires au sein du CD33, et de caractériser l’action publique des uns et des autres sur ces questions et leurs trajectoires. Aussi, la discussion était portée sur le rôle (effectif, souhaité) du Département sur l’agriculture et l’alimentation.
27Enfin, l’observation et les entretiens ont été croisés avec une analyse de la littérature grise (délibérations du CD33, comptes rendus de réunion, etc.) produite par l’organisation départementale et par des acteurs (publics ou de la société civile) initiant des initiatives alimentaires en Gironde (se référer aux exemples cités ci-dessous).
28À partir du matériau collecté et des éléments d’observation des débuts de la fabrique d’une politique alimentaire départementale, l’objectif est d’identifier les premiers arbitrages faits en termes d’interdépendances. Par la lecture de ces dernières, nous tentons ainsi de caractériser le processus d’intégration qui se joue dans la construction de la politique alimentaire girondine.
29La traduction de la problématique transversale de l’alimentation en une politique publique est le résultat d’une stratégie de mise en interdépendances de certaines composantes clés, et d’une volonté politique forte. La crise sanitaire de la Covid-19, ayant accentué les inégalités notamment alimentaires, est venue renforcer cette posture du Département, chef de file des questions relatives aux inégalités humaines et territoriales, en tant qu’animateur de la transition des territoires vers un système alimentaire durable.
30Le propos est ici centré sur les débuts de la fabrique de la politique, et sur les éléments qui ont participé à la problématisation du fait alimentaire et à sa mise sur agenda. Ainsi, cette partie restitue les éléments du contexte local dans lequel a été pensée la construction de la politique départementale, notamment ce que les agents départementaux appellent le « dialogue territorial » qui a été moteur dans la mise sur agenda de la question alimentaire.
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- 10 Diagnostic territorial alimentaire Bordeaux – Gironde : https://draaf.nouvelle-aquitaine.agricultur (...)
31Au cœur du Département, la sonnette d’alarme a été tirée en 2011, lorsque l’autonomie alimentaire de l’agglomération bordelaise a été estimée à près d’un jour (Quévremont, 2011). Ce constat a été moteur dans la participation de la Ville de Bordeaux, puis de Bordeaux Métropole (Lailliau, 2016, p. 21) en tant que territoire pilote, de 2014 à 2016, d’un chantier expérimental de gouvernance alimentaire8. L’A21 du CD33 était alors membre du comité de pilotage et a ainsi pu participer à la problématisation du fait alimentaire, ayant motivé ce chantier, à l’expertise de l’IUFN9, animatrice et accompagnatrice technique des trois territoires pilotes. La participation du Département à ce chantier soulève la sélection d’interdépendances en termes de formes de connaissances (l’expertise du rapport Quévremont, puis celle de l’IUFN ont été des éléments moteurs) et d’interdépendances territoriales. C’est parce que le bilan de l’autonomie alimentaire de la métropole bordelaise est inquiétant que l’agglomération a été territoire pilote de cette expérimentation. Le diagnostic entérinant la démarche du projet alimentaire de territoire, réalisé par l’IUFN, a été mené plus largement à l’échelle girondine10, plus pertinente pour poser un premier état des lieux du système alimentaire local.
- 11 Document interne sur le récit des 10 ans de l’Agenda 21 de la Gironde. Deux autres défis ont émergé (...)
