Introduction

1À partir des années 1970, correspondant au démarrage de l’industrialisation du pays, l’Algérie s’est trouvée face à une problématique majeure en matière d’habitat. Il s’agit d’un déficit en logements qui a créé une situation d’urgence à laquelle les autorités publiques devaient répondre. Le logement fut, alors, considéré comme un droit social pour tous les Algériens dont l’État assurait le financement.

2La politique adoptée, à ce moment-là, était de privilégier la quantité au détriment de la qualité d’où le choix de l’habitat collectif dont les procédés de standardisation offraient les avantages souhaités. Le modèle architectural, tout comme les systèmes constructifs furent importés afin de produire le maximum de logements dans les meilleurs délais « Les choix étaient fixés sur le quantitatif au dépend du qualitatif » (Toumi, 2016, p. 2). Un modèle de planification urbaine fut alors reconduit dans quasiment toutes les villes du pays. Il s’agit de la procédure ZHUN (zones d’habitat urbain nouvelles), héritière des zones d’urbanisation prioritaires (ZUP) françaises (Bachar, 2018, p. 56).

3Avec la nouvelle Constitution de 1989, la politique de l’habitat en Algérie passe du système monopoliste de l’État au système du marché libre. C’est le passage du financement exclusif du Trésor public aux procédures de financement qui répartissent les capitaux sur des catégories de logements prises en charge par divers promoteurs et destinées à différents usagers (Safar Zitoun, 2012b, pp 144-145). Suite à la nouvelle conjoncture, l’habitat collectif est soumis à de nouveaux modes de production, donnant naissance à plusieurs formules. Le logement promotionnel est développé pour résoudre les problèmes aussi bien quantitatifs que qualitatifs. En outre, il permet, également, aux classes aisées de se procurer des logements de haut standing (Safar Zitoun, 2012a).

4De par sa définition, celui-ci permet l’accès à la propriété, il est défini par sa destination, son mode de financement, ses prescriptions techniques, etc. L’un de ses objectifs consiste à construire des logements qui répondent à une logique de qualité et de prix. La loi n° 86-07 du 4 mars 1986 complétée par le décret législatif n° 93/03 du 1^er mars 1993 relative à la promotion immobilière marque l’intérêt des pouvoirs publics vis-à-vis de l’organisation de la profession ; elle élargit le champ du logement promotionnel aux entreprises, aux collectivités locales, aux personnes physiques et morales. La production de ce type de logement fait appel à différentes formules, bénéficiant chacune de dispositions particulières (El Fekair, Kacemi, 2021).

5La réappropriation de l’espace intérieur des logements promotionnels affiche une singularité effective qui renvoie à une nouvelle manière d’habiter l’espace domestique, bien loin des mœurs et traditions algériennes. À cet égard, des convergences remarquables peuvent être lues dans les pratiques d’appropriation, du moins dans les cas étudiés. Et c’est justement l’importance de ce qu’elles nous apprennent sur le contenu des modèles d’habiter qui les désigne comme objet impératif d’attention.

1. Objectifs et méthodes d’approche

6Il s’agit d’apporter un éclairage sur la question de la réappropriation de l’espace domestique dans l’habitat collectif en Algérie. Les recherches qui ont été menées sur le sujet concernent surtout le logement social. Ce modèle standardisé du logement est repris quasiment à l’identique « Ces opérations d’urbanisme généralisent les grands ensembles collectifs à grande échelle et aux quatre coins du pays […­]. Dès lors, cette forme d’habitat se démocratise et devient progressivement le type de logements social principal. […] La distribution des espaces dans les logements est quant à elle reconduite de manière quasi identique » (Bachar, 2018, pp. 57-58-59).

9En donnant un aperçu de l’espace « refaçonné », nous souhaitons mettre en évidence les caractéristiques spatiales de l’espace vécu. Ce qui est justement très intéressant dans ces tentatives de réappropriation, c’est le style « exogène » que l’habitant/usager apporte à son logement dans le sens où ses actions sur l’espace intérieur s’éloignent de l’héritage culturel qui constitue, pourtant comme le souligne F. De Singly (1996), un élément identitaire du sujet.

