1L’alimentation est aujourd’hui devenue l’une des composantes essentielles de la transition écologique, notamment à travers l’analyse du cycle de vie et de l’empreinte carbone des denrées cultivées (production agricole), acheminées (transports de marchandises) et consommées (régimes des ménages). Les pratiques agricoles comme alimentaires ont ainsi des conséquences sur l’artificialisation des sols, les paysages, les sociabilités, les systèmes économiques…, autant d’enjeux centraux dans le mouvement de transition (Spaargaren et al., 2012 ; Rouillé D’orfeuil, 2018 ; Barbier et al., 2019). En réponse, de nombreuses initiatives citoyennes et politiques publiques fleurissent, notamment dans les villes, pour tendre vers davantage d’autonomie alimentaire. Fermes et potagers urbains, mouvements anti-gaspillage, jardins partagés, groupements d’achat, supermarchés coopératifs… sont autant de dispositifs d’action et d’initiatives pour relocaliser l’alimentation, et pour reconnecter les citadins entre eux, mais aussi avec les écosystèmes et l’acte de production agricole (Lamine, 2015). Néanmoins, les modalités de mise en œuvre de cette transition des systèmes agri-alimentaires soulèvent des interrogations. La question des cadres de pensée et d’action constitue un enjeu important, tant ceux-ci apparaissent diversifiés (durabilité environnementale, sécurité alimentaire, justice sociale, démocratie participative...) (El Bilali, 2018 ; Lamine et al., 2019).
- 1 Le terme a par exemple été utilisé par G. Garot lors de l’ouverture en juillet 2017 des Etats Génér (...)
2Dans un contexte global et local, tous les citoyens n’ont pas les mêmes ressources, ni les mêmes capacités d’agir et d’initier des changements. L’accès à l’alimentation n’est ni simple, ni garanti pour tous, car il repose sur le fonctionnement d’un système alimentaire complexe, inégal, dont les mangeurs sont largement déconnectés (Hochedez et Le Gall, 2016). Issue d’un champ d’analyse critique autour de la justice socio-économique pour les producteurs agricoles marginalisés et de l’accessibilité à une alimentation de qualité pour les consommateurs défavorisés, la justice alimentaire émerge comme un mouvement social nord-américain aussi bien qu’un concept académique de plus en plus diffusé (Agyeman et Macentee, 2014). Elle recouvre l'ensemble des actions qui cherchent à assurer un partage équitable des bénéfices et des risques concernant les lieux, les produits et l’organisation de la filière alimentaire (Gottlieb et Joshi, 2010). En France aussi, la justice alimentaire apparaît de plus en plus comme un impératif de l’action politique1, ainsi qu’un sujet d’étude académique (Paddeu, 2012 ; Hochedez et Le Gall, 2016 ; Darrot et Noel, 2018 ; Lanciano et al., 2019).
3Nous interrogeons donc dans cet article l’intérêt d’utiliser la justice alimentaire comme cadre pour penser une transition des systèmes agri-alimentaires, en proposant une grille d’analyse pour évaluer sous ce prisme cinq initiatives citoyennes et institutionnelles, dans trois aires urbaines de l’Hexagone. En quoi la justice alimentaire diffère des autres efforts menés pour la transition des systèmes agri-alimentaires ? Ce cadre est-il opérant pour analyser des initiatives qui se revendiquent de la transition ? Comment évaluer la portée de ces initiatives de relocalisation/reconnexion en matière de justice alimentaire ? Ces différentes questions amènent à s’interroger sur la manière dont s’opérationnalise ce concept, autrement dit, de savoir ce que serait une transition alimentaire juste.
- 2 Le programme FRUGAL a ainsi étudié le fonctionnement de systèmes alimentaires urbains de huit aires (...)
4En réponse à ces questionnements, le présent article nourrit une double ambition. La première, opérationnelle, consiste à élaborer un outil méthodologique d’analyse critique des initiatives de transition alimentaire envisagées sous l’angle de la justice alimentaire, en proposant une grille d’évaluation de sa prise en compte et de sa mise en œuvre pour chacune d’entre elles. Ce faisant, la seconde ambition, plus théorique, est de contribuer aux débats sur la notion de « transition alimentaire juste », en réinscrivant l’analyse des initiatives retenues dans le champ des inégalités sociales. Il s’agira d’être particulièrement attentif, dans l’analyse des initiatives, aux nœuds existants ou à créer entre actions de transition alimentaire relativement élitistes, et actions visant spécifiquement à réduire les inégalités alimentaires. C’est donc dans cet esprit qu’ont été identifiées, suivies et analysées - par commodité géographique et intérêt scientifique – les 5 initiatives institutionnelles et citoyennes discutées dans cet article. Implantées dans 3 des 8 aires urbaines investiguées dans le cadre du programme de recherche-action PSDR4 FRUGAL (Formes urbaines et Gouvernance Alimentaire)2, ces initiatives sont globalement représentatives des dispositifs d’action menés récemment au nom de la transition alimentaire en France – épiceries, jardins, groupements d’achats, etc.
5Aussi, après avoir présenté l’intérêt de la justice alimentaire comme cadre de pensée de la transition des systèmes alimentaires, nous présentons ces 5 initiatives localisées dans les aires urbaines d’Angers, Lyon et Poitiers, en identifiant les pratiques de justice alimentaire qu’elles mettent en œuvre. Notre analyse permet de les interroger de façon comparée et critique, sous l’angle de leur capacité à intégrer les différentes dimensions de la justice, et de mettre en débat l’intégration de ce référentiel dans la gouvernance pour une transition alimentaire plus juste.
6La transition agricole et alimentaire désigne le passage souhaitable à un nouveau régime moins gourmand en énergie et moins polluant, qui permettrait d’atteindre une situation d’autonomie, afin de réduire la dépendance aux approvisionnements et aux marchés extérieurs. Elle est traditionnellement abordée comme un enjeu de relocalisation et de reconnexion dans les territoires, ce qui implique un changement des pratiques agricoles et alimentaires, une maîtrise des approvisionnements, un équilibre des relations partenariales, etc. (Rouillé D’orfeuil, 2018 ; Lamine et al., 2019).
7En France, le référentiel institutionnel et politique de la transition se précise en particulier avec la Loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt (LAAF) de 2014, puis dans sa continuité, avec le Programme National pour l’Alimentation (PNA, 2014-2020). Ces dispositifs cristallisent deux notions-clés : le modèle de l’agroécologie pour le volet de la production agricole, et les systèmes alimentaires territoriaux privilégiant les circuits courts pour les volets de la commercialisation et de la consommation. La relocalisation/reconnexion alimentaire suppose un raccourcissement spatial des échanges alimentaires à l’échelle d’un territoire, mais également une réduction des intermédiaires entre le producteur et le consommateur. C’est donc une proximité à la fois géographique et organisationnelle qu’il s’agit de mettre en œuvre pour construire des systèmes alimentaires locaux supposés plus durables, car plus bénéfiques pour l’environnement, et secondairement plus justes socialement.
