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L’air urbain : renouveler le regard sur l’urbanisation par ses matières invisibles 

Geoffrey Mollé et Théo Fort-Jacques et Manuel Appert

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Monet, « Impression, soleil levant », 1872, Musée Marmottant, Paris

L’air est un fluide élémentaire. Depuis l’Antiquité, sa compréhension scientifique s’amplifie en lien avec les phases d’accélération de l’urbanisation. Mais en dépit de travaux nombreux, menés de longue date, et d’une attention renouvelée à l’aune de l’Anthropocène, l’air reste difficile à saisir. À la fois matériel et immatériel, omniprésent et inconstant, visible et invisible, intérieur et extérieur, il dessine une géographie du mouvement, discrète mais structurante dans la morphologie des surfaces, des volumes et des réseaux, dans l’entropie des corps et du vivant. L’air a été étudié directement, en tant que complexe vivifiant ou pathogène. Aujourd’hui, il est souvent étudié indirectement, comme indicateur de mécanismes sociaux défaillants ou d’innovations techniques prometteuses. C’est le cas pour décrire ses expositions à risque, qui soulignent des inégalités multidimensionnelles, relèvent de logiques d’invisibilisation et alimentent des formes de mobilisation. C’est également vrai lorsqu’il s’agit d’analyser la production et l’expérience de ses contenants, conditionnés et conditionnant.

Dans cet appel, nous prolongeons les travaux qui considèrent l’air comme une « matière première de l’urbain » à étudier au sein d’une « aérologie » (Lussault, 2022), d’une « aérographie » (Brown et al., 2020), d’une « écologie politique urbaine aérienne » (Graham, 2015) ou encore d’une « géographie élémentaire » (Adey, 2010). Ces travaux s’appuient sur l’intensification de la pollution atmosphérique ou domestique, et sur l’émergence d’une attention scientifique envers de nouveaux polluants (ozone photochimique, nanoparticules…). Ils s’intéressent aux phénomènes d’îlot de chaleur/fraîcheur urbains, aux vulnérabilités allergiques, aux volumes sonores et aux circulations des épidémies dans les grandes villes pour présenter la domestication de l’air comme un trait prépondérant de l’ « Urbanocène » (Lussault, 2022). Les logiques qui procèdent de l’ « urbanisation planétaire » (Brenner, 2014) affectent les transformations de l’air environnant. C’est pourquoi nous parlons d’« air urbain », expression ayant vocation à interroger l’urbanité de l’air.

Nous proposons de considérer l’« air urbain », au singulier, comme une perspective heuristique, susceptible de renouveler les généalogies historiques du rôle de l’air dans la formation de nos sociétés et de révéler les tensions du monde contemporain. Attentifs aux échelles de production des « airs urbains », au pluriel, nous nous intéressons à leur opérativité dans l’orientation des procédés de conception, des formes d’habitation, de cohabitation et des modes de représentation. Les propositions d’articles pourraient s’inscrire dans quatre axes :

  • Méthodes d’analyse de l’air urbain : approches épistémologiques de l’« air urbain » ; actualité, apports et biais méthodologiques liés à la métrique et à la modélisation des flux aériens (composition et direction) dans les grandes villes ; rôle de l’empirie dans la formalisation de théories émergentes sur l’air ; place de l’urbain dans la politisation des approches scientifiques de l’air…

  • Régulation, aménagement, architecture et résistance à l’air urbain : politiques instrumentales, marchandes et citoyennes de l’« air urbain » et évolutions du bâti ; étude du « faire avec l’air » et ses limites mobiles dans les expertises, les stratégies administratives, la conception architecturale et urbaine ; les moyens d’action juridiques, techniques et économiques sur la ville ; discours fantasmés et répercussions concrètes des mobilisations pour « l’air en commun »…

  • Modes d’incorporation, pratiques et expériences de l’air urbain : compréhension de ses motifs sensibles ; analyse de ses gradients d’intensité, de ses mouvements et de ses rythmes en fonction des sujets, de leur position dans l’espace social, dans l’espace public, chez eux, dans les centres urbains, en périphérie, à la campagne, dans le métro ou en hauteur, en France et à l’étranger…

  • Expérimentations, représentations techniques, culturelles et artistiques de l’air urbain : perspectives historiques ou contemporaines, comparées ou monographiques sur l’air urbain (invitation à l’inventivité dans les sources employées) ; matérialisation, visibilisation et sensibilisations classiques et alternatives à l’air urbain ; matérialisations, représentations et expressions des airs, enjeux méthodologiques en recherche-création…