- 12 Le terme « radical » est utilisé par la Mission A21 elle-même
32Outre la participation à ce chantier, 2014 a été l’année charnière de la mobilisation de la Mission A21 sur les questions alimentaires. Cette mobilisation s’est traduite par la définition de la « capacité alimentaire » comme défi prioritaire de ses missions - ce cadrage est issu d’une consultation citoyenne autour d’une question sur ce qui fait bien-être et ayant fait émerger « trois grands défis capables de faire vivre le « bien-être de tous, pour aujourd’hui et pour demain » sur le territoire girondin »11 - et en suivant, par la définition d’une stratégie de coresponsabilité alimentaire. La coresponsabilité alimentaire est une méthode d’animation visant à identifier quelles sont les parties prenantes (acteurs publics, privés et civiques) ayant une part de responsabilité pour atteindre un objectif « radical »12 (« avoir une alimentation saine et accessible pour tous »), de quantifier par un jeu d’intersubjectivité la part de chacun, et de faire le bilan du niveau d’atteinte de cette part de responsabilité. L’objectif est alors de définir une stratégie entre les parties prenantes pour s’entraider, en fonction des capacités de chacun, à atteindre sa part, et notamment le 100 % de responsabilité de celui qui détient la plus grosse part. Cette technique d’animation permet d’une part aux participants d’appréhender leur appartenance à un système alimentaire ; également, de mettre en évidence les interdépendances qui existent au sein de ce système ; et enfin, d’éclairer les interdépendances prises comme levier pour atteindre l’objectif. La coresponsabilité alimentaire s’appuie ainsi sur trois types d’interdépendances. En partant de l’identification des parties prenantes de l’alimentation, cette technique d’animation vise à la fois les interdépendances domaniales (avec le privé et la société civile) et les interdépendances territoriales politiques (entre acteurs publics). Elle prend notamment pour perspective des acteurs représentant différentes échelles territoriales (on parle de « spirale de coresponsabilité » reliant les différents niveaux de décision, du local à l’international). Elle mobilise également des interdépendances dans les formes de connaissance car elle vise à mettre autour de la table l’ensemble des parties prenantes, porteuses de différentes formes de savoirs (scientifiques, expertises, connaissances des usagers, etc.).
- 13 Délibération « Vers une stratégie girondine de résilience territoriale, adaptation urgente aux chan (...)
- 14 Délibération « Première étape opérationnelle d'une stratégie de résilience territoriale girondine : (...)
33La stratégie de coresponsabilité alimentaire portée par la Mission A21 a, en 2019, fait l’objet d’une délégation (i.e. de la nomination d’un conseiller départemental comme président d’une commission « agriculture » pour piloter sa mise en œuvre). Dans le cadre de l’opérationnalisation de sa stratégie de résilience territoriale13, le CD33 a voté en décembre 2019 la politique Gironde Alimen’Terre14. La mise en œuvre de cette politique ne se situe plus dès lors au sein de la Mission A21, mais au Service Agriculture Foncier Tourisme.
34Les objectifs généraux de la politique Gironde Alimen’Terre sont « d’accompagner tous les Girondins et Girondines à mieux manger, à manger local, et à permettre aux agriculteurs de vivre de leur travail tout en préservant l'environnement pour les générations futures ». Gironde Alimen’Terre s’organise autour de deux volets, un volet « production » et un volet « consommation », incluant chacun deux axes : accompagner le développement de l’agriculture biologique et les démarches environnementales (axe 1), et développer le foncier agricole responsable pour des projets respectueux de l’environnement et de la santé humaine (axe 2) pour le volet « production » ; favoriser l’accès de tous les girondins à une alimentation locale, saine et de qualité (axe 3) et déployer l’approvisionnement en produits locaux et de qualité au sein du Département dans un souci d’exemplarité (axe 4) pour le volet « consommation ».
35Ce premier récit permet de mettre en lumière une première dynamique ayant participé à la trajectoire de la prise en compte et de l’inclusion de l’alimentation dans les politiques départementales. Le vote officiel de la politique Gironde Alimen’Terre, et la délégation dont elle a fait l’objet, outre l’impulsion très importante de la Mission A21, est également le fruit de diverses dynamiques territoriales dont les services départementaux se sont fait d’abord la caisse de résonnance avant de les mettre en dialogue.
- 15 Ce terme est particulièrement employé par les agents du Département, pour caractériser les démarche (...)