8Le modèle de la relocalisation/reconnexion alimentaire encouragé en France recouvre en réalité une grande diversité d’initiatives (citoyennes, associatives, institutionnelles), qui émanent de différents acteurs. Il repose sur une pluralité de modèles et d’objectifs de transition à l’échelle des territoires3. Ces initiatives proposent des formes innovantes de gouvernance, à travers la construction de liens plus directs entre des groupes de consommateurs et de producteurs. Elles reposent sur la confiance, la participation entre acteurs, ainsi que sur de nouvelles formes d’organisation des entreprises qui empruntent leurs idéaux à des mouvements collaboratifs alternatifs (Spaargaren et al., 2012 ; Lamine et al., 2019). Si ces initiatives restent encore marginales par rapport au système alimentaire industriel dominant, elles constituent un levier important de changement vers des systèmes alimentaires durables, mais peut-être pas (encore) plus justes.
9En effet, l’objectif de transition alimentaire soulève, en France comme dans d’autres pays du Nord, deux questions. D’abord, la transition vers des régimes alimentaires ‘sobres’ suppose de pouvoir se nourrir à sa faim : la question de la conciliation des objectifs de transition et de sécurité alimentaire n’est malheureusement pas encore résolue, tant subsistent diverses situations de pauvreté et de précarité (Paturel, 2016 ; Arcuri et al., 2017). Ensuite, la transition alimentaire repose sur des initiatives ou politiques devenues des modèles d’action publique ou citoyenne : marchés de producteurs, lutte contre le gaspillage alimentaire, jardinage urbain, approvisionnement local de la restauration collective… (Lardon et Loudiyi, 2014). Subsiste donc une tension entre politiques publiques, initiatives collectives et responsabilisation individuelle des consommateurs. Or, toutes les populations n’ont ni les moyens de mettre en œuvre ces initiatives ou de s’y investir, ni accès aux produits agricoles qui en sont issus. La problématisation des relations entre alimentation, agriculture, environnement et justice est donc incomplète, et demande à être approfondie (Lamine, 2015 ; Hochedez et Le Gall, 2016).
- 4 Elle semble toutefois devenue un principe essentiel du “Green Deal” européen et de sa stratégie “Fa (...)
10Pour ce faire, un mouvement de recherche sur la “just food transition” a émergé ces dernières années en Amérique du Nord, arguant qu’analyser la transition alimentaire à l’aune de la justice permet de réintroduire les dimensions sociales de l’alimentation. Les travaux encore balbutiants autour de cette notion de « transition alimentaire juste » estiment que les recherches existantes se focalisent sur les moyens de mise en œuvre de la transition, sans réfléchir à ses impacts (Lamine et al., 2019). D’où un risque d’aggravation des inégalités sociales ou sanitaires, et d’externalités environnementales négatives. Certains chercheurs y voient néanmoins une manière de coupler les problématiques environnementales autour de systèmes alimentaires sains et climato-intelligents, avec les enjeux de durabilité sociale et d'équité (Kaljonen et al., 2020). Cela implique d’identifier les groupes vulnérables impactés par la transition de ces systèmes, mais aussi de mettre au point des politiques et des procédures réduisant les injustices alimentaires liées. Mais cette transition peine à être théorisée4, et semble plutôt s’inscrire dans les prolongements d’une réflexion sur la “just sustainability'' (durabilité juste), qui introduit des enjeux de justice environnementale et d’équité sociale dans les politiques de développement durable (Agyeman, 2013). La contribution de la justice alimentaire à la durabilité juste est soulignée par plusieurs auteurs qui incriminent notamment une réification du local, induisant une confusion entre la fin (atteindre un système alimentaire plus durable et plus juste sur le plan social) et les moyens (créer ‘simplement’ un système alimentaire local) (ibid.).
11La transition alimentaire ne saurait donc être mise en œuvre sans intégrer ces deux enjeux. Si ces derniers sont relativement absents des initiatives de transition, celles-ci se réfèrent en outre à des objectifs et à des notions différentes, qu’il convient d'identifier, afin de mieux souligner ce que pourraient être les apports d’une analyse et d’une mise en œuvre en termes de justice alimentaire.
12D’autres cadres de pensée et d’action que la justice alimentaire semblent prédominer dans les initiatives et/ou les politiques de transition alimentaire : la relocalisation, l’accessibilité, et la démocratie alimentaire. Nous identifions ici les apports potentiels du référentiel de la justice alimentaire par rapport à ces cadres, et nous interrogeons sur les zones de conciliation et/ou de friction entre eux.
13Même s’ils affichent une préoccupation d’égalité d’accès, les systèmes agro-alimentaires alternatifs peinent à le permettre réellement aux personnes les plus pauvres ou les plus vulnérables (Paturel, 2016 ; Arcuri et al., 2017). Dans les faits, ces systèmes restent souvent investis par des consommateurs issus de la classe moyenne, qui disposent d’un fort capital économique ou culturel. Certains auteurs soulignent notamment le manque d’ouverture sociale des circuits courts ou des alternatives alimentaires, comme l’illustre l’ajout des dimensions genrées ou raciales dans certains travaux nord-américains (cf. Alkon et Agyeman, 2011 ; Cadieux et Slocum, 2015). Autre exemple, l'agriculture urbaine renforce parfois des injustices sociales au bénéfice des classes sociales les mieux dotées en ressources, et contribue au déplacement des ménages à plus faibles revenus, participant à des processus de ségrégation spatiale et de gentrification (Tornaghi, 2017).
14Ainsi, les espaces que les systèmes alimentaires alternatifs entendent (re)créer par rapport au système alimentaire dominant restent eux aussi excluants et engendrent de nouvelles inégalités (Hochedez et Le Gall, 2016). Penser et promouvoir l’équité à travers la relocalisation et la reconnexion du système alimentaire n’est pas aisé, tant les processus historiques ont formé des contextes spatiaux et des relations sociales fort différents en termes de richesses, de puissance et de privilèges. Or, construire des systèmes alimentaires locaux justes supposerait de prendre en compte “la capacité des personnes de couleur, des immigrés, et des populations à bas revenus à produire, avoir accès et consommer des aliments sains et culturellement appropriés” (Agyeman, 2013, p. 136).