Axe 1 - Qualifier l’air urbain : généalogie et actualité d’un questionnement à la croisée des sciences naturelles et sociales

Des Anciens aux Lumières, l’histoire de l’air en Occident est déjà bien connue. En tant que medium transmetteur d’influences, champ de circulation des causes chez Newton, il devient la matière première d’une « rationalité scientifico-politique » prenant la ville comme terrain d’expérimentation principal (Taylan, 2018). L’air vicié de la ville d’Ancien Régime inspire un urbanisme tourné vers le progrès social et moral (Barles, 1999 ; Choay, 1965). Il donne corps à un hygiénisme continué autour des enjeux de santé publique, encore de mise dans les procès actuels de la « ville malade » (Fijalkow, 2021).

Quand les géographes du XIXe siècle faisaient état des taux de pollution mortifères des zones d’habitat ouvrier situées à proximité des usines (Reclus, 1895), les chercheurs actuels continuent de mettre l’accent sur les modes d’exposition et les déterminants sociaux de la vulnérabilité à l’air urbain. Ces études alimentent le champ des « inégalités sociales de santé (ISS) » (Leclerc et al., 2010), qui s’est étendu au domaine de l’espace public et domestique par l’intermédiaire des travaux menés dans le champ de la « justice environnementale » (Dobson, 1996), de l’écologie politique urbaine (Heynen, Kaika, Swyngedouw, 2005), des ambiances et des atmosphères (Simonnot, Balaÿ, Frioux, 2016 ; Thibaud, 2002), de la recherche paysagère (Besse, 2018) voire de la mésologie (Berque, 1990 ; Augendre, Nussaume, Llored, 2018). C’est ainsi que plusieurs travaux francophones ont analysé la vulnérabilité différenciée aux fortes chaleurs urbaines (Molina, Hureau, Lamberts, 2023), la condamnation des « fournaises urbaines » (Faburel et al. 2019), la respiration difficile des asthmatiques dans les métropoles (Bossé, Fort-Jacques, Romay, 2023), les façonnages olfactifs des ilots atmosphériques (Balez, 2019), la disparition du silence dans les milieux urbains (Amphoux & Thibaud, 2001), la condition aérienne de l’ambiance (Tixier et al., 2011), les représentations des risques sanitaires de la pollution de l’air intérieur (Brisepierre, 2022) ou encore l’incidence du positionnement plus ou moins en hauteur des habitants dans l’expérience de ces différents aspects de l’air urbain (Mollé, 2023).

Plusieurs travaux situés dans le champ des sciences de l’ingénieur, de l’architecture, de l’urbanisme et de l’écologie du paysage travaillent sur les modèles morphologiques permettant de réduire la diversité des vulnérabilités associées à l’air urbain (Yang et al., 2020). De nouveaux rapports de pondérations apparaissent-ils entre les dimensions environnementales (biologiques, physiques, chimiques), sociales (juridiques, techniques, économiques) et expérientielles (signifiantes, sensibles, affectives) dans la politique urbaine de l’air par rapport aux XVIIIe et XIXe siècle ? Les évolutions des approches scientifiques traduisent-elles l’émergence de nouvelles valeurs conférées à l’air urbain ? Ses problématiques sont-elles d’abord sanitaires ? Tendent-elles vers des modalités expérientielles ? Comment les concepteurs d’espaces et de paysage s’en saisissent-ils ? Dans quelle mesure dépendent-elles de la conjoncture politique et économique, des instruments techniques développés pour les mesurer ?

Axe 2. Réguler, aménager, s’adapter et résister à l’air urbain : des perspectives pour un « air en commun » ?

  • 1 Enquête de la société internationale de sondage YouGov (2018) : https://presse.velux.fr/generation- (...)


Plusieurs travaux menés sur les circuits mondialisés de l’industrie de l’air conditionné (Courtney, 2023 ; Lussault, 2022 ; Graham, 2016) montrent que les stratégies liées au contrôle de l’air se privatisent. Avec l’extension des espace-temps domestiques – on passe plus de 21h par jour à l’intérieur en Europe et en Amérique du Nord1 – la bascule « immunitaire » de la société (Sloterdijk, 2005) profite à ceux qui ont les moyens d’assainir leur air intérieur ou celui des autres. L’air participe aux stratégies de valorisation de la propriété privée, des sites et des territoires, souvent au bénéfice des individus et des groupes qui exercent leur pouvoir de propriété, de gestion ou de domination économique, comme les élites qui cherchent à atteindre l’« air pur » en déménageant en hauteur (Graham, 2015 ; Choay, 2010). L’air urbain devient une marchandise dotée d’une valeur monétaire dans un contexte de privatisation des ressources élémentaires comme l’eau. Codifié par l’urbanisme, il peut être considéré comme un dispositif règlementaire facilitant la financiarisation de l’immobilier métropolitain, en maximisant la surface des actifs (Chen, 2019) et en s’affranchissant partiellement du zonage du sol (fongibilité partielle). Visé par les entreprises de transports et de sécurité, il sécurise un champ de circulation dans la ville volumique (Klauser, 2021 ; Shaw, 2017 ; Adey, 2013) qui met en concurrence géographies du sol et géographies du ciel.

