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Productions, acteurs, et stratégies de la promotion immobilière privée dans le renouvellement des espaces péricentraux à Annaba (Est Algérien). Essai de décryptage

Productions, actors, and strategies of private real estate development in the renewal of pericentral space of Annaba (Eastern Algeria). Decryption attempt
Nadia Chebini, Bahia Kebir et Anissa Zeghiche

Résumés

À Annaba, les espaces péricentraux enregistrent, depuis près de deux décennies, un renouvellement du vieux bâti notamment par la construction de nouvelles promotions immobilières privées destinées à de nouvelles catégories sociales plus aisées qui se relocalisent dans les quartiers proches du centre-ville. Ce renouvellement, essentiellement produit par l’initiative des acteurs privés et stimulé par les mécanismes de l’offre et de la demande, entraine conjointement des transformations urbanistiques, architecturales et sociales suggérant l’émergence d’un processus de gentrification à Annaba. L’objectif de cet article est d’identifier les différents types d'acteurs intervenant dans ce renouvellement, les configurations spatiales et architecturales produites, le profil socio-économique des ménages occupant les nouveaux immeubles ainsi que les motivations de leur choix résidentiel. L’article vise également à décrypter les stratégies reliant les différents acteurs pour mieux saisir les mécanismes de production des logements neufs par les promoteurs immobiliers privés dans ces espaces péricentraux.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Métropole régionale située à 600 km à l’est d’Alger, quatrième ville d’Algérie de par sa taille (26 (...)

1Le logement est un droit inscrit dans la constitution algérienne, il est aussi un bien soumis aux lois et réalités du marché. Les récentes évolutions des modes de production du logement en Algérie sont liées aux réformes politiques et socioéconomiques, engagées au tournant des années 1990, en faveur d’une économie de marché (Ouadah Rebrab, 2008 ; Talahite, 2010 ; Chebahi, 2021). Depuis ce basculement, les villes algériennes ne cessent de connaître d’importantes mutations de leur paysage urbain et tissu social. À l’instar d’autres villes algériennes, Annaba1 n’est pas à l’écart de cette dynamique de mutation. Les espaces péricentraux s’y renouvellent par l’initiative privée et essentiellement par des actions de démolitions-reconstructions (Kebir et Zeghiche, 2014, 2022 ; Kebir, 2016). On y observe, depuis près de deux décennies, un renouvellement considérable du vieux bâti et son remplacement par de nouvelles promotions immobilières privées. Ces mutations induisent des évolutions marquantes sur le plan urbanistique, architectural et social, annonçant les prémices d’un processus de gentrification que cet article tente à mettre en évidence. Au croisement des différentes approches de la gentrification, ce phénomène peut être analysé sous l’angle économique de l'offre et de la production selon la thèse de Neil Smith sur le rent gap (Smith, 1979, 1982, 1987), sous celui des facteurs socioculturels de la demande et de la consommation mis en avant dans les travaux de David Ley (Ley, 1980, 1981, 1986), ou en réunissant ces deux dimensions selon l’approche de Chris Hamnett (Hamnett, 1997). Sur la base de ces fondements théoriques, cet article montre comment ce processus se met en place, au niveau des espaces péricentraux à Annaba, sous l’effet simultané de l’offre et de la demande de logements neufs produits par de nouvelles catégories d’acteurs privés pour une classe sociale aisée aspirant à une relocalisation dans les espaces proches du centre-ville.

2Cet article est structuré en quatre volets. Le premier volet s’intéresse au contexte d’émergence du phénomène de gentrification dans la ville algérienne, au prisme de l’évolution des modes de production du logement en Algérie depuis les réformes politiques et économiques des années 1990. Focalisant sur la ville d’Annaba, le deuxième volet présente la typologie des acteurs privés et analyse leur production en termes d’offre de logements neufs à la proximité du centre-ville. Le troisième volet révèle le profil socioéconomique des occupants de ces logements et les motivations de leur choix résidentiel. Enfin, le quatrième volet tente de décrypter les stratégies de négociation déployées par les acteurs identifiés.

Objectif et méthodologie d’approche

  • 2 Le questionnaire, réalisé entre décembre 2020 et janvier 2021 en situation de face-à-face avec le c (...)
  • 3 Ces immeubles sont répartis sur six des huit quartiers composant l’aire d’investigation ; les deux (...)

3En l’absence de statistiques officielles, notre étude qui s’inscrit dans une thèse de doctorat en urbanisme, repose essentiellement sur des données quantitatives et qualitatives issues d’un travail de terrain alliant l’observation, des relevés, une enquête par questionnaire et des entretiens semi-directifs. En premier lieu, un relevé sur terrain a été effectué au niveau de l’aire d’étude correspondant à la zone centrale et péricentrale d’Annaba (Figure 1). Ce relevé, arrêté en juin 2020, nous a permis de recenser 110 nouveaux immeubles de promotion immobilière privée, correspondant à 1174 logements neufs construits après démolition du bâti ancien. Nous avons ensuite procédé à une enquête par questionnaire2 auprès d’un échantillon de ménages dont la taille a été déterminée selon les résultats du relevé. Au moment de nos investigations, 53 nouveaux immeubles étaient inachevés et inoccupés, l’enquête n’a donc porté que sur 57 immeubles achevés et occupés correspondant à 482 logements et ménages3. Sur cette base, nous avons effectué un échantillonnage empirique composé de 50 ménages, soit 10 % des ménages recensés, répartis selon une logique spatiale au niveau des différents quartiers de l’aire d’étude, et selon les types de promotions immobilières identifiés (tableau 1). Il s’agit des immeubles produits par des promoteurs immobiliers privés agréés pour la pratique de cette activité, et des immeubles réalisés par d’autres intervenants que nous désignons par l’appellation « non agréés », qui ne possèdent pas d’agrément pour l’exercice de cette activité réglementée, mais que nous avons pu identifier comme des acteurs prédominants et dynamiques. Les résultats obtenus ont été complétés par des entretiens semi-directifs auprès d’une quarantaine de ménages dans le but de relever leur discours quant à leur choix de localisation dans les quartiers péricentraux d’Annaba.