15D’importantes inégalités en matière d’accès à une alimentation de qualité subsistent également. Celles-ci restent envisagées comme un problème de répartition spatiale et d’accès physique à des ressources. Cette approche est au fondement de la notion de ‘food desert’ (désert alimentaire), ces quartiers urbains défavorisés où les habitants ne peuvent se procurer des aliments sains et abordables, du fait de l'absence de commerces alimentaires et/ou de difficultés à s’y déplacer (Paddeu, 2012). S’ajoute aussi une problématique socio-économique sur le prix des produits. La charge du budget consacré par les ménages pour se nourrir demeure en effet plus importante lorsque ceux-ci possèdent des niveaux de salaires faibles. Par ailleurs, certains produits restent encore de profonds marqueurs sociaux : l’achat de denrées fraîches (fruits et légumes, poissons), sous labels (biologiques), dans des lieux de distribution particuliers (marchés, détaillants, paniers...), augmente ainsi avec le niveau des revenus (Laisney, 2013).
16De leur côté, les dispositifs caritatifs qui luttent contre ces phénomènes d’exclusion et d’inégalités, restent limités par des sources d’approvisionnement alimentaire peu axés sur des produits de qualité, frais, locaux, labellisés (Riches, 2011). En dépit de réels efforts menés dans le cadre de la lutte anti-gaspillage et de redistribution des invendus alimentaires, force est de constater que le débat sur la qualité (notamment nutritionnelle) des produits distribués par l’aide alimentaire reste limité par l’idée que « quand les gens ont faim, on leur donne à manger » (Paturel, 2016, p. 6). Face à ce constat, quelques expériences ont été menées en France pour augmenter la part des produits frais, locaux et/ou bio dans la composition de l’offre alimentaire de ces dispositifs caritatifs (Paturel et Carimentrand, 2018 ; Darrot et Noel, 2018). Mais ces actions restent encore mineures, tant la logique de cet approvisionnement reste focalisée sur des partenariats avec les grandes surfaces alimentaires, et sans garantie de libre choix par les bénéficiaires. Il s’agit donc ici de « reconsidérer le fait que la population en situation de précarité doit être nourrie à partir du gaspillage des autres » (Paturel, 2016, p. 9). À ce titre, la création des épiceries sociales et solidaires s’inscrit en opposition à cette logique d’assistance et de gratuité de l’aide alimentaire, bien souvent stigmatisante. Ces épiceries, aux statuts variables (gérées par une municipalité, un Centre communal d’action social (CCAS) ou une association), offrent ainsi la possibilité de choisir ses produits contre une contribution minime, redonnant aux bénéficiaires une forme de ‘citoyenneté’ économique (Riches, 2011 ; Paturel et Carimentrand, 2018).
17La justice alimentaire présente plusieurs intérêts pour penser la transition des systèmes alimentaires, en particulier dans une perspective plus démocratique. Ce cadre se focalise sur les injustices et les inégalités socio-économiques, mais aussi sur les différences de classe, de race, d’ethnicité et de genre, qui imprègnent l’ensemble du système alimentaire (Alkon et Agyeman, 2011 ; Cadieux et Slocum, 2015). Il invite ensuite à comprendre comment ces différences créent des iniquités d’accès, et de capacité d’accès, dans la participation aux différentes dimensions du système alimentaire. En effet, ces inégalités distributionnelles, qui résultent d’inégalités participatives, jouent un rôle important dans la défense des groupes marginalisés pour construire des systèmes alimentaires plus justes, particulièrement en termes de droits et de pouvoir d’agir, encore appelé empowerment dans la littérature nord-américaine (Paddeu, 2012 ; Cadieux et Slocum, 2015).
18Penser la justice alimentaire en termes plus participatifs suggère de développer une approche plus globale et plus complète pour traiter toutes les inégalités du système alimentaire dominant. La participation à une initiative de justice alimentaire, à travers des dispositifs de sensibilisation, d’inclusion et d’empowerment, peut ainsi être un levier puissant pour l'apprentissage transformatif des consommateurs (notamment les plus fragilisés), en leur permettant de redevenir des citoyens alimentaires (Renting et al., 2012). La ‘food démocracy’ (démocratie alimentaire) ainsi encouragée permet de développer des vertus civiques fortes et des perspectives critiques, et d’augmenter les niveaux d'efficacité, de connaissances et de compétences. Elle s’ancre dans le champ plus large de la gouvernance alimentaire, au sein desquels des collectifs d’acteurs (société civile, collectivités territoriales, monde agricole…) se saisissent de l’alimentation comme objet politique pour décider et mettre en œuvre des systèmes adaptés à leurs choix (Levkoe, 2006 ; Paturel et Carimentrand, 2018).
19Les référentiels généralement convoqués pour penser une transition alimentaire (relocalisation, accessibilité et démocratie alimentaire) présentent donc un certain nombre de limites. Une approche en termes de justice alimentaire permet de réintroduire les enjeux de justice sociale dans la relocalisation et ceux de qualité et de durabilité dans l’accessibilité. Surtout, elle remet au centre des réflexions la question de la démocratie alimentaire, en pointant les inégalités participatives sous-jacentes aux inégalités alimentaires, et en orientant les efforts d’inclusion et de participation vers les premiers concernés par ces inégalités.
20Pour analyser les initiatives de transition alimentaire au prisme de la justice alimentaire, il apparaît donc nécessaire d’articuler les apports des référentiels de relocalisation (multiples dimensions de la qualité de l’alimentation, raccourcissement et reconfiguration de la chaîne de valeur au profit des agriculteurs et mangeurs), d’accessibilité (compréhension fine des freins et leviers pour toucher le public en précarité alimentaire, et éviter les stigmatisations), et de démocratie alimentaire (formes et impacts de la participation, modalités de citoyenneté alimentaire).
21Notre travail d’enquête sur des initiatives de transition alimentaire - appréhendées sous l’angle de la justice alimentaire - a été mené dans le cadre du programme de recherche-action PSDR4 FRUGAL entre 2016 et 2020. Notre analyse s’appuie donc sur un matériau qualitatif composé d’un recueil de données variées : mémoires et travaux d’étudiants (cf. bibliographie), entretiens semi-directifs avec des personnes-ressources (porteurs de projet, personnels de collectivités, bénéficiaires des dispositifs…), observations de quelques manifestations (journées d’échanges, distribution alimentaire), et exploration de documents internes (rapports, sites Internet dédiés). Le protocole méthodologique déployé est volontairement distancié du terrain ; les acteurs et actrices observé(e)s n’ont pas été parties prenantes de la production ou de l’analyse des données récoltées. Par ailleurs, la notion de justice alimentaire n’a jamais été mentionnée explicitement lors de la phase d’enquête, mais remobilisée a posteriori par les chercheurs comme cadre analytique des données de terrain.