10Pour comprendre ce phénomène, nous avons adopté des méthodes d’investigation complémentaires. Après avoir choisi les logements qui répondent à notre problématique, nous nous sommes procuré les plans initiaux (conçus par les architectes). Ensuite, nous avons effectué un travail de terrain : l’observation, le relevé, la photographie ainsi que l’enquête sous la forme d’entretiens semi-directifs. Cette dernière a été menée durant les mois d’avril et mai 2022.

11Notons que notre travail de recherche, dont le présent article est issu, ne vise pas une généralisation des données, mais souhaite attirer l’attention sur une certaine manière de vivre et d’habiter l’espace domestique dans les logements promotionnels. De ce fait, le choix des cités concernées par l’étude s’est fait d’une manière aléatoire en essayant de répartir l’échantillonnage sur le maximum de cités collectives qui rentrent dans le cadre de notre problématique, et dont les habitants acceptent de collaborer. Dans ce sillage, 33 logements ont été visités, ce qui a permis de nous entretenir avec leurs habitants, mais seulement 18 nous ont autorisés à photographier l’intérieur du logement.

12En outre, il convient de rappeler que le facteur « catégorie/classe sociale » n’a pas été pris comme dimension ou indicateur dans cette étude. Bien qu’il soit déterminant, comme l’explique P. Gilbert (2016) dans son analyse de la sociologie de l’espace domestique, nous avons volontairement omis ce volet afin de cerner la problématique en question.

13Dans le texte qui suit, nous nous intéresserons au volet spatial en mettant en exergue les réaménagements effectués sur les espaces intérieurs des logements, ce qui permettra de découvrir l’espace réapproprié et vécu par les habitants. Pour ce faire, la démarche adoptée consiste à exposer différents modes de réappropriation, lesquels renvoient à des stratégies qui s’annoncent révélatrices d’une nouvelle manière d’habiter l’espace domestique. Afin de vérifier nos hypothèses, la ville de Batna en Algérie constituera le terrain d’étude sur lequel porteront nos investigations.

2. L’habitat collectif en Algérie, du système monopoliste de l’État au système du marché libre

2.1. De la politique du logement à la politique de l’habitat

14Après l’indépendance et compte tenu de la politique dirigée du pays, l’État constituait l’unique détenteur du monopole du secteur d’habitat en matière d’investissements et de réalisations à travers la production de l’habitat social. Dans ce contexte, l’État algérien a fait de la procédure ZHUN l’outil d’urbanisation le plus répandu dans les années 1970. S’inscrivant dans une logique de production de logements sociaux, les ZHUN allaient constituer de véritables moteurs d’urbanisation « Le logement se définit à partir de là, comme un « abri » qui répond à un besoin primitif » (Toumi, 2016, p. 2).

15À partir des années 1990 et avec l’ouverture à l’économie de marché, les pouvoirs publics adoptent une nouvelle stratégie. Dorénavant l’État aborde la problématique de l’habitat avec une vision novatrice. La politique de l’habitat succède à la politique du logement et les prérogatives des nouveaux instruments stipulent que le volet qualitatif importe autant que le volet quantitatif. En outre, la participation de la société civile dans le financement du logement se transforme d’un besoin social qu’il appartient à l’État de satisfaire, à un produit qui se commercialise. « Le droit à un logement décent pour le citoyen fut maintenu, mais il fut progressivement assorti de conditions d’éligibilité sociale, qui préparèrent le terrain à des conditions plus restrictives de bénéfice de l’aide de l’État » (Safar Zitoun, 2012b, p. 144).

2.2. Le logement promotionnel : allier quantité et qualité

16Au côté de l’aspect purement quantitatif qui fut souvent l’ambition première et unique de la politique du logement précédente, la politique de l’habitat a été marquée par la prise de conscience de l’État de l’importance de l’aspect qualitatif. Ce dernier ne peut être amélioré qu’à travers l’élargissement d’une gamme de formules de financement (garanties d’accès aux crédits, financements budgétaires…) espérant répondre à la diversité des besoins exprimés par les citoyens. La constitution d’un véritable partenariat entre le secteur public et le secteur privé devait permettre la gestion décentralisée des projets et des difficultés rencontrées. La mise en application de cette nouvelle politique prône la création de nouveaux modes de production de logements collectifs, dont le logement promotionnel, toutes catégories confondues (Safar Zitoun, 2012 a-b).