Tableau 1 : Répartition de l’échantillon des ménages enquêtés selon la localisation et le type de promotion immobilière

Promotion immobilière privée

/

Quartiers

Agréé

non agréé

Total

Mng*

Éch*

Mng*

Éch*

Mng*

Éch*

1

La Colonne I et II

34

04

243

22

277

26

2

Sidi Brahim

64

06

32

04

96

10

3

Port-Saïd

-

-

26

04

26

04

4

Caroubier

24

03

06

01

30

04

5

Hypercentre

32

03

09

01

41

04

6

Gazomètre

-

-

12

02

12

02

Total

154

16

328

34

482

50

* Mng : Nombre de ménages occupant les immeubles achevés, * Éch. : Échantillon

Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020

4Un questionnaire a également été adressé aux promoteurs immobiliers privés et aux propriétaires ou occupants du bâti ancien non encore renouvelé dont l’échantillon a été établi selon la disponibilité de ces acteurs à nous répondre. Nous avons aussi effectué une vingtaine d’entretiens semi-directifs auprès des promoteurs immobiliers privés afin de comprendre les stratégies déployées pour l’acquisition du bien ancien et la vente des biens neufs. Une dizaine d’entretiens semi-directifs ont également eu lieu avec des propriétaires ou occupants du bâti ancien non encore renouvelé afin de connaître leur action et/ou réaction face à ce processus de mutation. Ces entretiens qualitatifs, bien que limités à un échantillon réduit et aléatoire, ont été d’un apport appréciable dans la vérification de nos hypothèses et l’affinement des résultats de notre recherche.

Libéralisation du marché du logement et renouvellement urbain, des marqueurs de la gentrification dans la ville algérienne

5Les villes algériennes connaissent, depuis près de trois décennies, d’importantes mutations dont on peut lier l’origine à la transition politique et économique des années 1990 concrétisant le désengagement de l'État dans différents domaines du secteur public dont celui du bâtiment et de l’habitat. Jusqu’à la fin des années 1980, l’État était à la fois « contrôleur, programmateur, investisseur, financier et réalisateur » (Djelal, 2007) ; mais depuis, il joue davantage le rôle d’acteur « régulateur agissant en tant que facilitateur et médiateur des échanges économiques que comme acteur (économique) direct » (Sidi Boumediene, 2013). Ce désengagement s’est affirmé par la cession d’une partie des biens immobiliers aux détenteurs de capital privé, faisant ainsi « de l’Algérie une société non pas de locataires, mais de propriétaires » (Safar Zitoun, 2012a, 2012b). En plus des mesures favorisant l’ouverture de l’économie, tout un dispositif institutionnel et réglementaire a été mis en œuvre afin de limiter l’intervention de l’État, encourager la privatisation (Tahar, 2011), et ériger une nouvelle forme de gouvernance (encadré 1).

Encadré 1 : Dispositif réglementaire mis en place depuis la libéralisation du marché

Encadré 1 : Dispositif réglementaire mis en place depuis la libéralisation du marché

Source : Auteurs

6Dans ce contexte, la production du logement ne procède plus uniquement des canaux de la planification réglementaire, les initiatives des acteurs privés se développent dans une conjoncture de libéralisation tous azimuts du marché. Cela s’est traduit, entre autres, par l’apparition de nouvelles formes de production du logement et l’entrée en jeu de nouveaux acteurs, notamment les promoteurs immobiliers privés dont l’action a connu un foisonnement depuis les années 2000. Avec ce basculement libéral, les politiques du logement en Algérie ont connu plusieurs étapes d’évolution (encadré 2) à travers lesquelles les promoteurs immobiliers privés se sont affirmés comme des acteurs incontournables dans la production du logement (Ouadah Rebrab, 2008 ; Lasla et Oukaci, 2018 ; El Fekair et Kacemi, 2021).

Encadré 2 : Évolution des politiques de production du logement

Encadré 2 : Évolution des politiques de production du logement

Source : Auteurs

7Cette transition politique et économique a eu un impact direct sur l’espace et la société, préfigurant une ville algérienne renouvelée, résultant davantage des mécanismes de l’offre et de la demande, et faisant émerger un phénomène nouveau : la gentrification. Les tissus anciens se transforment, on observe « un mouvement progressif de modification de la composition sociale de ces lieux, accompagné d’une dynamique de requalification du cadre bâti et de développement de nouvelles activités » (Madani, 2016, p. 85). Ce processus affecte les quartiers anciens populaires et proches des centres-villes « suite à l’arrivée de populations aisées qui vont agir sur la configuration économique et spatiale de ces espaces et les transformer en profondeur » (Madani, 2016, p. 85). Les mesures d’encouragement à l’accession à la propriété ont favorisé l’apparition d’une demande nouvelle en termes de logement de qualité mais aussi de choix de localisation proche du centre-ville, émanant d’une nouvelle classe moyenne ou supérieure se distinguant par ses revenus et ses exigences en phase avec le processus de gentrification. Pour répondre à cette demande, une offre nouvelle fait également son apparition par l’entremise des promoteurs immobiliers privés dans les quartiers anciens où « les entrepreneurs marchands n’hésitent plus à investir » (Boudinar et Belguidoum, 2015). Ces nouveaux acteurs privés jouent, inéluctablement, un rôle considérable dans ces reconfigurations urbaines par la rénovation des quartiers anciens où « souvent, quand des bâtisses sont mises en vente, ce qui est acheté c’est le sol et non le bâti, la rénovation immédiate étant le vrai but de la transaction » (Boudinar et Belguidoum, 2015). L’intervention de ces acteurs privés est soumise aux lois du marché et souvent à la seule logique du profit ; elle relève parfois d’une « certaine illégalité dans l’élaboration des projets, souvent liée à la débrouille, dévoilant une certaine anarchie » (Boumaza, 2003, p. 191-192). Il se produit alors un développement urbain régi par le laisser-faire, générant une nouvelle forme de « l’urbain informel » (Belguidoum et Mouaziz, 2010) qui participe pleinement à la reconfiguration socio-spatiale et à l’émergence d’une « gentrification non contrôlée facilitée par le désengagement de l’État » (Madani et Chachour, 2014) et qui tend à imprégner les villes algériennes.

  • 4 Traduit de l’anglais.
  • 5 Deuxième grande ville d’Algérie, située à 400km à l’ouest d’Alger.
  • 6 Ville moyenne située à 340km à l’ouest d’Alger.
  • 7 Ville importante située à 280km à l’est d’Alger.
  • 8 Ville moyenne située à 500 km à l’est d’Alger.