22Aussi, pour le présent article, nous avons ciblé 5 initiatives de transition alimentaire (cf. tableau 1), situées dans 3 des 8 aires urbaines couvertes par le projet PSDR interrégional, à savoir Angers, Poitiers et Lyon (cf. note de bas de page n° 2). Leur point commun est, au-delà de leur diversité apparente (historique de création, initiateurs, ampleur, formes), de se concentrer sur le volet consommation/distribution, avec une volonté de mettre en relation plus ou moins directement des agriculteurs locaux avec des consommateurs urbains en situation de précarité. Un rapide tour d’horizon de ces initiatives positionne notre parti-pris d’entrer par des dispositifs de distribution, qui reposent souvent sur un collectif de citoyens ou des organisations associatives. Certaines sont de forme classique, avec la distribution de paniers (fruits et légumes) sous l’égide de CCAS, comme dans le dispositif des Filets solidaires angevins ou l’épicerie sociale poitevine L’Eveil. D’autres apparaissent plus innovantes dans la manière de structurer le collectif (supermarché coopératif Le Baudet) ou de mobiliser les partenaires (bailleurs sociaux pour VRAC, distributeur coopératif pour BioVrac pour tous). Mais toutes ont en commun une volonté de faire participer les populations les plus vulnérables à un processus de transition alimentaire plus solidaire, et de médiatiser les dynamiques créées en vue de rendre accessible une alimentation de plus grande qualité.
Tableau 1 : Présentation des initiatives de transition alimentaire étudiées en région Auvergne Rhône-Alpes et Grand Ouest
23Nous proposons d’appréhender ces initiatives territorialisées de transition alimentaire à travers une grille de lecture critique issue du cadre de la justice alimentaire. La synthèse de leurs missions et de leurs modèles d’actions (tabl. 1) montre ainsi des récurrences qui combinent souvent le déploiement d’une offre de produits de qualité, couplée à des objectifs environnementaux (produits bio, locaux, vrac, etc.), des actions d’éducation/sensibilisation et d’autonomisation des populations ‘précaires’, et une amélioration physique et économique de l’accès à ces produits. Ceci nous amène alors à formaliser un répertoire d’actions qui articule trois niveaux principaux (fig. 1) : assurer une alimentation de qualité, en faciliter l’accès, et agir sur ses inégalités structurelles (Noël et al., 2017).
Figure 1 : Les trois niveaux du répertoire d’actions de la justice alimentaire
24La première dimension de la justice alimentaire concerne la capacité des systèmes à assurer une alimentation de qualité. Nous proposons de saisir cette question sous l’angle des pratiques nutritionnelle et gustative, écologique, sociale et économique, comme l’illustre le tableau 2.
25L’alimentation de qualité se réfère à des produits nutritionnellement et gustativement bons, peu transformés (frais ou en vrac) et diversifiés (produits carnés, céréaliers, végétaux). En cela, les initiatives étudiées l’associent volontiers à la notion d’alimentation durable. L’association VRAC, engagée dans des quartiers ciblés par la Politique de la Ville, a inscrit dans sa charte le refus de produits nutritionnellement nocifs (pâtes à tartiner à l’huile de palme par exemple), privilégiant des produits labellisés bio et/ou en circuits courts. En revanche, elle ne privilégie pas a priori des productions locales sur une base géographique, préférant la relation directe avec les producteurs, et la provenance de produits conformes aux souhaits et habitudes de consommation des bénéficiaires. A contrario, les quatre autres initiatives observées mettent souvent l’accent sur une offre en fruits et légumes cultivés localement, ce qui permet de valoriser des relations avec des producteurs locaux (exemple d’Uniterres à Poitiers), ou de mettre l’accent sur certains produits tels les légumineuses dont les apports nutritionnels sont importants, comme dans le cas de BioVrac pour tous.
26La qualité des produits est également introduite via la nature des processus de production, les techniques agronomiques employées et leurs impacts sur l’environnement. On retrouve dans cette perspective des indicateurs de qualité tels que les labels écologiques (AB, Ecocert, agriculture raisonnée), voire territoriaux (signes officiels d’origine) dans l’offre des produits proposés par les initiatives étudiées. Plus encore, ces dernières privilégient des filières d’approvisionnement de proximité et respectueuses de la saisonnalité des productions. Certaines sont attentives à la lutte contre le gaspillage et à la gestion des déchets organiques, et proposent des arrangements éco-logistiques intégrant la transformation des fruits et légumes abîmés (cf. le cas des filets solidaires angevins notamment).
27Enfin, la qualité intervient à travers la nature des échanges marchands et non marchands entre les acteurs du système. Proposer une alimentation de qualité se traduit aussi par la pratique d’un commerce équitable qui rémunère justement le producteur, la garantie d’une transparence des informations tout au long de la filière, des conditions de travail décentes, etc. Le souci du juste prix pour le producteur se concrétise ainsi souvent par la non négociation des prix auprès des producteurs. Les moments de distribution offrent aussi l’occasion de discuter entre consommateurs et bénéficiaires, sur la vie du quartier, les problèmes individuels, mais également échanger sur des conseils de préparation des produits ; ils deviennent alors des vecteurs de socialisation, voire d’émergence de nouveaux projets.
Tableau 2 : Les critères de définition d’une alimentation de qualité dans les initiatives étudiées
28La deuxième dimension de la justice alimentaire concerne des pratiques visant à améliorer l’accès à cette alimentation de qualité. Les freins pour y accéder sont divers : revenus insuffisants, offre inadaptée ou absente à proximité, manque de connaissances pour choisir les denrées... Pour tenter de les lever, plusieurs formes d’accessibilité existent et sont résumées dans le tableau 3.
29L’accessibilité financière, et le prix des denrées, constituent un obstacle important pour comprendre les difficultés et réticences des consommateurs. Les initiatives enquêtées mettent en place une tarification adaptée au niveau de revenus (épiceries sociales et solidaires) ou au territoire d’habitation (VRAC). Généralement, ces réductions tarifaires sont permises en mobilisant des subventions publiques ou des clients solidaires, ou via la baisse des frais de personnel (bénévolat, emplois d’insertion) et/ou de distribution (prêt de locaux, horaires d’ouverture restreints). Le volume peut aussi être un moyen de réduire les coûts d’achat et de logistique des produits. Des fournisseurs/fabricants (PME agro-alimentaires bio) peuvent enfin être sollicités pour des dons ou des prix de vente “solidaires”, sans retomber dans les travers classiques (négociation serrée des prix, récupération défiscalisée d’invendus…).
30L’accessibilité spatiale passe, elle, par le développement de stratégie d’implantation commerciale en rupture avec les canons de la distribution alimentaire. Ce sont les déserts alimentaires (en alimentation de qualité) qui sont visés par l’ensemble des 5 initiatives, le plus généralement au sein des Quartiers Politique de la Ville de chacun des 3 centres urbains. Cette accessibilité physique passe également par des formes innovantes de communication pour atteindre les publics visés, telles que l’organisation de temps de rencontres, et d’échanges, d’ateliers dans différentes structures (centres sociaux et collèges à Poitiers par exemple, maisons de quartiers à Angers).
