1Si l’heure est venue de semer les graines du monde d’après, la petite ville de Tournus, 5500 habitants, située au sein de la communauté de communes du Mâconnais-Tournugeois dans le département de Saône et Loire, semble être un terrain fertile.
2En 2017, face au projet de construction d’un sixième centre commercial devant recouvrir quelque 20 000 mètres carrés de terres agricoles, un collectif citoyen, Tournugeois vivant, se constitue pour s’opposer à cet aménagement symptomatique de l’étalement urbain et de dévitalisation du centre-ville. La fermeté de cette opposition et son extension aux enjeux sociaux, environnementaux, et alimentaires conduisent le maire et le conseil municipal à la démission. La liste Tournus Citoyens composée d'anciens membres de l’opposition et du collectif Tournugeois vivant remporte les élections municipales partielles le 15 octobre 2017 en rassemblant 61,63 % des suffrages exprimés. Réélu au premier tour des élections de 2020 avec 81,48 % des voix, le conseil municipal fait de la participation citoyenne et de la question alimentaire des marqueurs de son action, susceptibles d’infléchir la trajectoire de développement territorial. C’est dans ce contexte que fin 2019 se nouent, localement, des relations entre chercheurs, élus et associations pour élaborer un programme de recherche interdisciplinaire et participative initié par la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (POPSU) en vue d’offrir aux villes moyennes des perspectives de développement alternatives aux logiques de croissance s’appuyant sur la « mythologie de la CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) » (Bouba Olga, Grossetti 2018). Faire de la démocratie alimentaire un enjeu de capacitation territoriale, tel est l'objectif que se fixent les participants à ce programme.
3L’alimentation relève avant tout d’une expérience du quotidien, d’une série d’actes répétés, encastrés dans la marche du monde (de Certeau, 1980 ; Javeau, 2011). Elle touche les dimensions de la sensibilité, de la sociabilité, de l’imagination. Mais elle relève aussi de l’opinion publique et peut devenir un objet ou un projet politique. Relier cette expérience ordinaire à sa dimension politique suppose alors d’ériger l’alimentation en expérience démocratique. Non pas au sens de la délégation, de l’agrégation des voix mobilisées par un mode de scrutin ou d’une forme de gouvernement, mais parce qu’elle rend compte d’expériences de vie, d’attachements aux lieux, et de manières diverses d’habiter un territoire. Soit autant de constructions sociales susceptibles d’évoluer au fil des débats publics et des actions collectives. En d’autres termes, mettre au jour les logiques de ces constructions sociales qui font de l’alimentation une question démocratique est le fil directeur de l’enquête participative. Son objectif est de transformer ces savoirs et actions en pouvoir collectif de manière à rendre soutenable la trajectoire du développement territorial. C’est dans ces modalités de transformation que se loge la capacitation territoriale. Elles sont au centre de nos investigations et peuvent se résumer à la question suivante : Comment travailler à la formation des publics, c’est-à-dire à la création d’une instance entre la société et le gouvernement (Dewey 2010 ; Zask 2011) où expérimentent des pratiques nouvelles, où se forment les conditions d’une énonciation pluraliste de la réalité pour la transformer ?
4Cet article, qui s’appuie sur l’observation d’une expérience concrète de démocratie alimentaire, permet de mettre en débat cette notion et le rôle qu’elle pourrait avoir dans les processus de transition. Il vise un double objectif : enrichir théoriquement le concept en le “fertilisant” avec d’autres approches (la capacitation territoriale, la formation des publics, l’attachement au lieu et l’élargissement au non-humain) et en discuter, sur une base empirique, à la fois ses formes, son rôle potentiel de changement et ses limites.
5C’est dans le monde anglo-saxon qu'émerge initialement l’idée de démocratie alimentaire. Elle a d’abord été perçue comme une forme d’opposition au système agri-alimentaire conventionnel. Face à ce qui était considéré comme un abandon du contrôle étatique, la promotion d’une mise en débat démocratique de l’activité alimentaire est apparue comme une résistance aux logiques dominantes de l’industrie agroalimentaire. Réintroduire les citoyens dans le jeu a été considéré comme devant favoriser un “système alimentaire durable” (Lang, 1999). De ce point de vue, une partie des réflexions a été orientée autour de questions législatives et d’introduction de nouveaux droits (Hamilton, 2005 ; Collart Dutilleul et Pironon 2012 ; de Schutter, 2012) tant sur le plan national qu’international. Une autre voix, liée à l’action collective, a considéré que la démocratie alimentaire était porteuse de formes de transformation du système : le passage de consommateurs passifs à des “food citizens” acteurs du changement (Hassanein, 2003 ; Renting et al., 2012, Booth et Coveney, 2015). Ici les questions de capacitations et d’empowerment, liées à la mise en débat et aux connaissances des consommateurs, sont des aspects centraux. L’enracinement de cette dynamique dans le local en est également un point clé (cette échelle étant considérée comme la plus propice à la reprise en main par les citoyens). Ainsi ces définitions de la démocratie alimentaire la rattachent, entre autres, à l’analyse du food movement nord-américain. Pour diverses raisons ces approches ont été critiquées (Deverre et Lamine, 2010 ; Chiffoleau et al., 2017). Celles qui touchent à la question du droit parce qu’elles ne nous disent pas grand-chose de la dimension collective et qu’elles s’appuient sur un cadre juridique formel. Celles qui se sont intéressées aux promesses de changement parce qu’elles ne tenaient pas compte de tous les acteurs (la focale étant mis sur le citoyen-consommateur en omettant souvent les producteurs ou d’autres types d’acteurs) et qu’elles concernaient principalement des militants. Par ailleurs, des chercheurs et activistes nord-américains, où la dynamique du food movement est plus ancienne, ont mis en lumière les limites de ces derniers (Slocum, Cadieux, Blumberg 2016). Cette perspective, qualifiée de justice alimentaire (Gottlieb et Joshi 2010), met au cœur de son analyse la question du pouvoir et des inégalités de race, de classe et de genre (Hochedez, Le Gall 2016 ; Slocum, Cadieux, Blumberg 2016 ; Paddeu 2016 ; McClintock, Soulard, Paddeu, 2018). Elle insiste en particulier sur des formes de “fétichisation du local” et sur la propension des initiatives liées au food movement à rester aveugles à ces questions voire à renforcer les inégalités. De ce point de vue, tant la perspective ancrée sur les droits que celles s’appuyant sur le consommateur comme moteur du changement ont été critiquées parce que trop centrées sur des formes de responsabilité individuelle (DeLind, 1998 ; Jaffe et Gertler, 2006 ; Guthman, 2008) et sur des catégories sociologiquement situées (les classes moyennes blanches bien dotées en capital culturel). Enfin, l'insistance sur la dimension locale de la démocratie alimentaire a été perçue comme pouvant masquer les rapports de pouvoir tant en interne (Dupuis et Goodman, 2005) qu’entre différents territoires (Allen et Guthman, 2006).