36La stratégie alimentaire départementale a pu s’appuyer sur plusieurs dynamiques portées par différents services de l’organisation depuis plusieurs années, répondant aux initiatives - et/ou les induisant - qui ont cours sur le territoire. Elle est le résultat, entre autres certainement, de ce que les agents nomment un « dialogue territorial »15, s’inscrivant dans une temporalité de plusieurs années et dont sont ici développées certaines étapes « phares ». Ces mises en lien auraient pu n’être que de simples collaborations ponctuelles entre ces initiatives locales et le CD33, si ce n’était leur déploiement dans l’espace (la quasi-totalité du territoire girondin est couvert par un projet alimentaire de territoire, en relation avec le Département) et dans le temps (les liens ne font que se renforcer depuis 2009), faisant d’elles des relations réellement structurantes dans les étapes de construction de la politique alimentaire départementale (elles le restent toujours dans sa mise en œuvre). Les exemples donnés ci-dessous donnent à voir les récits portés au sein de l’organisation départementale. Ces récits, traduisent, selon les prérogatives dans lesquelles s’inscrivent les directions, services ou missions, des objectifs de développement territorial, de développement économique, de développement durable, de protection des espaces naturels et de développement social, etc. De fait, leur complémentarité ou leur confrontation œuvrent à l’intégration de la question alimentaire dans la politique départementale.
37Au sein de la Direction de la Coopération et du Développement des Territoires (DCDT), deux impulsions ont été portées par deux services.
38Premièrement, le Service Agriculture, Foncier, Tourisme (SAFT), accompagne depuis au moins 2009 les projets de circuits courts et de proximité, notamment ceux en lien avec l’approvisionnement de la restauration collective. Le récit de ce service reste lié au développement économique : il se nommait auparavant « Service de l’Animation Economique » et a été rebaptisé suite à la loi NOTRe, la compétence économique lui ayant été alors retirée. Le SAFT est pourvu d’un règlement d’intervention lui permettant de « promouvoir, soutenir et maîtriser les risques en faveur des filières Agricole, Viticole, Forestière et Halieutique ». Il s’agit, entre autres, d’aides financières à l’investissement des agriculteurs et des porteurs de projets à l’installation, et également, depuis peu, de soutiens aux projets agricoles portés par les collectivités territoriales. Il est, en ce sens, le service apparaissant le plus légitime au sein de l’organisation départementale et possédant le plus d’expertise sur la question agricole, pour laquelle il est outillé. En 2009, face au constat du développement des projets d’installation agricole avec des modes de commercialisation en circuits courts (un quart des installations), le SAFT (SAE à l’époque) se lance dans des campagnes d’accompagnement au développement des circuits courts et de proximité (référencements de producteurs, diagnostic territorial, développement de l’approvisionnement de produits bio/locaux dans les cantines, etc.). Plusieurs territoires de projets girondins bénéficient de cet accompagnement : le PNR Médoc (2009-2015), le Cœur Entre-Deux-Mers (depuis 2011), le Bassin d’Arcachon Val-de-l’Eyre (2010-2017), la Haute-Gironde (2010-2016) et le Sud-Gironde (2010-2015). En interne, cela fait ressortir l’intérêt de développer un kit destiné aux collectivités pour les accompagner à aller dans le sens du PNA : le kit « Accompagner et créer une synergie entre les territoires dans leur politique de valorisation du bio et du local en restauration collective », kit ayant été lauréat de l’axe 4 de l’AAP du PNA « Ancrage territorial et mise en valeur du patrimoine » en 201616.
39Deuxièmement, le Service Coopération des Territoires (SCT), portant le récit du développement territorial, anime depuis 2014 des Pactes Territoriaux17, une dynamique de projets conçus pour et avec les territoires, basés sur une démarche d’animation et de dialogue territorial. Dans ce cadre, trois chantiers ont intégré des enjeux alimentaires (territoires des Graves, des Hauts de Garonne et du Libournais)18, la question alimentaire étant ici perçue comme moyen participant au développement local des territoires. Le Pacte Territorial mené sur le territoire des Hauts-de-Garonne a abouti à la signature d’une charte locale pour un accès à une alimentation de qualité19. Elle concerne trois communautés de communes, rassemble 40 signataires, et a pour objectif de faire évoluer l’offre d’aide alimentaire et d’accompagnement social en vue de toucher un plus large public. L’expérience de ce Pacte situé dans les Hauts-de-Garonne a participé à la dynamique d’accompagnement du Département au développement de jardins partagés et s’est traduit par la création d’un Appel à Manifestation d’Intérêt porté par la Direction des Interventions et du Développement Social.