L’air métropolitain serait plus chargé en concentrations virales, plus pollué, plus bruyant, plus chaud et plus allergène (Lussault, 2022), et ceci depuis le mouvement « aériste » de la médecine à l’époque des Lumières, en passant par le tournant bactériologique de la fin XIXe siècle. De quels rapports de force la production et la régulation des airs urbains est-elle empreinte ? Quelles politiques de l’air urbain se dessinent aujourd’hui entre les acteurs institutionnels, économiques et résidents ? En produisant la ville, les acteurs affectent inévitablement la composition de l’air extérieur/intérieur, ses mouvements, mais quelle est la place de l’air dans leurs stratégies de conception ? Les concepteurs et planificateurs ont-ils conscience des régimes d’exposition différenciés qu’ils instituent par leurs pratiques ? La privation d’air en circulation ou de lumière, l’accroissement des concentrations de polluants au sol et l’intensification des effets venturi suscitent de nombreuses contestations, qui posent la question de l’air comme bien commun. Que disent-elles de la place de l’air dans la conception et les plans urbains ? Ces interrogations rappellent la fragilité des normes écologiques qui régissent la régénération/rénovation de l’habitat urbain et des espaces publics. Elles pourraient aussi alimenter une réflexion sur les formes d’environnementalisme (Blanc et Paddeu, 2018) qui animent les mobilisations et les luttes pour l’air « en commun » comme récemment, le mouvement lillois des Soulèvements de l’Air.

Axe 3. Incorporation de l’air urbain : approches sensibles et affectives

L’air a fait l’objet de plusieurs travaux spécifiques dans le champ de l’histoire des sensibilités environnementales (Corbin, 2021, 1982) et de l’ethnoclimatologie (De la Soudière et Tabeaud, 2009). Le rôle de l’urbain n’y est pas traité de front et demande à être exploré, y compris dans la perspective d’une critique voire d’une amélioration des conditions de production urbaines.

  • 2 Rapport POPSU réalisé en partenariat avec l’ADEME : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/file (...)

Les travaux sur l’expérience des canicules urbaines sont importants, tant ils font parfois varier les formes urbaines investiguées (Madrid et Lyon : Monteiro, 2024 ; Saint-Priest : Allagnat, 2023). Peu d’approches comparées avec les milieux ruraux ou périurbains permettent encore de comprendre les singularités des modes d’incorporation de l’air urbain. Ces singularités pourraient-elles s’appréhender plus facilement chez les personnes ayant migré des espaces ruraux aux espaces urbains ? Ou l’inverse ? Il conviendrait de définir la frontière entre ce qui est urbain et ce qui ne l’est pas, débat au long cours (Brès et Devisme, 2020 ; Lefebvre, 1970) mais qui se repose à l’heure des débats sur l’exode urbain2 ou l’urbain hors des métropoles (Charmes, 2023). Sous l’angle des sensations et des affects, la notion d’« air urbain » permettrait-elle d’y contribuer, d’apporter de nouveaux concepts et indicateurs pour mieux délimiter les volets qualitatifs de la condition urbaine ? Les modes d’incorporation de l’air urbain permettent-ils d’observer des rythmicités paysagères spécifiques (Besse, 2018), liées à des mutations saisonnières et climatiques plus générales, une moindre dépendance à l’impact des circulations routières « au-delà du périph’ » ?

Suivant les approches, le thème de l’isolation des logements et des barrières occlusives du bâti urbain peut être rapproché de la condition des sujets. Depuis leur position dans l’espace social et l’environnement, ils respirent un air filtré à travers plusieurs enveloppes de qualité inégales, dont celle de leur propre corps. Cette conception scalaire, feuilletée, des milieux urbanisés a conduit à relativiser la maîtrise de l’effet venturi dans le cadre des nouveaux programmes d’habitat vertical. Contraignantes dans l’investissement des balcons, ses conséquences ne sont pas anticipées par les copropriétaires des « immeubles de belle hauteur » à cause d’arbitrages résidentiels réalisés en faveur de l’accès à la vue sur la ville (Mollé, 2023). Au-delà des questions relatives à l’isolation des logements, quelles attitudes défensives et quelles préférences sensorielles émergent de la confrontation à l’air urbain ? S’y exposer n’implique-t-il pas de contraindre plus ou moins volontairement son spectre de sensibilité ?