6Dans cet article, c'est la possibilité d’une réappropriation par les citoyens des enjeux touchant l’alimentation qui sera notre perspective. Elle renvoie à des dimensions de conscientisation et d’action collective qui visent une plus grande participation aux choix relatifs au système agri-alimentaire. Pour autant elle peut toucher différents acteurs (les mangeurs, les producteurs, mais aussi les transformateurs et les distributeurs) et rendre compte de dynamiques sociales qui ne sont pas nécessairement militantes (Chiffoleau et al., 2017). Par ailleurs, notre analyse se concentre sur un milieu rural. Cette dimension spatiale a une importance spécifique et ce à un double niveau : le premier concerne la prépondérance des approches de la question de la démocratie ou transition alimentaire par le prisme de l’urbain (Hochedez, Le Gall 2016 ; Vandenbroucke, Delfosse, 2019) ; le second implique le fait que ces territoires revêtent des formes spécifiques d’enjeux liés à l’alimentation : question de l’accès et des types de commerces, de l’autoproduction, du lien plus directe avec les producteurs, du développement territorial et de formes de précarités (Delfosse 2019 ; Loudiyi, Houdart 2019 ; Vandenbroucke, Delfosse, 2019 ; Duboys de Labarre, Lecoeur 2021 ; Ferrand, 2021).Il nous semble alors que croiser la notion de démocratie alimentaire avec une analyse en termes de capabilités collectives et territoriales nous permet, dans ce type d’espace spécifique, de répondre à certaines critiques évoquées ci-dessus.
7D’une part, la focalisation des analyses aux échelles locales n'écarte pas les enjeux d’articulation multiscalaire ; elle cherche à les intégrer pour construire des prises cognitives actionnables. La dimension territoriale de la démocratie alimentaire fait du territoire un espace de capacitation favorisant l’agencéité individuelle et collective de ses habitants - c'est-à-dire la capacité à définir des buts et à agir de manière cohérente pour les atteindre. Ici, le territoire est au cœur d’un jeu d’échelles spatiales, temporelles, sociales et institutionnelles, de logiques réticulaires, d’intérêts et représentations souvent contradictoires. Ces logiques le contraignent autant qu’elles lui ouvrent des perspectives pour devenir un environnement capacitant, qui permettrait à ses habitants de vivre la vie qu’ils valorisent (Duvillard, Lapostolle 2018 ; Lapostolle 2020, 2021). Le territoire est alors considéré à la fois comme une donnée structurelle cadrant le jeu d’acteurs, mais aussi comme un enjeu de luttes, ces luttes pouvant le transformer et l’ouvrir à des trajectoires (Rosenbloom 2017) respectueuses des limites sociales et planétaires permettant à ses habitants d’évoluer dans un espace sûr et juste, localement, régionalement et globalement (Leach, Raworth et Rockström 2013).
8D’autre part, l’approche standard des capabilités (Sen, 1999 ; Robeyns, 2006 ; Nussbaum, 2012) est fondée sur l'individualisme éthique, ontologique et méthodologique pour souligner le rôle-clé des politiques de développement dont la finalité est l’expansion des libertés réelles permettant aux personnes de réaliser les objectifs qu’elles se fixent et auxquels elles accordent de la valeur. Or, dans un contexte marqué par l’urgence climatique, les enjeux de transition écologique et de justice environnementale qui cadrent le déploiement de la démocratie alimentaire, un champ émergent d’analyse revisite l’approche par les capabilités pour en souligner la dimension collective (Alkire, 2002 ; Flipo, 2005 ; Blanchon, Moreau, Veyret, 2009 ; Schlosberg, 2004 ; Ballet, Bazin, Pelenc, 2015 ; Laigle, 2019). Ces travaux sont d’une grande importance heuristique parce qu’ils considèrent la pratique, le rôle des publics (la participation, la contestation, la revendication de communs en actes) pour déborder le cadre théorique standard de l’approche par les capabilités. Cette interprétation des capabilités au-delà du libéralisme (De Munck, Zimmerman, 2008) est celle qu’adopte l’approche par les capabilités collectives ou capacités de groupes (Stewart, 2005 ; Ibrahim, 2008 ; Schlosberg, Carruthers, 2010). Elle suppose que les capabilités collectives sont autre chose que l’agrégation des capabilités individuelles et pousse l’enquête à considérer le sens des lieux, l’attachement aux lieux, au vivant non humain, les identités collectives, la culture et les croyances comme inséparables des réalisations des actions et modes de vie valorisés. En d’autres termes, l’approche par les capabilités collectives ne réduit pas le territoire à un support de ressources économiques exploitables, mais elle interroge les conditions de création d’une communauté territoriale élargie au vivant non humain. Cette rupture analytique qui suppose une justice autant corrective que distributive (Larrère et Larrère, 2018) permet alors de projeter des trajectoires de développement favorables au pouvoir de réalisation des habitants, et en particulier ceux d’entre eux les plus éloignés des scènes participatives et décisionnelles.
9La petite ville de Tournus se situe à mi-chemin sur l’axe Nord-Sud, entre les agglomérations chalonnaise et mâconnaise. Avec ses infrastructures ferroviaires (Ligne TER Dijon-Lyon), routières (A6) et fluviales (Saône), elle relie les espaces ruraux de faible densité aux villes intermédiaires du département (Chalon sur Saône, Mâcon), elles-mêmes raccordées aux métropoles lyonnaises, parisiennes et dijonnaises (Tournus, à 15 min en TER de Mâcon et de Chalon-sur-Saône et à 1 h en TER de Dijon. Mâcon, à 30 min en TGV de Lyon et à 1 h 35 en TGV de Paris) (fig. 1).
Figure 1 : Situation de Tournus sur l’axe Dijon-Lyon
Source : geoportail.gouv.fr
10Cette commune s’inscrit dans une configuration spatiale singulière. Il s’agit de la ville centre de la communauté de communes Mâconnais-Tournugeois à dominante rurale, qui regroupe 24 communes, soit 15 731 habitants, sur 217 km² (INSEE, 2018). C’est un territoire mosaïque à l’image du département de Saône et Loire : les grandes cultures et oléoprotéagineux représentent 40 % de l’exploitation des sols, l’élevage 37 % et la viticulture 22 %. Toutefois, cette dernière domine au sein de la répartition des exploitations puisqu’elle en représente un peu plus des trois quarts, contre 13 % pour la polyculture-élevage et 2 % pour les grandes cultures (Source : Agreste). Cette communauté de communes est limitrophe de celles du Clunisois à l’ouest, Entre Saône et Grosne au nord et Terres de Bresse à l’est, ainsi que de la communauté d’agglomération Mâconnais Beaujolais au sud et de la communauté de commune Bresse et Saône, appartenant au département de l’Ain au sud-est (fig. 2).
Figure 2 : Situation de la Communauté de Communes du Mâconnais-Tournugeois
Source : INSEE, 2018
11Tournus concentre l’essentiel des emplois de son bassin de vie, constitué des 3 communautés de communes Mâconnais-Tournugeois, Entre Saône et Grosne et de Terres de Bresse, et dont la population active est constituée de 29 % d’ouvriers, 27 % d’employés, 24 % de professions intermédiaires, 10 % de cadres et professions intellectuelles supérieures, 7 % de chefs d’entreprise et 3 % d’agriculteurs exploitants (INSEE, 2017).