8Ce phénomène récent dans la ville algérienne est relativement peu documenté, « le mot gentrification demeure un terme étranger au vocabulaire urbain dans notre pays, rares sont les travaux de recherches qui lui sont consacrés » (Ould Abbes, 2018). Bien que décrit comme un « processus silencieux » (Madani, 2016, p. 85), le concept fait néanmoins son entrée progressivement dans la littérature relative aux villes algériennes qui « tout en continuant à se déployer, se recomposent et se refont sur elles-mêmes. C’est dans ce cadre que de nouvelles distributions socio-spatiales se dessinent, d’anciens quartiers se gentrifient, d’autres se paupérisent ou sont l’objet de reconquête par la promotion immobilière privée, comme c’est actuellement le cas des centres villes historiques et des anciens faubourgs pavillonnaires coloniaux de nombreuses villes » (Belguidoum, 2018). Le phénomène se développe sous diverses formes tant commerciales que résidentielles. On assiste à la création d’espaces commerciaux d’un genre nouveau (bazar, mall, centre commercial) (Belguidoum et Boudinar, 2015 ; Kerdoud, 2015 ; Bouhali, 2015 ; Fenchouch et Tamine, 2019b). L’essor du commerce transnational et l’arrivée massive des biens de consommation courante participent activement au renouvellement urbain des territoires centraux, car « si dans un premier temps, ce type de commerce s’est installé dans les périphéries urbaines, depuis une dizaine d’années il prend place dans la ville en s’appropriant les anciens quartiers coloniaux et les tissus péricentraux des villes » (Belguidoum et al., 2016). À Alger, le renouvellement urbain entrepris dans le cadre de la modernisation de la capitale a induit le relogement des habitants des propriétés vétustes ou précaires pour libérer des assiettes foncières en vue de réaliser de grands projets urbains et architecturaux, des actions qui s’inscrivent « volontairement ou involontairement dans une gentrification via un nouveau processus de construction »4 (Chabou-Othmani, 2015). Cette tendance largement visible à Alger, se manifeste avec force aussi à Oran5 à travers un mouvement de mutation spatiale et sociale par la rénovation de l’habitat en désuétude et l’apparition d’immeubles haut standing (Belguidoum, et al., 2014 ; Madani et Chachour, 2014 ; Mouaziz-Bouchentouf, 2017 ; Kadri et Kettaf, 2018 ; Rezk-kallah et al., 2021) ; certains quartiers péricentraux y ont connu » un reprofilage de la composition sociale et même fonctionnelle » (Tahraoui, 2006). À Mostaganem6, plusieurs quartiers historiques et centraux sont en cours de gentrification après avoir subi une véritable table rase en vue d’accueillir de nouveaux projets résidentiels destinés exclusivement à une frange moyenne aisée (Ould Abess, 2018, 2023). À Sétif7, de nombreuses recherches prédisent ou attestent de la gentrification des quartiers centraux suite à des opérations de démolition d’anciennes maisons basses remplacées par de nouveaux immeubles de standing (Chouadra, 2011 ; Chouadra et al., 2015 ; Madani, 2012 ; Bleguidoum, et al., 2014 ; Nebbad, et al., 2023). Ce renouvellement, produit par l’initiative privée, y entraine une mutation sociale avec l’arrivée de classes moyennes voire supérieures souhaitant occuper le centre-ville (Nebbad, et al., 2023). À Skikda8, le développement commercial et les nouvelles dynamiques marchandes ont contribué à la valorisation foncière et immobilière de quartiers péricentraux par une nouvelle offre de logements haut standing destinée aux catégories sociales plus aisées (Fenchouch et Tamine, 2019a). Ainsi, la privatisation et la propension à la tertiarisation ont été des facteurs déterminants dans cette recomposition spatiale et sociale des espaces péricentraux dans de nombreuses villes algériennes et Annaba n’est pas à l’écart de cette dynamique de mutation.

L’offre immobilière dans les espaces péricentraux à Annaba, un système complexe des acteurs

  • 9 Appellation retenue au vu des similitudes, avec des acteurs de la production de logement, relevées (...)

9L’espace central et péricentral à Annaba, datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, est composé de deux principales typologies architecturales distinctes. Il s’agit d’une part de l’ancien immeuble collectif de type haussmannien de hauteur variant entre R+2 et R+5 ; et d’autre part de la maison individuelle de type pavillonnaire ou de maison à cours d’une hauteur variant du rez-de-chaussée au R+2. Ce cadre bâti, présentant des signes relatifs de vétusté, est en majorité occupé par des catégories sociales moyennes ou défavorisées, soit en qualité de propriétaires ou de locataires (PDAU, 2008). Ces espaces connaissent, depuis deux décennies une mutation qui se produit à un rythme accéléré sous l’effet d’une multiplication d’opérations ponctuelles de démolitions-reconstructions. Le bâti ancien y est progressivement renouvelé par la construction de nouveaux bâtiments à usage résidentiel réalisés par des promoteurs immobiliers privés et destinés à une classe aisée. Cette offre immobilière nouvelle contraste radicalement avec les typologies préexistantes tant par la morphologie que par la catégorie des ménages. Si jusque-là, les classes moyennes supérieures étaient associées au modèle de la villa individuelle dans les couronnes périurbaines (Semmoud, 1995, 1999 ; Bendjelid, 1997 ; Trache, 2011 ; Safar Zitoun, 2005 ; Mouaziz-Bouchentouf, 2022), on assiste désormais à une tendance inversée où ces ménages quittent les espaces périurbains pour s’installer dans les quartiers péricentraux. Notre enquête a fait ressortir que la production de logements neufs est à la fois l’œuvre de la promotion immobilière privée réglementaire réalisée par les promoteurs agréés et d’un autre type de petite promotion non réglementaire impliquant deux autres catégories de producteurs non agréés : les petits promoteurs9 et les cohéritiers du bâti ancien (figure 1). Tous ces acteurs producteurs optent pour la démolition-reconstruction, et non pas la réhabilitation du vieux bâti, à la fois pour la rentabilité grâce à la densification et pour répondre à la demande en logements neufs à proximité du centre-ville. La rareté de foncier libre dans ces quartiers convoités par les futurs acquéreurs explique aussi ce choix de la démolition-reconstruction.

Figure 1 : Localisation des opérations de démolitions-reconstructions réalisées par les acteurs privés dans l’espace central et péricentral à Annaba en 2020

Figure 1 : Localisation des opérations de démolitions-reconstructions réalisées par les acteurs privés dans l’espace central et péricentral à Annaba en 2020

Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020

  • 10 Loi 11-04 du 17 février 2011 fixant les règles régissant l’activité de promotion immobilière. J.O n (...)

10Les promoteurs immobiliers privés agréés possèdent un agrément leur permettant de pratiquer leur activité en toute légalité10. Ces acteurs peuvent correspondre aux « professional developers » (Smith, 1979, p. 546) ou aux « speculative developers » (Payne, 2013 ; Fainstein, 2001) qui « achètent les propriétés, les remettent en état et les revendent pour le profit » (Hamnett, 1997). Cette catégorie d’acteurs a réalisé 18 immeubles sur les 110 immeubles recensés, ce qui ne représente que 16 % de l’ensemble des opérations. Mais cette contribution timide en nombre d’immeubles n’est pas négligeable en termes de nombre de logements, correspondant à 521 logements neufs soit 44 % des 1 174 recensés. Ces promoteurs construisent des immeubles d’habitat collectif de haut gabarit (jusqu’à R+14) implantés sur des parcelles de grande surface (jusqu’à 2200 m²) (Figure 2). Ces tours de haut standing sont en majorité situées sur les axes dynamiques du centre-ville.