40Le CD33 est également muni depuis 16 ans d’une mission A2120, porteuse de son côté, du récit du développement durable. Son existence (traduisant une politique volontariste du Département) et sa position dans l’organigramme (directement rattachée à la Direction Générale des Services du Département) révèlent la volonté de donner et de préserver une place importante à l’innovation publique et aux enjeux de développement durable. Dans l’Acte 3 de la mission A2121 (2014), trois défis ont été définis, faisant suite à une enquête menée auprès des girondins sur ce qui fait bien-être selon eux : il s’agit des défis « mobilité », « énergie » et « capacité alimentaire ». Ce dernier, considéré comme défi « prioritaire »22 a donné lieu à la définition d’une Stratégie de coresponsabilité alimentaire (inscrite dans une Stratégie de coresponsabilité sociétale territoriale) consacrée dans l’Acte 4 de l’A21 : « Comme chef de file des solidarités humaines et territoriales et comme acteur pionnier du développement durable, le Département a un rôle fondamental pour la transformation vers un système alimentaire à la hauteur des enjeux. Cette responsabilité se joue au cœur d’un écosystème vertueux de tous les acteurs de l’alimentation et suppose d’en organiser la gouvernance en interne comme sur le territoire ». Cette stratégie s’est traduite par une approche expérimentale, caractérisée par le développement des Labo’Mobiles. Ces derniers sont un dispositif d’accompagnement visant à explorer des objectifs radicaux en termes de transformation des territoires (« 0 pesticide », « 100 % bio et local » par exemple). Sur les questions agricoles et alimentaires, trois Labo’Mobiles ont été initiés : un sur la commune de Cussac Fort Médoc, un autre auprès du Collectif citoyen Aliment-Terre du Bassin d’Arcachon Val de L’Eyre (BARVAL) et un dernier avec la Communauté de communes de Montesquieu23. Aujourd’hui, la commune de Cussac a développé une régie agricole et la CdC de Montesquieu et le Collectif Aliment-Terre travaillent chacun au développement d’un PAT. Il est à noter également que la Mission A21 a travaillé en interne du Département à rendre davantage visible et lisible l’action départementale sur les questions agricoles et alimentaires en éditant notamment un guide, « Pour la capacité alimentaire en Gironde »24, faisant le panorama de l’action de diverse directions et services.
41D’autres directions et services s’investissent plus ou moins directement sur la question alimentaire, comme la Direction Insertion Inclusion (D2I) en charge notamment du développement des épiceries solidaires en Gironde et pour qui l’agriculture et l’alimentation sont un moyen de contribuer au développement social. En 2019, le Département a soutenu 39 épiceries solidaires et continue d’accompagner ces structures, notamment en travaillant sur les voies d’amélioration en termes d’approvisionnement de produits locaux au sein des épiceries. Dans ce but, une rencontre a été organisée en novembre 2019, rassemblant gérants d’épiceries solidaires et représentants de groupements de producteurs. Cette rencontre aboutit aujourd’hui à la volonté de porter, avec le SAFT, une expérimentation d’approvisionnement de certaines épiceries volontaires en direct des producteurs locaux.
- 25 Entretien exploratoire
42Le « dialogue » entre l’organisation départementale et les acteurs de territoire peut toutefois soulever des tensions et conflits autour des questions alimentaires. La Direction de l’Environnement, via sa mission de gestion des Espaces Naturels Sensibles (ENS), est par exemple porteuse d’un récit structuré autour de la préservation et de la gestion des milieux, rentrant parfois en conflit avec l’objectif de production agricole. En voici une illustration : le collectif citoyen Aliment-Terre (qui avait bénéficié du soutien de la Mission A21 via le Labo Mobile) vise, à travers son PAT, à favoriser les installations agricoles sur son territoire qui se caractérise par une forte pression foncière. Le collectif avait alors interpellé le Département afin d’envisager des installations agricoles maraîchères sur des sites classés ENS, certains appartenant directement au Département (3 000 ha sur 18 600 ha en Zone de Préemption sur les Espaces Naturels Sensibles (ZPENS) au total en Gironde en 2019). Mais le ZPENS « ce n’est pas pour faire pousser des carottes et des poireaux : seulement le patrimoine naturel »25. Cette question d’interpénétration de l’agriculture et des ENS est une question récurrente, pouvant être source de tensions entre le Département et d’autres acteurs territoriaux, mais également en interne du Département, entre Directions et entre élus, reflétant une vision dans laquelle environnement et agriculture ne se pensent pas forcément l’un avec l’autre. Ce manque de lien se retrouve d’ailleurs au sein des initiatives alimentaires territoriales locales, les acteurs de l’environnement y étant peu voire pas représentés, et les questions d’impacts sur les milieux des pratiques agricoles peu débattues (installation agricole sur des friches qui peuvent avoir une valeur de corridor écologique par exemple).