12Il s’agit d’une petite ville qui regroupe un certain niveau d'équipements tertiaires (commerces, petites et moyennes surfaces, banques, assurances, pharmacie,) utiles à sa population et aux habitants des communes rurales qui l’entourent. Si comme de nombreuses autres petites villes elle subit la dévitalisation commerciale, elle constitue malgré tout un pôle de centralité et propose des substrats d'urbanité remarquables comme la présence de quatre restaurants étoilés en 2020 -tenant au patrimoine culturel de la ville et à sa position géographique ancestrale de ville-étape entre le Nord et le Sud de la France-, salle de cinéma, musée, école de musique, bibliothèque, piscine, équipements sportifs. Ces différents éléments lui permettent de structurer un territoire qui dépasse l’espace communal, malgré une coopération intercommunale à redynamiser.
13Riche d’un tissu associatif dense (120 associations dans les domaines culturels, sociaux, humanitaires, éducatifs, sportifs), la société civile locale se mobilise pour offrir de multiples initiatives (café associatif, festival des arts de la rue « Détours en Tournugeois », jardins partagés, animation cinéma, ateliers participatifs « faire soi-même », quatre centres d’éducation à la nature) qui révèlent différentes formes d'attachement des habitants à leur milieu de vie. Parmi toutes ces initiatives, la question alimentaire est une revendication forte portée lors de chantiers citoyens et par de nombreuses structures (épicerie solidaire et association Économie Solidarité Partage « ESP », Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne - AMAP, cagnotte solidaire, groupe local Terre de Liens, Tournugeois Vivant, syndicats agricoles...). Il existe ainsi un processus social local qui préside à la formation de collectifs plus ou moins formalisés portant des revendications conjointes.
14La démarche de recherche-action participative engagée à Tournus agit comme un catalyseur de ces initiatives. À partir d’une pluralité de collectifs plus ou moins reliés et structurés, les ateliers de recherche ont permis de consolider un public à même de définir ses aspirations et de se faire le porte-voix d’une partie de la population. Il s’agit bien de créer les conditions d’émergence d’une intelligence collective prompte à fédérer de multiples dimensions affectives inhérentes à la diversité des expériences de vie pour apprendre à hésiter ensemble, pour mener l’enquête ensemble (Dewey, 1993). Créer les conditions d’une problématisation commune à publiciser est ainsi une caractéristique centrale du processus de capacitation territoriale. L’objectif premier de la démarche de recherche vise ainsi la création de cette instance intermédiaire entre la société locale et ses gouvernants.
15La formalisation d’une perspective commune ne saurait toutefois reposer uniquement sur les opinions, l’expertise citoyenne et les savoirs pratiques dans la mesure où leur énonciation objective ne suffit pas à donner des prises suffisantes sur la réalité. La constitution d’un public capable de problématiser ses enjeux et d’agir sur eux suppose notamment la création d’un ensemble de savoirs communs. En ce sens, la présence d’acteurs de la recherche permet de mettre en perspective certains savoirs profanes ou vernaculaires, de les raccorder à des connaissances générales scientifiquement établies et, in fine, de légitimer les démarches entreprises. En se faisant les passeurs entre des savoirs singuliers et des connaissances plus générales, les chercheurs apportent un arsenal conceptuel issu des savoirs académiques qui permettent d’enrichir la définition des situations et leur problématisation.
16Cette dynamique d’intelligence collective ne peut se faire que par le développement de cet embryon de l’ingénierie de capacitation territoriale qu’est la constitution d’une communauté épistémique transdisciplinaire constituée de chercheurs et d’acteurs de terrain (Lapostolle 2021). Si elle regroupe des professionnels de la recherche reconnus comme les experts dans leur domaine, il est indispensable qu’elle se construise à partir des savoirs et prérogatives de l’expertise citoyenne. Cette démarche garantit la qualité de l’analyse en ce qu’elle permet de prendre en considération la diversité des perspectives, expériences et perceptions ordinaires indispensables à la mise en œuvre des grandes transformations auxquelles il va s’agir d’opérer sous contrainte écologique forte. En cela, elle autorise l’articulation d’enjeux globaux à des préoccupations plus locales, par la production de connaissances et solutions potentiellement généralisables.
17Ce projet de recherche-action participative s’intègre au programme scientifique porté par le Livinglab d’innovation territoriale pour la transition sociale et écologique (LTTE) abrité par la MSH Dijon de l’Université de Bourgogne Franche Comté. Ce collectif ouvert aux institutions et associations regroupe une dizaine d’enseignants-chercheurs qui ont comme point commun la démarche transdisciplinaire, définie comme une recherche-action interdisciplinaire et participative. Cette méthode pose un principe de symétrie des savoirs, qu’ils soient scientifiques ou issus de l’expérience du terrain. Autrement dit, la démarche mise en œuvre à Tournus ne consiste pas à créer des sortes de conseils municipaux annexes liés aux acteurs politiques locaux, ni à questionner une population sur des sujets préconstruits, encore moins d’une consultation citoyenne en vue de légitimer des choix politiques (Blondiaux in Bacqué, Rey, Sintomer, 2005).
18Au contraire, la démarche transdisciplinaire est élaborée en opposition au modèle scientifique linéaire qui divise le travail de production disciplinaire de celui de sa diffusion dans le monde de l’action. Elle organise un processus de circularité permettant aux acteurs de s’approprier les grilles d’analyse des scientifiques. La circularité implique en retour que les chercheurs académiques soient capables d’expliciter la pluralité des savoirs vernaculaires et expérientiels, tout en se rendant intelligible auprès des acteurs. Elle suppose pour le chercheur une posture spécifique que nous qualifions de « disempowerment » (Roy, 2019). Il ne s’agit pas d’une perte de pouvoir générale, mais spécifique au pouvoir de la domination épistémique. Dans ce cadre méthodologique, le chercheur est un acteur comme les autres, doté de ressources cognitives et relationnelles qu’il peut mobiliser lors des ateliers de co-production de connaissances. Cet exercice de réflexivité reconnaît que les preuves nécessaires au progrès des théories peuvent différer de celles qui sont utiles à l’action. Pour autant faut-il toujours privilégier les preuves de niveau élevé plutôt que les preuves pertinentes relatives au contexte en matière de recherche impliquée dans le développement territorial (Laurent et al., 2009) ? Aussi, le processus de circularité s’organise-t-il selon deux gradients de participation :
19● La largeur de la participation qui répond à la question suivante : Qui participe à l’enquête ? Chercheurs, commanditaires, représentants de bénéficiaires du dispositif étudié, bénéficiaires indirects, citoyens et leurs représentants, opposants ?
20● La profondeur de la participation répond, quant à elle, à la question suivante : à quelle fréquence les participants sont-ils associés à la conduite de l’enquête et à quelles étapes ? Définition de la situation, problématisation, constructions des méthodes et techniques d’enquête, animation des ateliers, collecte des données, restitution ?