Figure 2 : Immeubles réalisés par les promoteurs immobiliers privés agréés

Figure 2 : Immeubles réalisés par les promoteurs immobiliers privés agréés

Source : Clichés auteurs, 2020

  • 11 Article 23 de la loi n°11-04.

11La majorité des immeubles neufs recensés sont l’œuvre de promoteurs immobiliers privés non agréés, qui ont construit 92 immeubles parmi les 110 nouveaux immeubles (soit 84 % des opérations). Leur production est prédominante en termes de nombre d’immeubles, mais presque équivalente au nombre de logements produits par les promoteurs agréés (653 sur 1 174 logements, soit 56 %). Cette catégorie de particuliers regroupe deux sous-catégories distinctes : les petits promoteurs et les cohéritiers. Les petits promoteurs sont des particuliers effectuant les mêmes opérations que les promoteurs immobiliers privés agréés (achat et démolition du bâti ancien, reconstruction de nouveaux immeubles, vente des logements neufs) sans en avoir le statut juridique et l’agrément requis par la loi impliquant leur inscription au tableau national des promoteurs immobiliers et l’obligation aux formalités administratives et fiscales11, ils sont ainsi souvent désignés comme « faux-promoteurs » dans les enquêtes. Cette catégorie de producteurs peut être assimilée à ce que A. Romainville (2015) désigne par les « outsiders » dans le sens où ils sont considérés comme « intrus » à ce domaine qu’ils pratiquent en parallèle à une première activité (commerciale dans notre cas) et réalisent de petits projets ; à la différence que dans notre cas il ne s’agit pas d’acteurs occasionnels. Les petits promoteurs ont réalisé 60 immeubles soit 54 % des opérations recensées, correspondant à 458 logements. Ils nous ont confié que cette activité représente pour eux une formidable opportunité à saisir et à exploiter, tant la demande de logements neufs à proximité du centre-ville est pressante et croissante. C’est d’ailleurs la principale motivation qui a amené ces particuliers à se lancer dans ce domaine, les profits engendrés leur permettant d’investir plus de capitaux dans leur activité première. D’après leur estimation, cette demande a été multipliée par deux durant les cinq dernières années, « dès que l’on installe le panneau de chantier, on reçoit un premier client » déclare l’un d’eux. Un autre affirme recevoir des demandes quotidiennes et arrive à vendre les futurs appartements dans « un délai n’excédant pas les deux mois » après le lancement du projet ; certains disposent de listes d’attente se vantant même de ne pas avoir besoin de discours marketing sur les qualités du projet, « peu importe, dès le départ les acquéreurs cherchent à résider près du centre-ville ». Cette forte demande est à l’origine de l’engouement de ces petits promoteurs pour cette activité, 67 % d’entre eux envisagent d’en poursuivre l’exercice, précisant qu’ils ont d’autres chantiers en parallèle et prévoient de futurs projets dans cette même aire péricentrale. Les bâtiments réalisés par les petits promoteurs sont des immeubles d’habitat collectif de gabarit moyen variant entre R+3 et R+9 construits sur des terrains dont les surfaces varient entre 200 m² et 1 000 m² et comportant un nombre limité de logements par immeuble (jusqu’à 27 logements au maximum) (Figure 3).

12

Figure 3 : Immeubles réalisés par les petits promoteurs

Figure 3 : Immeubles réalisés par les petits promoteurs

Source : Clichés auteurs, 2020

13Nos investigations ont révélé que les petits promoteurs ont été les véritables « pionniers » (Vivant et Charmes, 2008 ; Cusin, 2008 ; Bidou-Zachariasen et Poltorak, 2008 ; Blasius et al., 2016 ; Rérat et al., 2008 ; Rérat, 2012) du processus de gentrification. Pressentant la demande, ils ont véritablement créé cette offre immobilière nouvelle ouvrant la voie aux promoteurs immobiliers privés agréés ainsi qu’à une autre catégorie d’acteurs que sont les cohéritiers du bâti ancien. Ces derniers sont généralement une fratrie qui hérite de la maison des parents et décide de la démolir afin de reconstruire sur la même parcelle un petit immeuble collectif. Deux cas de figures se présentent alors :

  • soit ce que l’on peut identifier comme de « l’autopromotion » (Halleux, 2005b), les cohéritiers gardant l’exclusivité de l’occupation du nouvel immeuble. Cette catégorie de producteurs se rapproche de ce que N. Smith (1979) désigne par les « occupier developers », c’est-à-dire « les promoteurs propriétaires-occupants, » qui « achètent et réhabilitent la propriété pour l'habiter ensuite » (Hamnett, 1997),

  • ou par l’occupation et la commercialisation d’un certain nombre de logements à d’autres particuliers. Ces cohéritiers correspondant dans ce cas à ce que N. Smith (1979) désigne par « landlords developers » c’est-à-dire « les propriétaires qui louent le logement après l'avoir remis en état » (Hamnett, 1997).

14Les cohéritiers jouent ainsi le double rôle de producteurs et de consommateurs. Ils sont à l’origine de près de 30 % des opérations, soit 32 immeubles (195 logements) sur les 110 recensés. Sur des parcelles variant entre 100 m² et 650 m² de surface, ils réalisent, de petits immeubles collectifs de gabarit moyen (entre R+1 et R+5) comportant un nombre limité de logements (jusqu’à 10 logements au maximum) (Figure 4).

Figure 4 : Nouveaux immeubles réalisés par les cohéritiers

Figure 4 : Nouveaux immeubles réalisés par les cohéritiers

Source : Clichés auteurs, 2020.

  • 12 Pour remplacer les réservoirs d’eau individuels que les ménages installent eux-mêmes à cause du rat (...)
  • 13 Information obtenue auprès des différents acteurs interrogés, il s’agit de la moyenne des prix prat (...)
  • 14 Soit entre 960 à 1 600 € pour le m², selon le taux officiel en janvier 2022 (1 €= 156 DA).
  • 15 Un logement de formule location-vente de type F3 (séjour plus deux pièces) était estimé à 2 100 000 (...)

15Pour toutes ces catégories d’acteurs (agréés et non agréés), l’offre de logements neufs répond souvent à des critères de qualité en termes de surface (tableau 2), de commodités (ascenseur, interphone, bâche à eau collective12, chauffage central, gardiennage) et de matériaux de qualité pour le décor des logements, des façades et des entrées d’immeubles (marbre, ferronnerie) (Figure 5). Ces caractéristiques se répercutent sur la valeur de ces logements faisant osciller le prix du mètre carré entre 150 000 DA et 250 000 dinars algériens13 soit de trois à cinq fois les prix pratiqués dans le logement aidé par l’État14. Ces niveaux élevés font que ces logements s’adressent de facto à des ménages de classe aisée pouvant se permettre d’accéder à la propriété sans attendre les formules du logement aidé par l’État15.