43Ainsi, ce panorama non exhaustif de l’action départementale en lien avec les initiatives girondines met bien en avant les débuts d’une politique alimentaire départementale en cours, mais non « aboutie ». Elle s’appuie sur une reconnaissance par les services du CD33 de l’importance de gouverner certaines interdépendances territoriales, entre domaines et entre formes de connaissances.
- 26 Entretien/observation participante
44Le panorama montre en premier lieu une place particulière faite par les services aux interdépendances territoriales politiques, soit entre acteurs publics, plus précisément entre échelle départementale et infra-départementales. Ces dernières sont à géométrie variable, le Département accompagnant tant les intercommunalités (à l’instar de la CdC de Montesquieu) que les communes ou les territoires de projets (on peut citer, entre autres, le PNR Médoc, le PETR du Cœur Entre Deux Mers). Elles ont été facilitées par plusieurs facteurs : l’accumulation des mandats, un élu motivé par la question alimentaire facilitant sa prise en compte aux différentes échelles territoriales dans lesquelles il est investi ; la motivation des animateurs et agents traitant de la question alimentaire dans leurs territoires ; le dynamisme du réseau des agendas 21 locaux, « très actif à l’époque » et très porteur de cette question26. Dans l’ensemble, ces relations vont au-delà de « simples » collaborations ponctuelles entre des territoires ayant leurs propres trajectoires de développement, mais qu’elles traduisent plutôt un tissage entre ces différentes initiatives, dont les trajectoires se nourrissent les unes les autres sur un temps qui dure. Les initiatives alimentaires infra-girondines se sont nourries de l’action publique départementale, et cela a en retour fortement participé à amener l’alimentation à l’agenda politique départemental et au vote d’une politique alimentaire.
45Le panorama met également en lumière l’activation d’interdépendances domaniales, notamment entre les acteurs publics et associatifs, de la société civile (à l’instar de la relation entre le CD33 et le Collectif Aliment-Terre, dont le Département s’est inspiré, entre autres, pour nommer sa stratégie). Par ces liens se créé ce « dialogue territorial », qui vient en retour renforcer les relations de dépendances mutuelles liant ces différents acteurs via la poursuite de projets communs.
46Toutefois, selon la nature du service et de ses prérogatives, l’activation des interdépendances ne se fait pas de la même manière. Ainsi, si la Mission A21 porte une attention particulière aux initiatives émanant de la société civile, le SAFT est davantage à l’écoute des acteurs privés que sont les agriculteurs et leurs représentants, et le SCT se fait l’écho des démarches initiées par les acteurs publics infra-départementaux. Ou encore, la D2I pense son action publique au regard des besoins des populations en situations de précarité. Les mettant en lien avec le monde agricole, elle ouvre ce faisant un espace dans lequel les interdépendances entre formes de connaissances (entre bénéficiaires des épiceries et producteurs) peuvent naître et se resserrer. Quant à la Direction de l’Environnement, elle prend en compte les questions alimentaires dans ce qu’elles viennent soulever comme tensions vis-à-vis de la préservation et de la gestion des espaces naturels sensibles, mettant en lumière des interdépendances entre nature et agrosystèmes.
47Par conséquent, même si l’on observe la sélection et la promotion d’interdépendances à gouverner, il existe un décalage entre les services qui peut se traduire par des tensions dans le choix des instruments politiques, avec le risque, in fine, de participer d’un processus de désintégration (Biesbroek et Candel, 2019). Ainsi, si dans un premier temps la segmentation de l’action départementale sur l’alimentation a conduit au vote d’une politique alimentaire plus « unifiée », Gironde Alimen’Terre, l’intégration reste un idéal qui n’est jamais complètement acquis (Candel, 2017) (figure 2).