21L’ambition de cette démarche est de placer les personnes en position de se saisir des leviers disponibles sur leur territoire afin de réaliser collectivement leurs aspirations. À Tournus, la démarche s’est mise en œuvre dans des ateliers participatifs qui ont constitué une arène de mise en débat, des moments où se constitue la vie en commun au sein desquels les participants ont progressivement problématisé leur aspiration à davantage de démocratie alimentaire. Ils ont consisté en la formation d’un public apte à problématiser la situation de son territoire. Issus de la société civile, du monde associatif, mais aussi de la sphère politique locale (et parfois, des trois à la fois), les individus qui les composent, et qui ont rapidement constitué un noyau dur de participants, ont mis en œuvre une démarche d’enquête en vue de résoudre les problèmes qu’ils ont mis au jour. L’aspiration à la démocratie alimentaire s’est déclinée en trois objectifs : favoriser l’accès de tous à une alimentation de qualité ; faire de Tournus un territoire de production agricole ; permettre et renforcer les initiatives d’autoproduction. Ils ont cherché à en saisir les leviers en rendant intelligible la situation de leur territoire, en essayant de mettre au jour et comprendre les pratiques des populations, leurs aspirations, les ressources du territoire ainsi que ses limitations. Pour ce faire, ils se sont saisis d’une pluralité d’outils proposés par les chercheurs, avec l’objectif de mener l’enquête qui poserait une lecture claire du territoire, appropriable par le plus grand nombre, pour être en mesure d’envisager des actions tangibles.
22Une série de focus group (fig. 3) a ainsi permis d’expliciter les normes et définitions communes de la qualité alimentaire au sein de différents publics qui partagent une expérience ou une identité́ proche (Duchesne et Haegel, 2009). Un premier a mobilisé en juin 2020 divers citoyens engagés dans des dynamiques liées aux enjeux alimentaires territoriaux (membres d’AMAP-, participants à la cagnotte solidaire de l’ESP…) dans l’objectif de saisir leurs représentations, pratiques et usages de l'alimentation. Un second, réalisé en juillet 2020, s’est centré sur un groupe de parents d’élèves (de primaire, collège et lycée) afin de comprendre la manière dont la présence d’enfant(s) au sein des familles peut agir sur leur approvisionnement en denrées alimentaires ainsi que de saisir les différentes perspectives éducatives liées à l’alimentation. Un troisième a réuni un groupe de personnes qui se qualifient membres “d’une communauté villageoise” se saisissant de problématiques alimentaires dans la commune de Mancey, l’intérêt étant d’expliciter les dynamiques possibles au sein d’une petite commune rurale. Enfin, une série d’ateliers individualisés ont été réalisés auprès d’usagers de l’épicerie sociale et solidaire afin de rendre compte des spécificités des publics en situation de précarité autour de cette question. Cette approche a notamment permis de mettre en lumière les aspirations de ces publics autant que la pluralité de difficultés auxquelles ils se trouvent confrontés au-delà de la seule contrainte économique.
Figure 3 : un focus group à Tournus
23En outre, un questionnaire a été mis en œuvre dans divers lieux de distribution (marchés, parking des grandes et moyennes surfaces…), à destination des mangeurs tournugeois. Représentatif de la population de la commune sur les variables d’âge, de sexe et de catégorie socio-professionnelle, il avait pour but de saisir les différentes pratiques, désirs et freins d’un échantillon de 134 habitants quant à leurs pratiques d’autoproduction alimentaire. Ce terrain est essentiel pour identifier les potentialités qui se nichent au sein des pratiques ordinaires des deux tiers qui jardinent, produisent légumes, fruits et herbes aromatiques principalement sur de petites surfaces domestiques inférieures à 50 m2, autant que pour éclaircir les besoins de ceux qui s’abstiennent.
24Enfin entre octobre 2020 et 2021, un diagnostic territorial s'est intéressé aux trois étapes clés du système alimentaire territorial (production, transformation et distribution). Dans un premier temps, à partir de plusieurs sources statistiques (INSEE, AGRESTE) une cartographie du bassin de vie a été réalisée au travers d’une spatialisation des données sur ces trois aspects grâce au logiciel QGIS. Ce travail a permis une première caractérisation du territoire et a orienté la réflexion des étapes suivantes. Il a été complété par l’utilisation d’un outil en ligne CRATer, “Calculateur de Résilience Alimentaire des Territoires”, créé par les Greniers d’Abondance. Il permet d’analyser de manière simplifiée le système alimentaire d’un territoire au travers de quatre axes que sont la production, les pratiques, la population et le foncier agricole. Dans un second temps trois questionnaires en ligne, élaborés avec l’aide du logiciel Sphinx, ont été diffusés auprès des acteurs de chacun des maillons. Ils se composaient de questions permettant de décrire les structures (exploitation, entreprises, magasins), de recueillir des éléments sur leur fonctionnement et sur la perception des enjeux du territoire en termes agricole et alimentaire (par exemple le foncier, les motivations quant à la relocalisation de leur activité ou leur connaissance des Projets Alimentaires Territoriaux- PAT). Enfin un travail qualitatif basé sur la réalisation de 35 entretiens auprès de personnes ressources (représentants d'associations, représentants de services déconcentré de l’état et collectivités territoriale - DRAAF, DDT, communautés de communes et conseil départemental -, d’organismes agricoles - Lycée agricole, syndicats, coopératives, chambres d’agricultures, SAFER - et de chambres consulaires - Chambre du commerce et de l’industrie et chambre des métiers et de l’artisanat) est venu compléter ce diagnostic. Ces entretiens ont permis de croiser l’ensemble des regards portés sur le territoire sur la problématique de la relocalisation du système agri-alimentaire (fig. 4). Outre l’apport de connaissances, ces entretiens se sont avérés être un véritable révélateur du jeu d’acteurs, des positions partagées et des points clivants.
Figure 4 : Exemple de spatialisation issue du diagnostic. Carte de la distribution par la restauration, rayon 15 km autour de Tournus
sources : IGN, INSEE
25Ce diagnostic a constitué une étape importante pour la réflexion de la communauté épistémique transdisciplinaire et ce à plusieurs niveaux. Il a d'abord permis, grâce à l'outil CRATer, de mettre en débat la question de l’autonomie alimentaire et, en particulier, d’en avoir une vision plus réaliste. C’est aussi au travers de ce diagnostic que le territoire s'est “révélé” au groupe. Non pas tant par une objectivation scientifique rigoureuse, que par une représentation spatiale qui a permis de rendre compte de la multiplicité des acteurs et de leur densité sur le territoire. Ainsi il a été le socle d’une prise de conscience de catégorie d’acteurs qui jusqu'ici n’était pas nécessairement identifié comme de potentiels leviers de la relocalisation du système alimentaire (les restaurateurs et les artisans comme les boulangers entre autres) ou encore du maillage constitué par certains lieux de transformation ou de distribution (les moulins et les marchés de plein vent par exemple) (fig. 5). Il a aussi rendu tangible une forme d'absence et de méconnaissance des enjeux de certaines catégories au premier rang desquelles les producteurs. Enfin il a permis d’identifier des points de blocages concernant les remontées vers les institutions politiques comme les communautés de communes (pour qui, dans ce cas précis, l’enjeu alimentaire n’est ni perçu comme une prérogative ni comme une priorité).