Tableau 2 : Types et surfaces des logements neufs dans les nouveaux immeubles de promotion immobilière privée dans l’espace central et péricentral à Annaba

Nombre de pièces

Surface

Nombre de logements

 %

F2 (02 pièces)

70-77 m²

03

06

F3 (03 pièces)

70-120 m²

15

30

F4 (04 pièces)

85-140 m²

25

50

F5 (05 pièces)

115-180 m²

06

12

F6 (06 pièces)

170 m²

01

02

Total

/

50

100 %

Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020-2021

Figure 5 : Équipements et parements de qualité dans les immeubles des promotions immobilières privées

Figure 5 : Équipements et parements de qualité dans les immeubles des promotions immobilières privées

Source : Clichés auteurs, 2022.

La demande de logements neufs, profil des acquéreurs et motivations du choix résidentiel

  • 16 Selon le code des catégories socio-professionnelles établies par l’Office National des Statistiques (...)
  • 17 Soit plus de six fois le SNMG équivalant à 691€ selon le taux officiel en janvier 2022.

16L’enquête par questionnaire menée auprès des ménages a permis de dresser le profil-type de l’acquéreur de ces logements neufs. Il s’agit en général d’un couple de propriétaires quadragénaires à quinquagénaires ayant deux à trois enfants. Les catégories socioprofessionnelles les plus représentées sont des cadres moyens et supérieurs16, d’un niveau d’instruction universitaire et disposant de deux revenus mensuels dépassant 108 000 DA17 (Figure 6).

Figure 6 : Profil socioéconomique des ménages occupant les logements neufs dans l’espace central et péricentral à Annaba

Figure 6 : Profil socioéconomique des ménages occupant les logements neufs dans l’espace central et péricentral à Annaba

Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020-2021

  • 18 Quartier résidentiel aisé au nord de la ville d’Annaba.

17L’enquête a démontré l’importance accordée par ces acquéreurs au critère de localisation. En effet, pour plus de 84 % des ménages interrogés, la proximité du centre-ville a été un facteur déterminant dans leur choix, ils ont affirmé n’avoir envisagé aucune autre localisation comme le précise cet habitant : « je n’ai pas choisi le logement, dès départ j’ai opté pour le quartier ». Ce choix préférentiel est en grande partie motivé par des raisons pragmatiques et utilitaires. La proximité des commerces et services, la disponibilité des moyens de transports et la possibilité de se déplacer à pied ont été considérés comme des paramètres très importants pour plus de 90 % des ménages interrogés. Les témoignages à ce sujet sont univoques : « habiter près du centre-ville me permet de répondre à tous mes besoins sans utiliser la voiture » nous confie un habitant ; « avant j’habitais à Sidi Aissa18, un endroit calme où j’avais un duplexe de 5 pièces avec vue sur mer, mais les problèmes de transport et le coût des taxis m’ont fait préférer le centre-ville où tout est proche » précise un autre. La proximité du lieu de travail a aussi été un facteur décisif dans ce choix pour une majorité des ménages interrogés dont près de 52 % travaillent au niveau du centre-ville d’Annaba (Figure 7).

Figure 7 : Importance des caractéristiques du quartier dans le choix résidentiel des ménages enquêtés

Figure 7 : Importance des caractéristiques du quartier dans le choix résidentiel des ménages enquêtés

Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020-2021.

18Près de 72 % des ménages interrogés nous ont confié être prêts à sacrifier une part du confort qu’ils pourraient trouver ailleurs (surface plus importante, place de stationnement, pas de vis-à-vis, calme) en faveur d’une localisation proche du centre-ville. Les propos des enquêtés viennent conforter le poids que revêt le critère de localisation du logement : « je préfère habiter un F2 dans le centre-ville qu’un F6 en périphérie ». Ainsi, l’engouement des acquéreurs à habiter au plus près du centre-ville pèse grandement dans le choix résidentiel malgré les inconvénients (bruit, flux de circulation) qu’ils perçoivent même comme des effets positifs participant à l’animation du centre-ville (Figure 8).

Figure 8 : Représentation du centre-ville chez les ménages enquêtés

Figure 8 : Représentation du centre-ville chez les ménages enquêtés

Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020-2021.

  • 19 Quartier aisé proche des plages au nord de la ville
  • 20 Quartier résidentiel aisé à proximité d’une plage au nord de la ville.

19De plus, résider dans ces quartiers péricentraux revêt une importance capitale pour les ménages qui y habitaient précédemment ou dont les parents y résident encore. Dans nombre de cas, il s’agit d’un retour vers le quartier d’enfance comme l’exprime cet habitant « je suis né au centre-ville, mon père et ma mère aussi, et ce n’est pas facile du tout pour moi de m’adapter ailleurs, donc j’ai voulu y retourner ». Ils expriment souvent leur nostalgie du quartier d’enfance : « je retrouve mes voisins et mes amis d’enfance, en fait, je retrouve mes souvenirs d’enfance » mais aussi « le mouvement, le dynamisme commercial et toute l’ambiance du centre-ville, j’aime ça et je ne pourrai pas vivre loin » nous confie un habitant. Pour près de 50 % des ménages interrogés, il s’agit de se rapprocher du lieu de résidence des parents pour les liens sociaux. Cela permet aussi aux jeunes ménages, en particulier les couples biactifs, d’assurer la garde des enfants par les grands-parents : « c’est important que ma mère soit proche pour garder mon enfant. Et puis c’est près de mon lieu de travail. Je lui confie mon enfant pendant la journée, et je le ramène chez moi à pied le soir » confie une dame. Cette proximité permet aussi d’assurer la sécurité des parents âgés vivants seuls. C’est ce qu’indique l’une des personnes interrogées dont les parents ont aussi vendu leur maison individuelle pour s’installer dans le même immeuble, ou une autre personne qui a quitté le quartier Oued Kouba19 préférant s’installer dans le même immeuble que ses parents dans le quartier péricentral de la Colonne. Une autre personne âgée de plus de 70 ans a aussi choisi le centre-ville pour la sécurité et nous confie avoir vendu sa « villa R+1 à la Caroube20…après le départ de mes deux filles à l’étranger, ma femme et moi nous sommes restés seuls, on a décidé de déménager dans cet immeuble collectif pour plus de sécurité surtout parce qu’on est proche du centre de santé et en face du siège de la Wilaya ».

Stratégies croisées des acteurs

20Les parcours des différents acteurs identifiés de l’offre et de la demande, se croisent à travers des modes opératoires inédits qu’ils ont mis en place pour la recherche et l’acquisition du bâti ancien en vue de sa démolition et ensuite la commercialisation des logements neufs après reconstruction.