Axe 4. Expérimentations et représentations de l’air

À quel point les représentations de l’air urbain sont-elles culturellement situées ? L’hégémonie occidentale de la vue (Le Breton, 2006) et la diminution de l’importance du sens de l’olfaction à partir de la fin du XVIIIe siècle (Corbin, 1982) sont-elles à l’origine des difficultés modernes à prendre en charge la pluralité des enjeux aériens dans l’aménagement urbain ? Organisées au départ en fonction des vents dominants et des orientations cardinales (Blanchard, 1928), les villes ont évolué par et pour leur représentation paysagère à partir de la Renaissance (Berque, 2008). Plusieurs cultures orientales comme celle de la Chine partagent une tradition paysagère mais celle-ci est plus pratique que contemplative (Berque, 1990). Peut-on encore retrouver les traces de ces cultures différenciées du paysage dans les politiques contemporaines de l’air urbain, conditionné (Courtney, 2023) ou non ? Au-delà de leurs différents niveaux d’efficience en matière d’aménagement ou de régulation des « air rights » (Chen, 2022), comment travaillent-elles les stratégies civiles d’accommodation ou de lutte face aux mutations de l’air urbain ? Quelle est la place du visible et du non-visible dans la sensibilisation de l’imaginaire aux enjeux actuels de l’air urbain ?

L’art ayant un rôle épistémologique dans la définition des formes de la matière et du mouvement, on pourrait traiter ces questions à travers son histoire ou bien des œuvres et des dispositifs scéniques contemporains. Car l’urbanité de l’air le matérialise. Les flous artistiques des tableaux de Turner et Monet, emblématiques de l’impressionnisme et de ses prémisses, relevaient plus que d’un effet de style (Albright et Huybers, 2022). Ils dépeignaient une esthétique atmosphérique de la ville de l’époque, polluée, affectée par les volutes de fumée. Elle faisait donc bien apparaître la matérialité de l’air urbain et, sous les coups de pinceaux, ses mouvements. Mettant en lien les photographies de l’air de Shanghai, Delhi et du smog de Londres (1952), les historiens montrent que depuis le XIXe siècle, c’est bien la visibilité de l’air urbain, sa noirceur qui motive les mesures de pollution (Frioux, 2013). La fascination nouvelle pour ces œuvres indiquerait-elle rétrospectivement une naturalisation de l’air urbain ? De la peinture aux cartographies potentielles de l’atlas Terraforma (Aït-Touati, Arènes, Grégoire, 2019) en passant par les « aérographies » d’Engelmann (2020), quel est le rôle de l’imaginaire dans la structuration de nos « conditions d’air » (Doutriaux, 2019) urbaines ?

Calendrier et consignes aux auteurs

L’appel est ouvert à l’ensemble des disciplines des sciences sociales et humaines ainsi qu’à la recherche urbaine et architecturale, aux sciences de l’ingénieur et aux arts. Il est enfin ouvert à des formats pluriels comme l’audio ou la vidéo notamment dans le cadre d’une nouvelle rubrique de la revue.

Vos propositions sont attendues sous forme de résumé de 3 500 caractères espaces compris, hors bibliographie. Nous vous invitons à indiquer clairement à quels axes votre proposition contribue. La date limite d’envoi est fixée au lundi 18 novembre 2024. Les textes définitifs sont attendus le 15 mars 2025.

Les résumés sont à transmettre en format .doc ou .pdf aux quatre adresses suivantes :

geoffrey.molle[at]universite-lyon.fr

theo.fort-jacques[at]lyon.archi.fr

manuel.appert[at]lyon.archi.fr

berenice.gagne[at]univ-lyon3.fr

Consignes aux auteurs pour les papiers longs :

https://journals.openedition.org/geocarrefour/1017

Bibliographie

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Notes

1 Enquête de la société internationale de sondage YouGov (2018) : https://presse.velux.fr/generation-indoor/.

2 Rapport POPSU réalisé en partenariat avec l’ADEME : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/documents/DP_EXODEURBAIN_en%20pdf%20rendu%20accessible.pdf.

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