Figure 5 : Exemple de spatialisation permettant de “révéler” le maillage des marchés de plein vent, rayon maximal 30 km autour de Tournus
Source : IGN
26Il est important de souligner que l’usage de cette pluralité de méthodes, comme nous le verrons dans le chapitre sur l’objectivation positionnée, n’a pas pour enjeux une production scientifique au sens académique du terme. Si la présence de chercheurs dans le groupe va permettre de rendre disponible ces outils, d’en faciliter l’usage et d'allouer des ressources pour leur mise en œuvre (au travers de projets collectifs d’étudiants et de stages de master), il s’agit bien d’une co-construction où les objectifs et les compétences mis à contribution sont partagés par l’ensemble du groupe. Le questionnaire sur la production alimentaire domestique en est un exemple parlant : il a été construit collectivement en atelier, diffusé en face à face par des étudiants et des membres du groupe et analysé par une personne non scientifique qui avait des compétences en statistique. C’est bien la capacité du groupe à se poser des questions, à produire une connaissance partagée et à la mettre en débat qui est recherchée. En ce sens, ces méthodes participent directement de la dynamique d’une démocratie alimentaire concrète. Comme le souligne Hassanein (2003) les processus d’empowerment et de capacitation liés à l’idée de démocratie alimentaire nécessitent au préalable une prise de conscience et une construction de connaissances communes. En ce sens, la constitution d’une communauté épistémique transdisciplinaire nous semble un jalon sur lequel peut s’appuyer un processus de démocratie alimentaire territoriale.
27L’objectivation positionnée est une notion selon laquelle la définition de la réalité et son analyse commandent la production de faits objectivables et un accord sur les valeurs qui leur sont assignées. En d’autres termes, décrire c’est choisir la réalité décrite et les fins pour lesquelles elle est décrite. Comme « toute description implique discrimination et sélection, la question qui compte est la pertinence du processus de sélection compte tenu des objectifs de la description » (Sen, 1980, p 361). Ce qui ouvre à l’enquête participative un répertoire méthodologique large pour décrire la réalité sur laquelle il est possible d’agir et créer une base de connaissances pour agir.
28Par exemple, l’enquête participative sur les “conditions d’accès à une alimentation de qualité” s’est opérationnalisée dans la définition de quatre groupes de réflexion d’une dizaine de personnes, relativement homogènes dans leur composition : Citoyens engagés, Usagers de l'Épicerie Sociale et Solidaire, Parents d’élèves, Communauté Villageoise du village de Mancey. Dans un premier temps, ces groupes de pairs ont été constitués pour favoriser l’expression libre, sans appréhension et stigmatisation des participants. L’objectif n’était pas tant d’établir une typologie des enjeux pour chacun des groupes, - une enquête quantitative par questionnaire aurait été plus pertinente pour catégoriser les dits enjeux-, que de faire ressortir des perceptions, des pratiques partagées et différenciées, proposer des solutions pour élargir l’accès à une alimentation de qualité au plus grand nombre.
29Sans trop de surprise et en cohérence avec de nombreux travaux scientifiques, la qualité alimentaire est associée aux enjeux de santé humaine et environnementale (émissions de Co2, respect des écosystèmes, animaux, sols, plantes) et de plaisir. Elle revêt également une dimension sociale, renvoie à la solidarité et à la confiance entre producteurs et consommateurs, à la convivialité des repas pris en famille, entre amis. Les labels et leurs limites sont aussi présentés en focalisant sur la proximité des lieux de production et de consommateurs qui permet un face à face générateur de confiance et de contrôle sur l’alimentation. La question du prix de l’alimentation, qui peut exclure les publics précaires, est soulevée, mais elle n’est pas un critère surdéterminant la définition de “l’alimentation de qualité” (fig. 6).
Figure 6 : Exemple d’exercice sur la définition des dimensions d’une alimentation de qualité conduit au cours des focus group
30Après identification des lieux d’accès à l’alimentation de qualité (marchés, supermarchés, magasins de producteurs, restaurants et fast food, cantines scolaires), ce sont les conditions d’accès à ces lieux qui ont été soulevées. Le Tournugeois, territoire à dominante rurale, nécessite une plus grande organisation en termes de déplacement que le milieu urbain. En effet, les pratiques des participants révèlent différentes stratégies pour réduire le coût de transport. Les lieux regroupant un maximum de produits sont souvent privilégiés (magasin de producteur, AMAP, supermarché, marché). De même, lorsqu'un déplacement plus long est nécessaire pour accéder aux produits, les participants s’arrangent pour y associer d’autres activités afin de rentabiliser le coût de mobilité engagé, qui est indissociable d’un coût temporel. Car si la mobilité n’est pas un frein pour accéder à une alimentation de qualité, le temps nécessaire aux déplacements peut en être un, et inversement. Pour réduire les déplacements, certains participants de la communauté villageoise de Mancey ont créé une coopérative d’achats groupés. Ils signifient le caractère chronophage de l’organisation des commandes : « ça prend du temps. Par exemple pour la dernière commande de fruits et légumes on a pris le temps de regarder…on a passé 5h chacun pour une commande collective ». Ce type d’organisation se met en place dans des réseaux de solidarité peu ouverts, dans une logique de voisinage ou d’entre-soi socio-culturel. Une participante au groupe citoyen engagé en rend compte : « tous les mercredis j’ai ma voisine qui va chercher du chèvre. Après ça se dit dans notre lotissement. Moi je le dis au voisin qui le dit à l’autre voisin ». Plus loin, une parent d’élève explique « on se rend service, l’AMAP j’y vais quasiment jamais parce que je travaille. (…) On se connait, on se récupère les produits les uns des autres ». Or, ces lieux « pour certaines personnes c’est vu comme des réseaux très fermés, je pense par exemple à l’AMAP ». Ce phénomène est d’autant plus flagrant dans le discours d’une adhérente à une association culturelle qui a « souvent entendu des gens assez éloignés dire “vous êtes un club fermé, il faut être adhérent, on n’ose pas venir, vous vous connaissez tous” ». Elle remarque que les membres de cette association sont les mêmes que ceux de l’AMAP ou de l’école de musique. Dans cet entre soi, l’interconnaissance forte entre les membres déjà présents intimide et dissuade. De plus, les réseaux reposent parfois sur du bénévolat ou un engagement associatif qui demande du temps, du capital social et relationnel (fig. 7).
Figure 7 : Cartographie par les membres d’un focus group des lieux d’accès à l’alimentation
31Enfin, les discussions sur les coûts d’accès à l’alimentation de qualité ont amené les participants à changer de perspective et à prendre en compte les contraintes pouvant s’appliquer à d’autres qu’eux-mêmes. Ainsi, pour permettre l’accès de tous à une alimentation de qualité, ils ont proposé quelques préconisations, comme la création de labels locaux, d’ateliers de cuisine à partir de produits frais et locaux, d’ateliers de décryptage d’étiquettes de produit, l’apprentissage de la cueillette sauvage, la création de réserves foncières dédiées à l’installation de jeunes agriculteurs et maraîchers, la création de collectifs citoyens pour négocier avec les supermarchés l’intégration de produits locaux dans les rayons. Bref, un ensemble d’actions collectives qui soulèvent la nécessité d’une logique relationnelle et conviviale.