L’acquisition du bâti ancien, une recherche au gré des opportunités

21Dans la recherche du bâti ancien, les logiques d’action des promoteurs immobiliers privés agréés diffèrent de celles des petits promoteurs en fonction des ménages ciblés et des moyens financiers et matériels mobilisés par ces acteurs producteurs. Répondant au segment spécifique de la demande des ménages les plus aisés, les promoteurs agréés concentrent leur recherche dans les quartiers situés au nord de l’aire d’étude car présentant une meilleure image (beaux immeubles et villas, verdure), « un logement promotionnel exige tout même une certaine qualité de l’environnement extérieur » insiste un promoteur. Ciblant les grands axes, ces promoteurs agréés cherchent aussi des terrains de grande surface afin de réaliser de grandes capacités. Le projet le plus important jusque-là (56 logements) a été réalisé au niveau de l’avenue Bouzered Hocine sur un terrain d’une superficie de près de 2200 m² (soit près de 10 fois la surface d’une parcelle moyenne dans le même quartier). Ce projet a été réalisé grâce à la cession d’un bien étatique dans le cadre de la privatisation. Il s’agit d’une entreprise publique économique dissoute (ETCA : Entreprise des Travaux et de Construction de Annaba) au profit d’une société par action (STCA : Société des Travaux de Construction de Annaba) où le promoteur lui-même était gestionnaire puis actionnaire. Les promoteurs agréés privilégient aussi les terrains où les contraintes sont moins fortes lors de l’exécution des travaux. Mais les difficultés rencontrées pour la réalisation de tours élevées, notamment en termes d’accès des engins, de stockage des matériaux, ainsi que les désagréments causés aux riverains qui se plaignent auprès des autorités, finissent par dissuader ces acteurs à se lancer dans d’autres projets au niveau de cette zone. Un promoteur agréé nous a déclaré à ce sujet avoir rencontré « beaucoup de problèmes surtout au moment des terrassements et des fondations, je reçois encore des plaintes, c’est la première et dernière expérience dans ces quartiers » ; tout autant qu’un autre promoteur qui déclare « c’est fini ! La reconstruction au centre-ville est très difficile ». Ceci explique leur nombre réduit par rapport aux petits promoteurs qui s’adaptent mieux aux contraintes des quartiers denses et populaires en construisant de petits immeubles, et ainsi « s’emparent presque de tout le marché » comme en témoigne un promoteur agréé considérant les petits promoteurs comme des « concurrents redoutables ». Néanmoins, et du fait de la forte demande pour des logements neufs à proximité du centre-ville, certains promoteurs agréés sont prêts à prendre des risques, « on aurait jamais pensé faire de la promotion dans ces endroits, mais les gens achètent » déclare l’un d’eux.

22Les petits promoteurs focalisent leur recherche dans les espaces où le prix de l’immobilier ancien est plus faible et ciblent des ménages au revenu inférieur à ceux des promotions immobilières agréées. Les petits promoteurs concentrent leur recherche au niveau des zones les plus convoitées par leurs demandeurs, à savoir La Colonne et plus particulièrement les sous-secteurs de l’Orangerie et l’Elyza, qui sont les plus demandés selon 56 % des promoteurs privés. La disponibilité de l’offre du bâti ancien mis en vente est aussi déterminante mais n’est pas toujours compatible avec la demande. C’est le cas du quartier Sidi Brahim où il y a « un fort potentiel, mais les gens ne veulent pas y habiter à cause de son image négative comparativement à l’Orangerie ou l’Elyza qui sont des quartiers résidentiels calmes. Sidi Brahim est un quartier très populaire, à l’exception de l’Avenue Bouzered Hocine qui est très demandée par les acquéreurs » déclare un petit promoteur. L’enquête a aussi révélé que le coût de la démolition, ne devant pas dépasser un taux de 10 % du budget total du projet, est également déterminant dans le choix du bien ancien. Ces acteurs concentrent ainsi leur recherche sur le bâti de faible emprise au sol et de gabarit bas afin de minimiser ces coûts, « si vous démolissez une petite maisonnette pour construire 10 logements, ça marche, mais la démolition d’un grand immeuble, ce n’est pas du tout rentable » précise l’un d’eux. Ces acteurs ciblent surtout les maisons individuelles car l’acquisition des immeubles collectifs est plus difficile à cause des différends pouvant opposer les propriétaires et/ou locataires. D’après un habitant, un promoteur avait essayé de convaincre un à un les occupants d’un immeuble ancien et « a proposé des prix élevés pour l’achat de ces logements. Certains voisins étaient d’accord, surtout ceux dont le logement est mitoyen à un nouvel immeuble car plus affectés par les travaux de démolition et de reconstruction : fissures aux murs, vis-à-vis, etc. Mais les autres n’ont pas accepté et la démarche n’a pas abouti ».

  • 21 En centimes, ce qui équivaut à 35 000 000 DA soit 224 131 € selon le taux officiel en janvier 2022.

23La majorité des promoteurs interrogés puisent dans les réseaux sociaux pour trouver les annonces des agents immobiliers ou des particuliers proposant des biens anciens en vantant de manière explicite leurs caractéristiques favorables à la démolition et à la construction d’une nouvelle promotion immobilière. En parallèle, 75 % des promoteurs interrogés ont affirmé avoir fait appel au service de courtiers qui explorent les quartiers péricentraux à la recherche de ce potentiel. Dans certains cas, les courtiers trouvent l’inscription « à vendre », suivie d’un numéro de téléphone, que les propriétaires affichent sur la façade du bien ancien (Figure 9). Prenant conscience de ce potentiel et de la plus-value qu’engendre le processus en cours, ces propriétaires participent aussi à la hausse de la valeur du bâti ancien comme l’affirme ce propriétaire d’une maison située sur le boulevard Colonel Amirouche (axe important dans le quartier de la Colonne) : « un petit promoteur m’a proposé 3,5 milliards21, mais je n’ai pas vendu ! J’attends une meilleure offre ». Le nombre important de ces inscriptions témoigne de l’engouement que suscite ce processus aussi bien au niveau des rues secondaires des quartiers péricentraux (Figures 9a et 9b), qu’au niveau des axes importants de l’hypercentre tel que la rue Frikh Bagdadi (9c) et l’avenue Ibn Khaldoun (9d) très fréquentée.

Figure 9 : Inscription « à vendre » sur les façades du bâti ancien

Figure 9 : Inscription « à vendre » sur les façades du bâti ancien

Source : Clichés auteurs, 2019 -2020.