31Enfin, l’accessibilité socio-culturelle consiste à prendre en compte les facteurs ‘humains’ qui influencent les comportements et les régimes alimentaires, et à favoriser une alimentation appropriée, en évitant de recréer des normes à la place de celles que l’on cherche à déconstruire. En tant que système d’achats groupés, VRAC a ainsi créé des commissions avec des représentants de consommateurs afin de déterminer les produits à inclure dans les distributions (telles les épices récemment introduites dans le catalogue). Cela conduit dès lors à éloigner la zone d’approvisionnement des denrées, localisées souvent dans les territoires d’origine des personnes. De plus, pour s'adapter aux besoins et aux attentes du public cible, plusieurs pratiques sont mises en place : modalités de commande souple (sans engagement de long terme), recours au numérique évité ou réduit, etc. La connaissance des consommateurs représente un enjeu important, des enquêtes de satisfaction étant régulièrement réalisées au sein des 5 initiatives enquêtées.
Tableau 3 : La multi-dimensionnalité de l’accessibilité alimentaire dans les initiatives étudiées
32La troisième dimension de la justice alimentaire concerne la capacité à faire entendre sa voix et à agir pour avoir accès à l’alimentation de qualité, autrement dit d’exercer ses droits en termes de citoyenneté alimentaire. Il s’agit de lutter contre les racines structurelles des inégalités en agissant sur la capacité des individus à s’approprier cette alimentation, en termes d’autonomisation, d’inclusion, et d’éducation (tabl. 4).
33Dans cette approche, l’accès à l’alimentation devient un outil pour aider à l’inclusion sociale et économique des personnes en situation de précarité. Il s’agit de rompre l’isolement, de renforcer la convivialité, de créer de l’activité économique, de valoriser des compétences (potagères, culinaires…) chez les habitants des quartiers populaires. Par exemple, VRAC organise des concours de cuisine, le CCAS d’Angers des cours de cuisine, l’épicerie l’Eveil des ateliers cuisine et jardinage.
34Surtout, les structures étudiées cherchent à sensibiliser davantage les consommateurs. Deux axes sont ainsi travaillés : l’un informatif, par le développement de connaissances sur le système alimentaire (aspects nutrition-santé des aliments, visites de fermes agricoles...) ; l’autre plus actif, via l’apprentissage de compétences, pour participer à la transformation de ce système. L’enjeu est de réussir, en parallèle d’une diversification de l’offre, à faire participer les bénéficiaires à ces transformations et aux choix des fournisseurs et des produits. Par exemple, au sein du dispositif BioVrac pour Tous, un livre de recettes a été rédigé par un collectif composé de gestionnaires, d’adhérents bénéficiaires d’épiceries, ainsi que de deux nutritionnistes. Tous ont proposé, fait goûter et soumis à approbation des recettes personnelles. Le livre est aujourd’hui un outil de sensibilisation, directement présenté par les bénéficiaires.
35Au final, un élément-clef pour développer l’autonomisation des consommateurs à plus faibles revenus semble être de favoriser leur participation active aux prises de décisions des dispositifs de distribution déployés sur nos terrains (sur l’assortiment, l’organisation, etc.), et à leur gouvernance. Plusieurs initiatives intègrent ainsi des bénéficiaires à leur conseil d’administration, même si cela se fait relativement tardivement, et que leur participation effective aux prises de décisions reste timorée. Le modèle coopératif du supermarché du Baudet du Poitou va plus loin, puisqu’il est construit sur la prise en main de tous les choix par les consommateurs-coopérateurs : l’organisation du collectif en commissions (finances, approvisionnement, gestion) selon la règle « un coopérateur = une voix ». Ceci assure l’horizontalité et la participation de chaque consommateur dans toutes les prises de décision, notamment dans les choix des produits proposés dans les rayons, qui sont soumis à un vote.
36Toutefois, ces formes de participation (inclusion, éducation, autonomisation) ne sont donc pas de même nature ; elles ne permettent pas systématiquement, et simultanément, un apprentissage transformatif, ou le développement de postures de citoyens alimentaires.
Tableau 4 : Lutter contre les inégalités structurelles par l’inclusion, l’éducation et l’autonomisation : 3 leviers pour une justice alimentaire
37Au final, nous avons identifié un répertoire de pratiques qui permet aux initiatives de transition étudiées d’agir sur les 3 dimensions de la justice alimentaire. Ces pratiques trouvent des articulations fructueuses entre elles, invitant à une approche systémique de la justice alimentaire. Pour autant, ces initiatives sont-elles justes sur toutes ces dimensions ?
38Le répertoire des pratiques de transition alimentaire analysées dans nos 3 aires urbaines donne à voir ce que signifie « faire la justice alimentaire » et « s’inscrire » dans sa praxis (Cadieux et Slocum, 2015). En résumé, la transition alimentaire juste nécessiterait à la fois de mettre en œuvre conjointement, dans les initiatives de transition alimentaire, les 3 dimensions évoquées ci-dessus, mais aussi d’articuler différents niveaux de théorie et d’action, souvent appréhendés de façon séparée, alors qu’elles demeurent pourtant assez proches. La portée de la transition alimentaire juste dépend en effet de la « praxis », mélange de théorie et d’action (Wakefield, 2007 ; cité par Slocum et Saldanha, 2016), autrement dit des « expériences » qui « constituent autant d’opportunités et d’incitations pour apprendre, évaluer, s’engager, et prendre le contrôle sur sa propre nutrition » (Tornaghi, 2017, p. 788). L’approche par la praxis est aussi une manière de prendre en compte la dimension dynamique des initiatives. Dans l’idéal, la justice alimentaire implique un engagement et une priorisation dédié à la justice sociale, une créativité dans les modalités d’inclusion des publics vulnérables, ainsi qu’une lutte contre des idéologies qui lui sont contraires (Paddeu, 2012). Ceci afin de dépasser le postulat selon lequel les systèmes alimentaires relocalisés/reconnectés sont nécessairement justes sur le plan social. Or, le cadre d’analyse intégratif et critique proposé par notre répertoire de pratiques souligne de fait certaines apories sur ces deux plans qui constituent la dimension systémique de la justice alimentaire, mais également des tensions et des contradictions qui traversent les expériences. De surcroît, ces dernières sont de plus en plus enclines à s’institutionnaliser.
- 5 Seul un des dispositifs incluant des jardins potagers introduit la possibilité de rendre les bénéfi (...)