48Au regard des marqueurs de l’intégration, cités plus haut dans l’article, nous pouvons à la fois, paradoxalement, constater des marqueurs d’une intégration et ceux d’une désintégration. Ainsi, si la stratégie alimentaire départementale se caractérise, dans ses débuts, par une bonne intégration en termes de cadrage politique (l’alimentation est bien reconnue comme un problème transversal), pour autant, elle est plus mitigée sur d’autres niveaux.
Figure 2 : Marqueurs de la qualité plus ou moins intégrée de la politique alimentaire du CD33 dans ses étapes de problématisation et de mise sur agenda
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Marqueurs d’une intégration « faible »
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Marqueurs d’une intégration « forte »
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Niveaux du processus d’intégration (Candel et Biesbroek, 2016)
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Cadrage politique
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Reconnaissance de l’alimentation comme problème transversal ; identification du besoin d’une réponse globale, engageant différentes Directions
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Alignement des objectifs
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Des échanges entre les différentes Directions, différents services variables, la coordination n’est ni stabilisée, ni formalisée, ou du moins l’est-elle partiellement. Elle se fait davantage sur le bon vouloir des agents (sans temps ni moyens officiellement dédiés) ;
Chaque Direction s’investit selon le récit dont elle est porteuse, l’action publique est tournée vers l’objectif « sectoriel » identifié, plus rarement vers un objectif global
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Implication d’une grande diversité de Directions, services départementaux, marquant par-là l’intégration de l’alimentation dans une diversité d’objectifs politiques portés au sein de l’organisation départementale
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Engagement des Directions
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Participation aux instances de gouvernance limitée en interne, et fermée aux acteurs extérieurs au Département
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Mobilisation d’instruments d’action publique
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Peu, voire pas d’instruments d’action publique substantifs (contraignants), mais plutôt une large gamme d’instruments procéduraux (soft) se cumulant plus qu’ils ne s’articulent ;
la cohérence entre la large gamme d’action publique départementale reste « involontaire », ne fait pas l’objet d’une réflexion
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Déploiement d’instruments d’action publique par l’ensemble des Directions, services
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Auteures, 2022, inspiré de Biesbroek et Candel, 2016
49Pour conclure, notre analyse a mis en lumière le rôle prépondérant de la sélection de dynamiques territoriales politiques (entre le CD33 et Bordeaux Métropole et d’acteurs à échelle régionale ; et avec une plus grande diversité de territoires infra-girondins) dans la problématisation et de la mise sur agenda départemental de l’alimentation. Cette mobilisation des interdépendances territoriales politiques a été motivée par la prise en compte de connaissances, d’experts mais aussi d’autres, plus profanes. En ce qui concerne les interdépendances entre domaines, si certains services départementaux favorisent les relations réciproques avec la société civile (entre la Mission A21 et le collectif citoyen Aliment-Terre), les liens avec les acteurs privés sont finalement mobilisés à la marge, se résumant à une proximité « de vieille date » entre la profession agricole et le service agricole du Département.
50La sélection des interdépendances territoriales socio-écologiques, quant à elle, semble muette, mais est à lire en creux dans les débuts de la stratégie alimentaire : de nouveau, c’est la forte spécialisation viticole et sylvicole de la Gironde qui alarme et encourage le Département, comme d’autres acteurs publics et de la société civile, à développer une stratégie alimentaire.
- 27 Entretien exploratoire
51Ces choix faits en termes d’interdépendance pendant les étapes de problématisation et de mise sur agenda nous renseignent sur un processus d’intégration entériné. En interne, les services du Département ont pu s’identifier, s’impliquer et entamer une coordination induite par la définition et la mise en gouvernance de la politique Gironde Alimen’Terre. Cette étape d’identification, d’implication et de coordination a également été vécue avec d’autres acteurs territoriaux en dehors de l’organisation départementale, sans toutefois leur laisser de réelle place dans la gouvernance de la stratégie. Finalement, le CD33, via les interdépendances qu’il nourrit à travers sa politique alimentaire, prend des rôles à la fois de financeur, d’animateur, d’accompagnateur sur l’ingénierie. En se positionnant ainsi comme un « assemblier »27, il colore sa stratégie alimentaire d’un ensemble de dynamiques territoriales et citoyennes. Enfin, on pourrait ajouter que cette stratégie vient questionner plus généralement la manière dont est régulée l’agriculture, proposant une rupture avec une gouvernance qui était jusqu’alors pensée dans un entre soi professionnel.