24Dans d’autres cas, les courtiers font du porte-à-porte en proposant une offre d’achat attractive du bien ancien. Cette pratique peut parfois atteindre un degré de pression gênant, comme pour cette propriétaire âgée de 43 ans vivant seule dans sa maison située sur un axe important, qu’elle a hérité de ses parents. Cette dame nous a confié avoir été contactée quotidiennement par des courtiers, lui proposant un montant très élevé ou un logement neuf de haut standing dans un futur immeuble à construire sur la même parcelle. Excédée et voulant mettre fin à ces requêtes insistantes, cette propriétaire a inscrit l’expression « interdit à la vente » (en arabe) sur le portail de sa maison qui jouxte un nouvel immeuble construit après démolition d’un autre bien (Figure 10).

Figure 10 : Inscription « interdit à la vente » sur bâti ancien Boulevard Colonel Amirouche. Quartier La Colonne

Figure 10 : Inscription « interdit à la vente » sur bâti ancien Boulevard Colonel Amirouche. Quartier La Colonne

Source : Clichés auteurs, 2021

Modes de commercialisation, des arrangements inédits

  • 22 Article 77- Loi 11-04.
  • 23 Décret législatif N° 93-03 du 1er Mars 1993 relatif à l’activité immobilière.

25Les petits promoteurs et les cohéritiers ont mis en place des arrangements spécifiques à la limite de l’informalité qui est ici liée à la pratique même de l’activité de la promotion immobilière sans l’agrément nécessaire22 et aux stratégies de contournement des lois. Le processus dans son apparence ressemble à une transaction d'achat et de vente de biens immobiliers entre particuliers, mais il s'agit en réalité de projets immobiliers soumis à des droits et obligations non respectés dans ce cas. Le procédé utilisé consiste alors à échanger la valeur du bien ancien en la valeur d’appartements neufs (après reconstruction) pour chacun de cohéritiers. Ces derniers vendent leur bien au petit promoteur sans percevoir la somme correspondant à cette vente et en échange d’un document appelé « reconnaissance de dette ». L’informalité et le contournement des lois sont aussi liés à l’usage de ce document qui ne garantit pas les droits de l’acquéreur du bien futur dont la vente n’est pas protégée par la procédure réglementaire de la vente sur plan (VSP)23, la réservation des futurs logements se faisant uniquement par promesse verbale et non écrite de la part du promoteur. Une fois le projet réalisé, le petit promoteur procède au transfert de propriété des appartements neufs aux cohéritiers par un acte notarié de vente de particulier à particulier. Les cohéritiers acceptent ce procédé car cela leur permet d’acquérir un logement neuf dans le même quartier et le petit promoteur leur garantit parfois même les frais d’hébergement pendant la durée du chantier dans le cas où ils occuperaient le bâti ancien avant sa démolition. De son côté, le petit promoteur garantit la rentabilité de son projet en augmentant le coefficient d’emprise au sol (CES) et le coefficient d’occupation du sol (COS), et en vendant les locaux commerciaux en rez-de-chaussée de l’immeuble et le reste des appartements à des acquéreurs tiers. C’est dire que ce couple d’acteurs, que sont les cohéritiers et le petit promoteur, établit une forme inédite de négociation et une relation de confiance mutuelle qui est à la base de ces transactions où la « bonne réputation » du petit promoteur est établie et reconnue comme nous l’indique un cohéritier. Par effet d’entrainement, cette réputation met en confiance les futurs acquéreurs, le paiement d’une avance pour réserver leur appartement n’étant pas non plus soutenu par un contrat de vente sur plan. Les petits promoteurs refusent aussi le recours des acquéreurs aux formules de crédit bancaire mais leur accordent des facilitations de paiements par tranches différés. Cette relation de confiance est basée sur le réseau de connaissances, 34 % des acquéreurs ont déclaré avoir accepté cette forme de transaction suite à la recommandation d’un proche ou d’un ami. Les acquéreurs d’appartement d’un même immeuble sont souvent des membres d’une même famille, ou des connaissances de longue date, ce qui leur procure un sentiment de solidarité et de force à faire valoir en cas de litige. Les petits promoteurs présentent aussi deux formules de livraison : soit des logements finis ou semi-finis, préférant en majorité cette dernière option (83 % des petits promoteurs interrogés) qui leur permet de les livrer plus rapidement pour réinvestir les capitaux dans de nouveaux projets. Cette formule présente également l’avantage pour les acquéreurs de choisir l’aménagement des appartements selon leur goût et moyens. Vu le caractère informel de ces transactions, les petits promoteurs évitent de paraître au-devant de la scène, renonçant à toute publicité ostensible, ils se contentent d’afficher le panneau réglementaire de chantier, et le plus souvent une simple inscription minimaliste écrite à la main sur un carton suffit à attirer les futurs acquéreurs (Figure 11a). Ceci s’oppose à la stratégie de marketing adoptée par les promoteurs immobiliers agréés qui affichent souvent de grands panneaux publicitaires au graphisme soigné, mettant en évidence les coordonnées du promoteur, une image présentant les nombreuses qualités du projet, et un nom attractif pour la nouvelle résidence (Figure 11b).

Figure 11 : Panneaux publicitaires des promoteurs immobiliers privés

Figure 11 : Panneaux publicitaires des promoteurs immobiliers privés

Source : Clichés auteurs, 2019-2020.

Conclusion

La ville d’Annaba se métamorphose au gré des nouvelles politiques de privatisation adoptées depuis plus de trois décennies. Avec l’entrée en scène de nouveaux acteurs et l’apparition de nouvelles formes de production du logement, une rupture avec l’ancien modèle de faire la ville est engagée. On y observe un renouvellement du parc de logements dans l’espace péricentral, par la production de logements neufs sur des parcelles auparavant occupées par du vieux bâti, à l’initiative de promoteurs immobiliers privés. Ce renouvellement se décline en un système complexe et inédit de jeu d’acteurs (promoteurs privés agréés, petits promoteurs et cohéritiers) autour de la revalorisation d’un parc de logements vétustes représentant un capital d’action inestimable pour ces promoteurs immobiliers et de la réponse à une demande d’une population aisée en termes de proximités (spatiale, sociale et fonctionnelle) et de qualité de logement. Dans ce processus, les acteurs les plus entreprenants sont les petits promoteurs, les cohéritiers, les propriétaires du bâti ancien et les nouveaux acquéreurs. Ils déploient des stratégies d’acquisition et de négociation marquées par différents degrés d'informalité, ayant pour conséquence un effet d’entrainement en attirant de nouveaux arrivants et incitant d’autres propriétaires du bâti ancien à mettre leur bien en vente. Par la rénovation et la revalorisation des quartiers anciens péricentraux, ce système d’acteurs génère une dynamique spatiale marquée par l’émergence de nouvelles configurations spatiales et architecturales, une appropriation de ces quartiers péricentraux par une population plus aisée et la transformation économique par la hausse de la valeur du foncier et de l’immobilier. Ainsi, par l’entremise de ce système complexe de nouveaux acteurs de la promotion immobilière privée, la ville d’Annaba s’engage désormais dans une nouvelle trajectoire d’évolution reflétant le choix d’un modèle libéral où le logement, jusque-là vecteur d’insertion sociale, tend à devenir le ferment d’un processus de gentrification et peut-être un marqueur de ségrégation à contre-sens du discours prônant la cohésion et la mixité sociale.