39En premier lieu, les analyses révèlent des initiatives pensées du côté du consommateur, moins du côté des agriculteurs ou de l’acte de production. Au regard de nos 5 cas d’étude, les efforts se concentrent en majorité sur un meilleur accès à une alimentation de qualité en se posant comme des intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs. Les initiatives s’appuient sur des dispositifs matériels (dispositions différentes des rayonnages) ou informationnels (visites à la ferme, transmissions de partage culinaire, ateliers, etc.). Le volet productif y est finalement peu présent, de telle sorte que consommateurs précaires et agriculteurs ne se rencontrent pas, ou trop peu5. Par ailleurs, l’agriculteur et les mentions d’origine locale des produits sont rarement mis en avant et ne font pas l’objet d’une différence de prix, ce qui les « noie » dans la masse des produits issus des circuits longs (cas de l’épicerie sociale L’Eveil de Poitiers par exemple). La priorité se concentre plutôt sur les qualités nutritives et culinaires d’un produit (Licari, 2017). Le travail de relocalisation/reconnexion de l’alimentation pour les populations précaires conduit parfois à perdre de vue la maîtrise de la chaîne d’approvisionnement. C’est le cas pour VRAC à Lyon, ou pour les Filets solidaires à Angers, dont le succès institutionnel et le développement des points de distribution amène à massifier leurs volumes, et à s’approvisionner via des centrales d’achats et/ou auprès de plus grosses exploitations. Ces difficultés révèlent le processus de segmentation entre producteurs et consommateurs qui demeure dans leur structuration, et qui les empêche de mener une action systémique en faveur de plus de justice alimentaire.
40Ces initiatives révèlent en second lieu des difficultés à impliquer les consommateurs vulnérables et à les intégrer comme partie prenante de leurs dispositifs. La troisième dimension de la justice alimentaire (cf. ci-dessus) est particulièrement difficile à activer, voire produit des effets paradoxaux. De fait, les pratiques sont pensées et mises en place de façon progressive : dans le cas de VRAC Lyon et des Filets solidaires angevins, les actions se sont concentrées sur les enjeux de l’accessibilité (économique, spatiale), puis sur l’inclusion/la valorisation des habitants. Les volets associés à l’accessibilité socio-culturelle et l’implication des bénéficiaires y arrivent bien plus tardivement, et de façon ‘feutrée’ (Hérail, 2017 ; Lohier-Fanchini, 2017). À l’inverse, dans le supermarché coopératif Baudet du Poitou, où les consommateurs occupent pourtant une place centrale, et malgré une volonté d’intégrer des publics mixtes en s’implantant dans l’îlot immobilier populaire de Rivaud, la composition sociale des coopérateurs reproduit une certaine logique communautaire d’entre-soi et des inégalités sociales en matière d’accessibilité alimentaire (Ricard, 2020). Y dominent en effet les catégories socio-professionnelles supérieures, qui constituent environ 38 % des répondants. Cette réalité contrebalance ainsi l’objectif de mixité sociale affiché par le supermarché.
41On pourrait aussi penser que les activités d’éducation alimentaire (informations en libre-service, discussions informelles, ateliers pratiques…) sont un levier pour impliquer les bénéficiaires et les rendre acteurs de leurs choix alimentaires. Cependant, ces actions nécessitent des précautions pour ne pas reproduire les relations de domination et de hiérarchie des normes. L’accessibilité socio-culturelle ne peut se résumer uniquement en un dispositif organisationnel pour écouter et entendre les clients. Les difficultés rencontrées par chacun des 5 dispositifs pour faire adhérer les publics à leurs produits de « qualité » (en vrac, bruts, frais, bio…) témoignent de la nécessité d’un accompagnement progressif au changement de comportements alimentaires. Travailler sur l’aspect socio-culturel de l’accessibilité implique de déconstruire les représentations et les idées reçues encore tenaces chez les publics en situation de vulnérabilité ; car si les adhérents des dispositifs ne consomment pas certains produits, ce n’est non pas seulement par choix ou contrainte (économique notamment), mais aussi par méconnaissance (de provenance et surtout d’utilisation) (Mundler, 2013). Or quelques-unes de nos études de cas, notamment celles explicitement tournées vers la réduction des inégalités sociales (épicerie sociale de Poitiers, Filets solidaires d’Angers), reposent sur des dispositifs classiques d’éducation/de sensibilisation à l’alimentation de qualité qui reposent encore largement sur l’éducation aux pratiques culinaires, et qui peuvent contribuer à stigmatiser les pratiques alimentaires des publics précaires plutôt que de favoriser leur empowerment. En effet, ateliers culinaires et autres recommandations nutritionnelles peuvent être interprétés comme des moyens de véhiculer le préjugé social selon lequel « les plus pauvres ne sauraient se nourrir » (Paturel et Ramel, 2017, p. 55). Ils mettent parfois en évidence le décalage entre les individus en situation de précarité, et les normes sociales autour d’une « bonne alimentation ». Ces messages d’éducation peuvent alors être perçus comme des injonctions stigmatisantes en ce qu’elles peuvent révéler les contours d’une fracture sociale autour de l’alimentation. Et donc se trouver bien loin des objectifs d’émancipation par l’alimentation, pourtant au fondement de ces opérations visant à améliorer les savoir-faire et les connaissances.
42Par ailleurs, pratiquer la justice alimentaire de manière systémique suppose de résoudre des tensions inhérentes aux actions de transition alimentaire dans le domaine des solidarités. Là encore, l’accessibilité socio-culturelle est particulièrement révélatrice de ces difficultés énoncées ci-dessus : faut-il intégrer des produits importés pour avoir une offre culturellement plus appropriée aux bénéficiaires ? Faut-il rendre la distribution plus pratique au détriment de la création de lien social ? D’un côté, assurer une alimentation de qualité implique une relocalisation alimentaire gage de transition. De l’autre, en faciliter l’accès nécessite de s’implanter dans des lieux ou des zones peu rentables, de réduire les coûts, et d’adapter l’offre de façon parfois peu compatible avec une alimentation durable.
43Enfin, l’action de ces structures se trouve fragilisée par la complexité et la précarité de leurs modèles économiques, car, en dépit de soutiens institutionnels, ceux-ci conditionnent directement la nature de leurs pratiques. Dans le cas de L’Eveil poitevin par exemple, la viabilité de l’exploitation maraîchère repose sur des subventions pour l’action d’insertion professionnelle, dont la contrepartie impose de rentabiliser l’outil de production. Ce qui amène une tension entre missions d’insertion et solidarité : l’épicerie commercialise sa production à prix ‘normal’ sur les marchés et dans le réseau Biocoop afin de financer son activité de maraîchage ainsi que la vente des légumes à des prix solidaires dans les rayons de l’épicerie sociale. Ce faisant, la production est essentiellement écoulée sur d’autres marchés et ne suffit pas à couvrir les besoins des bénéficiaires de l’épicerie.
44In fine, l’enjeu principal pour mettre en œuvre une transition alimentaire juste est de développer ou de disséminer les initiatives isolées, et de les mettre en système à l’échelle de chaque aire urbaine. Cela pose à la fois la question des modalités d’essaimage de ces initiatives, et de leur articulation à la gouvernance alimentaire locale in situ.