52Comme de nombreuses collectivités, les Départements sont de plus en plus porteurs de stratégies alimentaires locales, pouvant aller jusqu’au vote de politiques alimentaires. Cet article a analysé les étapes de problématisation et de mise sur agenda de la question alimentaire au sein de l’arène publique qu’est le Département de la Gironde, à travers une lecture en termes d’interdépendances. Il interroge les choix faits en termes d’interdépendances entre acteurs, entre territoires et entre formes de connaissances qui ont soutenu ces séquences de politiques publiques. Cette approche a permis l’identification des éléments permettant de caractériser l’intégration de la politique alimentaire départementale dans ses débuts.
53A travers ces étapes, il est montré que ce sont principalement les interdépendances territoriales politiques (Département – autres acteurs publics), et dans une moindre mesure les interdépendances de régulation public-civique (Département – société civile) et entre formes de connaissances (notamment expertise et « expertise profane »), qui ont été promues par les services départementaux pour légitimer la construction d’une politique alimentaire. La faible autonomie alimentaire du territoire, du fait de sa forte spécialisation viticole, mobilise tant les acteurs publics infra départementaux que les acteurs de la société civile et privés. Par un jeu de dialogue territorial, les services départementaux, avec leurs entrées privilégiées, se sont fait la caisse de résonnance de ces préoccupations, et dont la mise en synergie a motivé la définition de la politique Gironde Alimen’Terre.
54L’existence d’asymétries entre les services dans leurs manières d’intégrer l’alimentation renvoie à une conditionnalité organisationnelle influençant leur capacité à s’investir et la manière dont ils le font. La diversité des enjeux, qui sont autant de portes d’entrée à la question alimentaire (développement territorial, durable, social, préservation des ressources naturelles, etc.) vient à la fois renforcer la légitimation d’une action départementale sur l’alimentation, tout en soulevant une difficulté, propre à la mise en gouvernance d’un objet transversal : la coordination d’une pluralité de récits, s’appuyant sur des sélections propres en termes d’interdépendances.
55D’un point de vue analytique, ne regarder que les étapes de problématisation et de mise sur agenda permet certes de soulever quelques éléments du travail politique mené par le Département autour de certaines interdépendances, mais la fenêtre qu’elle ouvre ne permet pas un regard très vaste : il reste à dire sur la suite de la stratégie bien évidemment, mais aussi sur l’histoire de ces relations d’interdépendances, notamment sur le réseau d’acteurs sur lequel elles s’appuient, en amont (Lailliau, en cours).
56Pour la suite, il reste notamment à voir si les débuts de la mise en œuvre de la politique Gironde Alimen’Terre s’inscrivent dans une continuité du processus d’intégration ou si, à l’inverse, certains éléments participent d’une désintégration. Ceci nous amène à questionner notamment la gouvernance de la politique alimentaire du Département (les dispositifs mis en place, la diversité des acteurs, les visions portées ou à l’inverse marginalisées, etc.) : le cadrage protéiforme du « problème public alimentaire » va-t-il faire l’objet d’une gouvernance basée sur le consensus, au risque d’être dépolitisé (Moragues-Faus, 2020) ? Ou, à l’inverse, va-t-il donner sa place à des acteurs porteurs de désaccords, renouvelant les rapports entre acteurs publics, privés et de la société civile ? Également, c’est à l’aune des actions mises en œuvre que pourront aussi être appréhendées la poursuite de l’intégration et les visions soutenues en termes de modèle agricole. Dans un cas comme dans l'autre, et comme nous l'avons montré, ce n'est que par l'application d'une approche capable de démêler les tensions dynamiques derrière ces processus que la recherche peut générer des réponses convaincantes à ces questions.
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