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Notes

1 Métropole régionale située à 600 km à l’est d’Alger, quatrième ville d’Algérie de par sa taille (260 000 habitants au RGPH 2008).

2 Le questionnaire, réalisé entre décembre 2020 et janvier 2021 en situation de face-à-face avec le chef de ménage vise à produire des données socioéconomiques, les trajectoires résidentielles, les stratégies d’acquisition du logement, les motivations de choix résidentiels et les représentations sociales. Dans le contexte algérien, pour des raisons de conservatisme et de respect des traditions, le père de famille est considéré comme le représentant du ménage.

3 Ces immeubles sont répartis sur six des huit quartiers composant l’aire d’investigation ; les deux quartiers Beau-séjour et Champs de Mars n’ayant pas été couverts par l’enquête vu que les nouveaux immeubles n’y étaient pas encore occupés.

4 Traduit de l’anglais.

5 Deuxième grande ville d’Algérie, située à 400km à l’ouest d’Alger.

6 Ville moyenne située à 340km à l’ouest d’Alger.

7 Ville importante située à 280km à l’est d’Alger.

8 Ville moyenne située à 500 km à l’est d’Alger.

9 Appellation retenue au vu des similitudes, avec des acteurs de la production de logement, relevées dans de nombreuses références (Schteingart, 1984; Idt, et al., 2016 ; Idt, 2017 ; Ameur, 2002 ; Coslado, 2015 ; Issaka, 2013 ; Jourdam-Boutin, 2023).

10 Loi 11-04 du 17 février 2011 fixant les règles régissant l’activité de promotion immobilière. J.O n° 14 du 06 mars 2011.

11 Article 23 de la loi n°11-04.

12 Pour remplacer les réservoirs d’eau individuels que les ménages installent eux-mêmes à cause du rationnement de l’eau courante.

13 Information obtenue auprès des différents acteurs interrogés, il s’agit de la moyenne des prix pratiqués.

14 Soit entre 960 à 1 600 € pour le m², selon le taux officiel en janvier 2022 (1 €= 156 DA).

15 Un logement de formule location-vente de type F3 (séjour plus deux pièces) était estimé à 2 100 000 DA en 2001 soit 13 447 € (30 000 DA/m² soit 192 €/m²). Pour les formules plus récentes, un logement LPA (Logement Promotionnel Aidé) de type F3 est à 3 500 000 DA soit 22 413 € (50 000 DA/m² soit 320 €/m²), un logement LPP (Logement Public Promotionnel) de type F3 vaut 7.600.000DA soit 48.668€ (95 000 DA/m² soit 608 €/m²).

16 Selon le code des catégories socio-professionnelles établies par l’Office National des Statistiques, RGPH 1998 /ONS (cf. https://www.ons.dz/img/file/csp.pdf)

17 Soit plus de six fois le SNMG équivalant à 691€ selon le taux officiel en janvier 2022.

18 Quartier résidentiel aisé au nord de la ville d’Annaba.

19 Quartier aisé proche des plages au nord de la ville

20 Quartier résidentiel aisé à proximité d’une plage au nord de la ville.

21 En centimes, ce qui équivaut à 35 000 000 DA soit 224 131 € selon le taux officiel en janvier 2022.

22 Article 77- Loi 11-04.

23 Décret législatif N° 93-03 du 1er Mars 1993 relatif à l’activité immobilière.

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Table des illustrations

Titre Encadré 1 : Dispositif réglementaire mis en place depuis la libéralisation du marché
Crédits Source : Auteurs
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Titre Encadré 2 : Évolution des politiques de production du logement
Crédits Source : Auteurs
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Titre Figure 1 : Localisation des opérations de démolitions-reconstructions réalisées par les acteurs privés dans l’espace central et péricentral à Annaba en 2020
Crédits Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020
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Titre Figure 2 : Immeubles réalisés par les promoteurs immobiliers privés agréés
Crédits Source : Clichés auteurs, 2020
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Titre Figure 3 : Immeubles réalisés par les petits promoteurs
Crédits Source : Clichés auteurs, 2020
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Titre Figure 4 : Nouveaux immeubles réalisés par les cohéritiers
Crédits Source : Clichés auteurs, 2020.
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Titre Figure 5 : Équipements et parements de qualité dans les immeubles des promotions immobilières privées
Crédits Source : Clichés auteurs, 2022.
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Titre Figure 6 : Profil socioéconomique des ménages occupant les logements neufs dans l’espace central et péricentral à Annaba
Crédits Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020-2021
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Titre Figure 7 : Importance des caractéristiques du quartier dans le choix résidentiel des ménages enquêtés
Crédits Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020-2021.
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Titre Figure 8 : Représentation du centre-ville chez les ménages enquêtés
Crédits Source : Auteurs, enquête de Terrain 2020-2021.
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Titre Figure 9 : Inscription « à vendre » sur les façades du bâti ancien
Crédits Source : Clichés auteurs, 2019 -2020.
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Titre Figure 10 : Inscription « interdit à la vente » sur bâti ancien Boulevard Colonel Amirouche. Quartier La Colonne
Crédits Source : Clichés auteurs, 2021
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Titre Figure 11 : Panneaux publicitaires des promoteurs immobiliers privés
Crédits Source : Clichés auteurs, 2019-2020.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Nadia Chebini, Bahia Kebir et Anissa Zeghiche, « Productions, acteurs, et stratégies de la promotion immobilière privée dans le renouvellement des espaces péricentraux à Annaba (Est Algérien). Essai de décryptage »Géocarrefour [En ligne], 97/3 | 2023, mis en ligne le 12 novembre 2023, consulté le 09 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/22306 ; DOI : https://doi.org/10.4000/geocarrefour.22306

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Auteurs

Nadia Chebini

Doctorante au Laboratoire architecture et urbanisme, Département d’architecture, Faculté des sciences de la terre, Université Badji Mokhtar-Annaba, Algérie chebini.nad@gmail.com

Bahia Kebir

Maître de Conférences, Laboratoire "Architecture et Urbanisme", Département d’Architecture, Faculté des Sciences de la Terre, Université Badji Mokhtar-Annaba, Algérie. bahiakebir@yahoo.fr

Anissa Zeghiche

Professeur, Laboratoire "Ressources Naturelles et Aménagement", Département d’Aménagement, Faculté des Sciences de la Terre, Université Badji Mokhtar-Annaba, Algérie. boukhemisk@yahoo.com

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