45Mettre en œuvre cette transition suppose non seulement d’articuler les différentes dimensions de la justice alimentaire au sein de chaque initiative, mais aussi de systématiser ces dernières à l’échelle des systèmes alimentaires urbains, afin de les rendre autonomes et résilients. Or, leurs modalités de développement et de dissémination peuvent entrer en tension avec le principe même de la transition, qui est de reposer sur des initiatives citoyennes diversifiées et multiples, sans modèle de développement. En effet, dans les 3 aires urbaines d’études, on assiste davantage à l’essor de modèles d’initiatives de transition alimentaire par essaimage qu’à une réelle mise en réseau de différentes catégories d’action à cette échelle territoriale. Certains « modèles » sont donc en train de s’imposer et de polariser l’action, comme par exemple les groupements VRAC dans plusieurs métropoles de l’Hexagone, ou bien encore les lieux d’approvisionnement collaboratifs (épiceries, supermarchés). Au final, le risque serait alors que la structuration autour d’initiatives-phares nuise à une complémentarité équitable et à une coexistence “pacifique” entre elles (Gasselin et Hostiou, 2020). Un modèle d’organisation tendrait à s’imposer au détriment de la diversité et de la spontanéité d’autres actions potentielles.
46Cette dynamique d’essaimage questionne aussi la place des consommateurs et des mangeurs dans ces initiatives. Le processus de dissémination implique une réelle structuration et une professionnalisation de ces organisations. Ces initiatives de transition peuvent grandir, recruter davantage d’employés, diversifier leurs ressources financières et leurs activités. Se pose alors le problème de la participation et de la faiblesse démocratique au sein de ces dispositifs, en particulier ceux orientés vers les populations les plus vulnérables ou fragilisées, alors même que leur point de départ repose sur ces principes. Ce faisant, les dimensions d’inclusion et d’autonomisation d’une praxis de justice alimentaire pourraient être reléguées au second plan, au profit d’une augmentation de l’impact direct et mesurable.
47Finalement, ces difficultés d’articulation et de développement des initiatives de transition invite à en repenser les modalités pour systématiser une transition alimentaire juste dans un territoire. Ces questionnements se posent ainsi dans l’institutionnalisation, réelle ou progressive, des initiatives étudiées.
48Une piste de réponse semble résider dans la construction des politiques publiques alimentaires, en particulier dans et par les métropoles (Brand et al., 2017), qui apparaissent progressivement comme une échelle cohérente pour mettre en œuvre le processus de transition. C’est en tout cas le choix qu’a fait le Ministère de l’Agriculture français en créant les Projets Alimentaires de Territoire (PAT) prévus par l'article 39 de la loi LAAAF de 2014. Conçus comme des outils de construction de gouvernance alimentaire locale, en donnant un cadre stratégique et opérationnel de concertation entre les différents acteurs d’un territoire, ils introduisent l'idée d'un diagnostic partagé entre la production agricole locale et les besoins alimentaires d’un bassin de vie de consommation. Ceci afin d’élaborer et de mettre en œuvre une stratégie alimentaire partagée, en fonction des enjeux et des priorités identifiés à l’échelle de ce territoire (Bodiguel et al., 2021).
49Les PAT ont comme objectif de transiter vers des systèmes alimentaires durables. En cela, ils sont devenus des cadres de coordination regroupant différentes politiques sectorielles, acteurs, champs d’action et initiatives alimentaires. On peut supposer que l'intégration dans un PAT est un moyen de développer les dispositifs de solidarité et les actions de lutte contre la précarité alimentaire, et donc de les généraliser. Les communautés urbaines ou métropoles apparaissent à ce titre comme des acteurs pleinement capables d’articuler les différentes dimensions de la justice alimentaire. Mais cette dernière est-elle un référentiel d’actions dans la mise en place des politiques locales de transition alimentaire ? La situation est contrastée selon les agglomérations dans lesquelles prennent place les initiatives, car l’accent y est mis sur différents aspects en fonction de leurs spécificités6.
50Dans le cas de notre étude, le PAT de la Métropole de Lyon est le seul à mentionner explicitement un objectif de justice alimentaire couplé à celui de résilience, et ce depuis 2 ans désormais. Le PAT lyonnais a en effet progressivement évolué de la question de la précarité à celle de justice alimentaire, dont VRAC et le GESRA sont notamment parties prenantes du groupe de travail dédié. Les actions envisagées visent à structurer l’offre alimentaire de qualité, solvabiliser la demande, agir sur les capacités d’achats des personnes et renforcer les pouvoirs d’agir.
51D’autres territoires d’étude n’ont pas choisi ce référentiel de la justice. C’est le cas du PAT du Grand Poitiers, en phase d’élaboration depuis 2018, qui, dans l’une de ces 4 orientations stratégiques, aborde la « démocratie alimentaire » sous l’angle de 3 priorités : gouvernance territorialisée, lutte contre la précarité alimentaire, outils d’information et communication sur l’alimentation durable. Si l’accent est mis sur la dimension participative et de sensibilisation, ce processus d’institutionnalisation de la gouvernance alimentaire tend à gommer les spécificités locales dominées par les problématiques sociales. On observe ainsi un décalage entre l'importance historique et l’engagement des acteurs associatifs et ceux de l’Economie Sociale et Solidaire dans l’émergence des politiques alimentaires (Darrot et al., 2019), et la faible place des thématiques sociales dans la structuration du PAT poitevin.
52Le PAT d’Angers intègre les enjeux d’accessibilité sociale à travers le champ des solidarités et de l’aide alimentaire, structuré par le CCAS de la ville depuis 2014 via la création d’un comité stratégique d'acteurs. Le projet territorial initié en 2018 propose ainsi une quinzaine d’objectifs opérationnels, dont seulement un concerne le « développement d’une offre de produits durables dans les circuits de l’aide alimentaire destinés aux populations les plus fragiles ». Or force est de constater que la gouvernance alimentaire angevine s’appuie pour le moment quasi exclusivement sur le déploiement de dispositifs de lutte contre le gaspillage, via le tri et la valorisation des déchets et des rebus. Ceux-ci restent par ailleurs l’apanage d’acteurs traditionnels des grandes antennes de l’aide alimentaire, et de leurs publics ‘captifs’ (ibid.).
- 7 Cela passe notamment par la création de l’association “Cultive ta tête et ton assiette” en 2021, de (...)
53De ces dynamiques d’institutionnalisation de la gouvernance alimentaire pour entrer en transition, nous tirons deux pistes de recherche pour apprécier la place de la justice alimentaire dans les PAT. La première concerne la relative invisibilité des publics minorisés et précaires dans cette institutionnalisation de la transition, gage de justice réparatrice. Par exemple, à Poitiers, le public étudiant, pourtant très présent dans la ville (un quart de la population), reste grandement invisibilisé dans l’élaboration des politiques alimentaires. Certes, les choses évoluent avec la structuration d’un mouvement de transition alimentaire sur le campus7, même si celui-ci peine à être intégré dans une dynamique de gouvernance alimentaire plus large.