32Si la démarche de recherche a pour objectif d’élaborer des projets de développement répondant aux besoins qu’elle identifie sur le territoire, sa logique relationnelle a pour effet de multiplier les opportunités d’actions collectives. L’objectivation positionnée couplée à la mise en relation des différents acteurs concernés par les enjeux soulevés permet de créer de nouvelles connexions autour d'enjeux concrets qui, bien que pouvant sembler secondaires au premier abord, se rattachent à la dynamique de capacitation en vue de développer les accès de tous à la qualité alimentaire. L'enquête a ainsi généré une multitude de réflexions et d'initiatives. La plus significative d’entre elles pourrait être l’aboutissement du projet de financement d’un camion réfrigéré nécessaire à l’épicerie mobile locale qui dessert sans interruption une vingtaine de communes depuis 1937. Indispensable à l’accès à l’alimentation des personnes âgées et vulnérables qui représentent 80 % de sa clientèle, la gérante de l’épicerie mobile s’est vu refuser le prêt nécessaire au renouvellement de son équipement de la part des acteurs bancaires classiques, l’incitant à développer un financement alternatif et participatif. Bien qu’elle soit insérée durablement dans l’économie locale, notamment parce qu’elle distribue en majorité des produits locaux, la loi interdit aux mairies de lui verser la moindre subvention. Sa campagne de Crowdfunding a rencontré un certain succès ayant incité l’association “Initiative Châlons-sur-Saône ” à lui proposer un prêt sans garantie. La diffusion du projet et de ses difficultés au sein des ramifications sociales et associatives a également permis à l’épicerie de bénéficier d’un prêt de l’association “Cagnotte Solidaire”, constituée notamment de producteurs locaux et des citoyens de communes rurales, ainsi que d’une subvention de la Communauté de Communes du Maconnais-Tournugeois. Si cette mobilisation a connu un franc succès, c’est parce que les acteurs impliqués dans le programme POPSU ont été en mesure de mobiliser l’ensemble des relais qui étaient les leurs, parmi lesquels les associations « Tournugeois Vivant », « Cagnotte Solidaire » ou encore « Coopagir » pour mettre en place l’indispensable contournement du système bancaire traditionnel, lequel a décidé d’accorder, une fois constitué un dossier solide par des biais alternatifs, un prêt bancaire traditionnel en complément. Au-delà de cet exemple saillant, c’est un ensemble d’enjeux concrets et situés qui ont pris racines dans la démarche de recherche-action, dans le contexte pourtant difficile de la crise sanitaire. C’est en effet en plein confinement national que s’est créée en quelques jours l’association “Relais des Teppes”, qui a mobilisé une cinquantaine de familles du village de Mancey (sur environ 400 habitants), autour de la mise en relation de producteurs et consommateurs. Loin d’être anodines, ces initiatives et la dynamique relationnelle entre ces différents acteurs multi-positionnés dans la société civile représentent des leviers indispensables à la création de réseaux translocaux permettant d'élargir la problématisation des enjeux alimentaires. En témoigne la sélection récente du village de Mancey dans le projet régional “Villages du Futur”, qui consiste à coupler des villages à des assistants à maîtrise d’ouvrage pour construire un village qui tend à se rapprocher d’un idéal commun. C’est à partir de la construction d’un système de circulations des ressources et de la constitution préalable d’un capital social local qu’il a pu en être lauréat.
33La logique relationnelle suppose donc d'identifier des situations à enjeux pratiques qui cristallisent un être et faire ensemble à des petites échelles, des problèmes de la vie ordinaire (planter, récolter, faire ses courses) de manière à partager dans une dynamique conviviale les solutions qui relèvent du matérialisme durable pour réduire les flux de matière à l’échelle locale (Schlossberg et Coles, 2016). Bien entendu, le local n’est pas vertueux en soi et nous ne prêchons aucunement pour la mise sous bocal du territoire et encore moins quelconque logique de fermeture. Au contraire, il devient l’échelle de construction et de partage de prises sur la réalité, où des savoirs latents peuvent se convertir en pratiques effectives et diffusées. À titre d’exemple, les jardins partagés du tournugeois représentent des espaces de circulation de savoirs et de techniques, à l’instar des populations malgaches qui y diffusent des techniques de paillage favorables à un usage économe de l’eau dans un territoire qui souffre de stress hydrique de manière récurrente. Il s’agit bien ici de techniques conviviales, qui ne nécessitent aucun système expert extérieur, s’appuyant sur un ensemble de pratiques ordinaires, facilement appropriables et qui circulent par le biais de pratiques quotidiennes et le partage d’une expérience commune (de jardinage, de bricolage…). Ce qui singularise ces dynamiques sociales, éparses, localisées dans différents lieux du territoire tournugeois, c’est leur dimension intuitu personae. Nécessaire à la germination de la confiance entre les membres participants et à la symétrisation de leur relation, cette dimension est renforcée par la conduite de l’enquête participative. Celle-ci favorise la composition de formes et actions collectives entre différentes associations, bénévoles et élus locaux sur la base de proximités géographiques, organisationnelles et institutionnelles (Pecqueur, Zimmerman, 2004 ; Rallet, Torre, 2004).
34La dynamique relationnelle revient ainsi à faire fructifier une certaine forme de capital social au sens de Putnam (1993), ce qui consiste à lier (bridging) et à assembler (bonding) les différentes composantes de la société locale comme le mouvement associatif, le tissu économique, les milieux culturels et scientifiques, les autorités politiques et administratives. Les proximités organisées deviennent ainsi génératrices de coordination entre diverses entités car elles donnent lieu à la création en commun de moyens d’interactions (des moyens qui peuvent résulter d’une vision partagée du monde, d’un partage de représentations, de croyances, de savoirs, de routines ou d’une logique d’appartenance). Il s’agit, dans le cas de la dynamique à l'œuvre à Tournus, du développement de jardins partagés dans un des quartiers populaires de la ville, la construction d’un magasin de producteurs locaux ou encore le déploiement réussi d’une cagnotte solidaire et participative. Toutefois, si la recherche de telles proximités opère dans les manières de faire ensemble sur des projets ponctuels, elle ne garantit pas pour autant une dynamique plus large de capacitation territoriale qui permette d’agir durablement en commun.
35Les projets engagés dans le Tournugeois traduisent un même attachement aux lieux et aux milieux. Si le financement participatif de l’épicerie mobile locale fut aussi fructueux, c’est en partie parce qu’elle répond à des préoccupations sociales majeures puisqu’elle permet à une partie des populations vulnérables (les individus les moins mobiles, en premier desquels les personnes âgées) d’accéder à l’alimentation dont elles ont besoin. La participation et la constitution d’une communauté épistémique localisée reposent donc sur un attachement partagé à des lieux et paysages communs ainsi qu’au vivant (humain ou non) qui le compose.
36Cette volonté de préserver les lieux et les milieux s'exprime de manière saillante dans l'opposition citoyenne au projet ECLAT (Équipement Culturel de Loisirs et d’Attractivité Touristique) porté par le conseil départemental de Saône-et-Loire. Il consiste en la construction d’un parc à thèmes historique basé sur les légendes et personnages centraux du département. Par la patrimonialisation de contes et récits au travers d’un lieu dédié, les porteurs du projet comptent renforcer l’attractivité touristique du territoire et attendent des retombées avant tout financières et comptabilisables. Il suppose en outre d'acquérir des terres agricoles pour les bétonner, ce qui va à l’encontre de l’objectif porté par le Plan biodiversité de ne plus augmenter la surface d'artificialisation des sols. Un collectif citoyen porte ainsi la voix d’une force d’alternatives à ce projet perçu comme l’imposition d’une politique verticale par des acteurs extérieurs au territoire qui canalise un ensemble d’enjeux de préservation des milieux. Ils pointent ainsi l'inadéquation des aspirations technocratiques avec les priorités des habitants : avant de défendre l'identité de son territoire, il s'agit déjà d'en préserver la terre (Latour, 2017). Comme dans de nombreux autres territoires, le Tournugeois est en effet confronté à la raréfaction des terres disponibles pour les nouveaux exploitants, et leur devenir fait l'objet d'une attention particulière des collectifs citoyens, notamment lors des départs en retraite d'exploitants. Les préoccupations portent également sur leurs qualités, qu'il s'agisse des intrants chimiques et autres polluants que de leur richesse en nutriments prompts à nourrir la flore qui alimente à son tour la faune et les êtres humains. Considérant la terre comme la source silencieuse d'où émane l'ensemble du vivant, ces acteurs et leurs initiatives tentent d'en représenter les porte-paroles (Abram, 2013).