54La seconde porte sur la capacité des PAT à assurer une coordination des initiatives de transition. L’approche systémique qui manque dans les initiatives étudiées peut-elle être assurée par les collectivités urbaines ? Dans les PAT, à vocation pourtant systémique, les champs d’action restent encore souvent segmentés, entre des problématiques sociales cantonnées à un axe ou une priorité spécifique, et des problématiques strictement agricoles et/ou économiques qui reprennent souvent des recettes classiques (développement des filières courtes, approvisionnement local en restauration collective par exemple). Cela peut être lié au référentiel national des PAT qui impose de se structurer par priorités traduites en axes, et qui se ressemblent souvent d’un territoire à l’autre. Ou résulter de l’organisation interne des porteurs de PAT, bien souvent les communautés urbaines, qui interviennent sur l’alimentation à travers des champs de compétences spécifiques (foncier agricole/urbain, commande publique, éducation...), relevant de services différents (Bodiguel et al., 2021).
55Notre article a considéré les actions de transition alimentaire sous l’angle de la justice alimentaire, afin de tester l’opérationnalisation de la transition alimentaire, gage de conciliation en termes de durabilité, de participation citoyenne et de réduction des injustices. Comme nous l’avons vu, ce référentiel permet d’appréhender les actions et les pratiques de transition alimentaire de façon systémique en intégrant les multiples enjeux alimentaires et agricoles. Son intérêt réside dans sa capacité à mettre la focale sur la prise en compte des différentes dimensions des inégalités sociales dans les initiatives de transition alimentaire, et surtout les différentes conséquences qu’elles peuvent entraîner sur l’alimentation. De ce point de vue, les inégalités alimentaires sont prises en compte à des degrés divers par les 5 initiatives étudiées : tantôt elles constituent la raison d’être de l’initiative à travers le public ciblé (épicerie sociale de l’Eveil ou Filets solidaires par exemple) ; tantôt leur réduction n’est pas un objectif en soi, car elles sont plutôt axées sur un objectif de transition environnementale mais d’autres objectifs plus « lisses » les recoupent partiellement (mixité sociale pour le supermarché coopératif du Baudet du Poitou).
56Par ailleurs, la justice alimentaire ne constitue un référentiel ni théorique ni d’action pour les porteurs des 5 initiatives étudiées. Ce sont d’autres référentiels qui lui sont préférés, comme celui de « démocratie alimentaire » ou de « solidarité alimentaire ». Cette faiblesse/absence du référentiel de la justice peut s’expliquer de différences façons. Comme nous l’avons montré, la démocratie ou la solidarité correspondent seulement à une dimension particulière du concept de justice alimentaire qui prend en compte d’autres dimensions. Le cadre de pensée français tend plutôt à privilégier un raisonnement plus centré sur les inégalités que sur les injustices. Enfin, la nature du public-cible des initiatives peut être un élément d’explication : soit elles ciblent des populations précaires, ce qui en fait des actions « réparatrices » selon une conception rawlsienne de la justice ; soit elles ne ciblent pas de public spécifique - ce faisant, elles prennent le risque de reproduire des inégalités alimentaires (Paddeu, 2012 ; Cadieux et Slocum, 2015).
57L’absence du référentiel de la justice alimentaire dans les initiatives de transition ne pourrait cependant être qu’un effet de langage, un impensé, si les acteurs mettaient toutefois en application les différentes dimensions d’une transition alimentaire juste. Or l’analyse des initiatives à l’aune du répertoire d’actions présenté révèle qu’elles ne mettent pas pleinement en œuvre cette transition alimentaire juste, car elles se focalisent chacune plutôt sur une ou deux dimensions de la justice. Un fil directeur des actions étudiées se dégage : rendre accessible une alimentation de qualité et durable, tantôt pour un public précaire, tantôt sans préciser de public-cible. Autrement dit, cette priorisation des actions soit sur le volet écologique, soit sur le volet des inégalités ou de l’accessibilité, empêche les actions d’oeuvrer pleinement dans le sens d’une transition alimentaire juste, car elles peinent à appliquer de manière systémique toutes les dimensions nécessaires à l’achèvement de la justice alimentaire.
58Le fait de prioriser une dimension plutôt qu’une autre reflète enfin une autre tendance à l’œuvre dans le fleurissement des initiatives de transition alimentaire : l’imposition de modèles d’action ou encore de « recettes » qui s’appliquent indifféremment d’un espace à l’autre, sans nécessairement prendre en compte les spécificités des territoires dans leurs ressources, leurs problématiques, les forces en présence, et surtout les habitants citoyens. Or ces modèles d’action (développer une offre en circuits courts sans nécessairement apporter des informations sur les produits, proposer des ateliers culinaires, proposer des produits bios sans s’adapter aux cultures alimentaires des publics…) ne vont pas toujours dans le sens d’une émancipation (empowerment) du consommateur. Si la grande majorité des actions de transition alimentaire promeuvent une alimentation durable pour tous et poursuivent un objectif de réappropriation citoyenne de la consommation, elles ne permettent pas toutes, dans les faits, une autonomisation des populations. Ce constat appelle à dépasser les dispositifs stigmatisants et normatifs pour les publics précaires, en prenant davantage en compte leur diversité, ce qu’ont déjà du reste intégré certaines initiatives étudiées. Ces modèles d’action reportent aussi la responsabilité alimentaire sur les individus, ce qui favorise plutôt une logique de responsabilisation plutôt que d’émancipation des populations ; en ce sens, les actions étudiées sont diversement engagées dans la (re)création de collectifs pour dépasser cette logique individuelle de responsabilisation.
59Le répertoire d’actions que nous proposons constitue donc un cadre d’analyse critique a posteriori, mais aussi un outil pour inviter les acteurs participant au mouvement de transition alimentaire à penser et agir sur ces dimensions de façon articulée et cohérente, condition indispensable à la construction d’un réel espace de justice alimentaire. Notre outil ambitionne également d’être diffusé dans la sphère politique, à l’heure où la gouvernance alimentaire locale se structure majoritairement (et uniquement ?) par l’intermédiaire des PAT. Force est de constater que ces derniers ne se sont pas encore pleinement emparés de la question de la transition alimentaire en termes de justice. Or, l’intercommunalité, territoire et organe de prédilection de portage des PAT, reste une échelle pertinente pour opérationnaliser la transition alimentaire juste, notamment parce qu’elle permet de mettre en œuvre des solidarités territoriales à différentes échelles (entre quartiers, entre ville-centre et espaces ruraux), et de sortir d’initiatives pensées par et destinées à des populations urbaines.