37Ces mobilisations doivent donc se comprendre comme des tentatives de considérer le vivant dans ses différentes expressions, humaines ou non-humaines, sous une même ontologie (Latour, 1997) qui dépasse la traditionnelle fracture entre nature et culture (Descola, 2005) et évolue en situation d'interdépendance. C'est dans cette perspective que se constituent plusieurs jardins partagés, dont celui de l'épicerie sociale et solidaire. Il s'agit d'un lieu de maraîchage sans intrants et agréé en agriculture biologique qui doit permettre d'entretenir la qualité de la terre tout en alimentant l'épicerie en produits à destination des publics précaires, mêlant ainsi impératifs sociaux et environnementaux. Mais ces jardins partagés sont également des « patchs » (Tsing, 2017), des endroits où se rencontrent des populations différentes qui échangent ici des savoirs théoriques, là des compétences techniques. En leur sein circulent localement des objets, des semences, des savoirs cognitifs, on y partage localement une même terre, des outils mais aussi des techniques parfois ancestrales. Les jardins partagés sont autant de lieux où se renforcent concrètement des liens qui attachent les êtres entre eux et aux choses, affirmant par la même occasion que ces liens n'ont jamais été rompus (Drumm, 2015).
38Au travers de ces exemples de prise de position et d’actions, ces tournugeois revendiquent également une gestion plus démocratique du devenir des paysages qui permette de dépasser l'idée d'un patrimoine figé dans le temps et exploité à des fins économiques. Ils aspirent ainsi à penser l'aménagement des paysages de manière élargie, en considérant que les êtres humains dépendent de leur environnement autant qu'il dépend d'eux. C'est par exemple le sens des projets de réimplantation de haies par des agriculteurs locaux et de création de plans bocagers dans le village voisin de La Chapelle-sous-Brancion, qui visent à restaurer une esthétique des lieux tout en facilitant la perméabilisation des sols. Autant d’initiatives qui relèvent d’une rupture avec une vision parcellaire du territoire pour le projeter dans une trajectoire incluant la totalité des êtres supposés sensibles.
39Faire de la démocratie alimentaire un enjeu de capacitation territoriale suppose un instrument d’action publique fédérateur. Le collectif POPSU se saisit de cette question. A priori, le projet alimentaire territorial institué par l’article 39 de la Loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt du 13 octobre 2014 qui vise à mettre en œuvre un système alimentaire territorial (PAT) pourrait faire l’affaire. Principal levier du Programme national pour l'alimentation 2019-2023 : territoires en action (PNA) qui fait suite à la Loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable de 2018, son succès institutionnel est indéniable. Selon le Réseau national des Projets Alimentaires Territoriaux, en janvier 2021, près de 200 PAT recouvrent le territoire national. Un tiers d’entre eux sont portés par les intercommunalités urbaines dont les métropoles, un autre tiers par les territoires de projets (Pays, Parcs naturels régionaux, Pôles d'équilibre territorial et rural, pôles métropolitains), un cinquième par les communautés de communes. En avril 2021, 65 d’entre eux ont été labellisés par France relance pour bénéficier d’un soutien financier public ; un seul PAT lauréat de cet appel à projet est porté par une association.
40Ces PAT s’inscrivent dans le processus de territorialisation de l’action publique en cours depuis les années 1990 et la logique d’appel à projet du mitan des années 2000 (Lapostolle 2010, 2021). Ils déclinent les plans d’action nationaux (voir par exemple les 30 actions prioritaires du Programme national pour l'alimentation 2019-2023) à l’échelle de territoires institutionnels qui n’ont cessé de s’agrandir, au cours des réformes territoriales successives depuis la décentralisation. Ils complètent le répertoire d’instruments d’action publique territoriale existants en matière d’agriculture et d’alimentation (Bodiguel et al., 2018). Leur caractère relativement novateur n’occulte pas leur insuffisance à enclencher une politique alimentaire locale intégrée (Maréchal, Noel, Wallet, 2018).
41Leur gouvernementalité (Foucault, 2004) se révèle dans un isomorphisme institutionnel (Di Maggio Powel, 1983) ponctué de gouvernance territoriale, de diagnostic, d’une dialectique du projet, de participation, constitutifs de la fonction circulatoire des pouvoirs politique et économique.
42Dans cette manière de disposer des hommes et des choses, “de conduire leurs conduites” d’organiser le consentement de la population à une rationalité dont les finalités interrogent (Dardot, Laval, 2009), ces PAT qui reflètent la diversité des configurations territoriales ne semblent pourtant pas suffire à enclencher une démarche systémique de transition. Il ne s’agit pas de faire un procès d’intention aux 200 PAT qui, dans leur effectivité, touchent à différents niveaux de réalisation de la démocratie alimentaire, avec des effets concrets qui mériteraient une évaluation spécifique. Il s’agit plutôt d’interroger leur dimension procédurale, qui dans une recherche de rationalisation de l’action publique territoriale, en fait une espèce d’abstraction bureaucratique la rendant compatible avec d’autres instruments de gouvernementalité, comme les SCOT, les PLUI, ou les PCAET.
43Le coût d’entrée dans ce mikado institutionnel est élevé pour les élus, les entreprises, les associations, les organisations syndicales professionnelles, les collectifs citoyens. Il demande du temps, du capital culturel et relationnel, la capacité à situer son action dans un jeu multiscalaire qu’un nombre réduit d’acteurs locaux peuvent assurer. Aussi, pour concevoir et mettre en œuvre un PAT, il est nécessaire de disposer d’une ingénierie territoriale professionnelle capable d’articuler les échelles spatiales, institutionnelles et temporelles du projet. Autrement dit, asymétrie relationnelle et clubbisation du PAT sont deux enjeux essentiels de gouvernance, mais surtout des risques latents qui peuvent l’éloigner du processus de capacitation territoriale (Pahun, 2020).
44En effet, la capacitation territoriale n’opère pas sans un questionnement sur les valeurs, les intérêts et les finalités sous-jacents aux instruments d’action publique territoriale, sans référence aux enjeux de justices environnementale et alimentaire attentives à la banalité de la vie ordinaire, au monde concret des territorialités, c’est-à-dire à « ce réseau de relations qui se tissent avec les êtres et les choses dans la quotidienneté ». Une quotidienneté appréhendée comme « l'inévitable référentiel, (...) par rapport auquel nous nous situons et qui nous situe... malgré nous (...). [Une] quotidienneté [qui] ne crée pas de distance par rapport aux choses, [qui] ne classe pas, [qui] ne distribue pas en taxonomies, [qui] est viscosité par excellence. » (Raffestin, Bresso, 1982, p. 3).
45La capacitation territoriale suppose donc de faire entrer les territorialités, la quotidienneté, les pratiques et savoirs d’usage souvent renvoyés à l'irrationalité dans des instruments d’action publique territoriale à visée rationalisatrice. L’enjeu d’un PAT tel qu’il est saisi par le collectif Popsu est de relier le référentiel de la quotidienneté (celui des usages) au référentiel du plan (celui de l’action publique) pour concevoir l’alimentation comme un bien commun en adéquation avec une population dont les usages s’affranchissent quotidiennement des limites des territoires institutionnels, sans pour autant les renier. En d’autres termes c’est de concevoir le PAT comme un enjeu d’interterritorialité plutôt qu’un enjeu intercommunal.
46L’exploration des dynamiques à l'œuvre dans le Tournugeois autour du programme POPSU Territoire nous permet à la fois d’enrichir le concept de démocratie alimentaire d’un point de vue théorique, d’apporter des éléments quant à ses conditions d'opérationnalisation et de qualifier son rôle dans un processus de transition alimentaire.
47Le croisement de la notion de démocratie alimentaire avec les idées de capacitation (Sen, 1999), au sens collectif et territorial et de formation des publics (Dewey, 1993, 2010), d’inscription dans des enjeux pratiques et quotidiens (Schlossberg et Coles, 2016) et d’un attachement aux lieux et aux vivants (Latour, 1997, 2017) nous semble particulièrement heuristique. Il permet d’échapper aux critiques renvoyant la démocratie alimentaire à une responsabilité individuelle et à une réification du local. Cette “fertilisation” nous engage à concevoir la démocratie alimentaire comme ancrée dans des pratiques matérielles et quotidiennes (produire, transformer, s'approvisionner, manger, jeter), inscrite dans un territoire et des relations aux vivants, en y intégrant la reconnaissance des conflits et des intérêts et une ouverture des possibles. En ce sens, cette approche met en exergue la “viscosité” et les tensions entre souci de soi, de sa communauté et du vivant. Elle est une politique du lien (avec ces trois instances) et de la réflexivité (individuelle et collective) qui débouche, in fine, sur des formes de capacitations (d’actions).
48Cette perspective théorique n’est pas sans conséquences sur les dimensions opérationnelles du processus de démocratie alimentaire, au premier rang desquelles la formation d’une communauté épistémique transdisciplinaire qui sera à la fois le garant d’une pluralité des regards et une arène de circulation des ressources. Ce premier maillon doit tendre vers une forte hybridation et inclure des acteurs issus d’univers diversifiés (des chercheurs, des acteurs associatifs et des élus, certains étant multi-positionnés). C’est à cette condition que le travail d’enquête (via l’objectivation positionnées) portera ses fruits et permettra d’aller plus loin que les pratiques et les valeurs initiales (les prénotions). Cette dynamique permet de déboucher sur un élargissement des publics tant "horizontalement", vers le “bas” que vers le “haut”. Horizontalement car il s’agit de s’extraire du noyau dur pour “enrôler” les forces vives du territoire au travers d’une dynamique inter-associative ; vers le “bas” car il faut sortir de l’entre soi et inclure des groupes traditionnellement éloignés de la participation (les producteurs et les publics précaires par exemple) ; vers le “haut” car c’est par un travail de “traduction” vers les échelons institutionnels supérieurs que l’action peut s’amplifier et se pérenniser. C’est à ce prix que les acteurs peuvent se saisir de la complexité et des tensions du territoire et en reformuler les enjeux. De ce point de vue, cette recherche transdisciplinaire est “au milieu du gué”. Si nous revenons à la définition et aux critiques de la démocratie alimentaire, le projet POPSU s’inscrit dans ce que nous pouvons qualifier de food movement, comme en témoigne la constitution de la communauté épistémique transdisciplinaire. Pour autant, et comme évoqué, une réflexion émerge de ces travaux autour des inégalités : accès de tous à une alimentation de qualité (avec une prise de consciences de forme d’entre soi dans certains lieux emblématiques comme les AMAP), participation de personnes en situation de migration au projet de jardin partagé et mise en place d’un atelier de maraîchage pour fournir l’épicerie solidaire. Cette dynamique se poursuit sous plusieurs formes et cette question devient un élément central de la réflexion. L’élaboration d’un projet, soumis pour financement, portant sur la question de la débrouillardise populaire comme forme de résistance ordinaire et quotidienne aux inégalités sociales et aux inégalités environnementales en est une illustration saillante.
49Cette étude de cas nous permet d'apporter trois éléments sur l’analyse du rôle de la démocratie alimentaire, telle que nous l’avons définie théoriquement et mise en œuvre empiriquement, pour la transition alimentaire des territoires.
50Le premier point souligne le caractère productif de la démarche : dans un laps de temps relativement court (un peu moins d’un an et demi) et dans un contexte particulièrement défavorable (la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19), une série d’actions concrètes et multiformes a éclos sur le territoire de Tournus. Ainsi la démocratie alimentaire telle qu’elle a été vécue a bel et bien été source d’une capacitation territoriale et collective. Cette dernière prend des formes hétérogènes et non unifiées et repose, comme nous l’avons décrit, sur un contexte favorable à la création de la communauté épistémique. Le programme POPSU a toutefois irrigué et servi de catalyseur à ces actions : en ce sens, et même s'il convient de rester attentif à son devenir, cet embryon de démocratie alimentaire a bien été l’accélérateur d’une transition alimentaire sur le territoire. Un élément important de cette dynamique tient en outre à la nature du territoire, tant du point de vue de sa richesse associative que de sa dimension rurale qui ont, dans les deux cas, favorisé une proximité relationnelle et une circulation des ressources. Le second point porte sur la relation de la démocratie alimentaire aux politiques publiques. Nous l’avons vu avec les PAT, cette notion vient problématiser la vision du développement territorial tel qu’il est classiquement mis en œuvre par la voie administrative, y compris dans ses formes les plus innovantes. Sans nier l’importance d’un changement d’échelle via un relais institutionnel, la dimension démocratique telle que nous l’avons définie comporte des exigences quant à la place qu’elles accordent à l’expérience des citoyens. Le troisième point concerne une position épistémologique quant au travail scientifique des notions de démocratie alimentaire et de transition qui, à certains égards, peut bousculer les habitudes académiques. De notre point de vue, mettre de côté la neutralité axiologique pour déconstruire les asymétries entre monde savant et monde profane s’avère fructueux. Il ne s’agit pas de nier les spécificités de la science ni de verser dans une forme de relativisme flou. Au contraire, l’apport scientifique permet d’armer la communauté épistémique d’outils indispensables à la mise en œuvre d’une enquête réflexive et pour cheminer vers la démocratie alimentaire. Il s’agit bien d’accepter de mettre “les mains dans le cambouis” et de descendre d’une position objectivante pour hybrider ses pratiques professionnels avec d’autres ; ou pour le dire autrement d’entrer en lien. C’est à nos yeux une condition essentielle pour que l’activité scientifique prenne sa part au travail de transition.