3. La réappropriation de l’espace intérieur du logement promotionnel, support de pratiques mouvantes et plutôt novatrices

3.1. Contexte d’étude

17À l’instar des autres villes algériennes, la Ville de Batna, située au Nord-est de l’Algérie, a essayé de répondre au besoin toujours croissant en matière de logements. À partir des années 1970, l’habitat collectif programmé concernait uniquement le type social d’où la réalisation de deux ZHUN. Suite à la crise économique de 1990, » période de rétrécissement des ressources pétrolières » (Safar Zitoun, 2012b, p. 134), l’État se désengage progressivement de la question du logement social en faveur de la promotion immobilière publique et privée.

18Dans le présent article, notre choix s’est porté sur quatre cités de logements promotionnels qui s’offrent comme des exemples représentatifs, susceptibles de répondre aux hypothèses émises. Il s’agit de la cité 246 logements promotionnels (1999), la cité 84 logements promotionnels (2008), la cité 42 logements promotionnels (2016) et la cité 336 logements promotionnels (2016).

3.2. Les modes de réappropriation

19Le concept d’« appropriation de l’espace » est considéré par les spécialistes comme une notion polysémique dans le sens où les diverses définitions, proposées par les différents spécialistes, débouchent sur un ensemble de notions, de termes et de domaines qui s’enchevêtrent, dépendant les uns des autres.

20P. Korosec-Serfaty (2003) souligne que l’une des idées dominantes concernant la notion d’appropriation est l’adaptation de quelque chose à un usage défini ou à une destination précise. L’idée d’adaptation traduit l’intention d’atteindre une certaine justesse dans l’action de modification de l’objet sur lequel s’exerce l’appropriation. Dans ce cas, l’usager s’approprie soit en se conformant à un modèle c’est-à-dire en s’intégrant dans un ensemble donné, soit en se distinguant de la norme (Barbey, 1976). Dans ce sens, s’approprier un espace veut dire « construire un ensemble de significations qui s’appuient sur des registres sociaux très divers mais dont le fonctionnement est toujours inscrit dans le modèle de la dissonance ou de la consonance entre valeurs collectives et modes de vie personnels » (EhEA, 2008a, p. 9).

21La réappropriation de l’espace domestique constitue une indication des efforts faits par l’habitant en vue d’y déployer ses pratiques quotidiennes, d’y engager une construction de soi tout en faisant du logement « un maillon de l’inscription de chacun dans la société » (Cassaigne, 2006). Concernant l’appropriation par l’usage, F. N. Bouchanine (1994) stipule qu’il peut s’agir de simples transformations fonctionnelles ou bien carrément matérielles, c’est-à-dire concrètes. Les premières n’ont sur la matérialité du bâti qu’une influence pointilliste et immatérielle, mais néanmoins significative. Les secondes, quant à elles, marquent l’espace de manière permanente. Quoique les premières soient très instructives, ce sont les deuxièmes qui retiennent le plus l’attention car elles témoignent d’une volonté plus explicite de modelage de l’espace.

3.2.1. Les transformations rigides

24Il s’agit d’une restructuration de l’espace qui s’effectue par une destruction et/ou (re)construction. L’intervention s’inscrit dans la durée et laisse une trace matérielle. On parle, alors de « marquage trace » (Veschambre, 2004). Ce type de réappropriation suppose des transformations concrètes, support d’usages divers (Bouchanine, 1997). Dans les logements étudiés, les habitants agissent sur l’espace en transformant « brutalement » ses propriétés physiques. Selon les objectifs escomptés, l’opération peut concerner une ou des parties du logement. Plusieurs cas de figures présentent des convergences remarquables dans les pratiques de réappropriation comme le démontrent les exemples étudiés.

251^er Cas :

26Cette pratique consiste à abattre complètement ou partiellement une cloison de séparation ou un mur de façade (Fig. 1, Fig. 2, Fig. 3 et Fig. 4).

Figure 1 : Adjonction du hall avec le séjour

Démolir le mur de séparation entre le séjour et le hall d’entrée pour l’obtention d’un espace ouvert appelé la salle de réception - Supprimer la fenêtre en ne laissant que la porte de la terrasse - Décorer le mur en utilisant la technique de la 3D en peinture (Fig. 1-a) - Transformer la cloison qui donne sur la cuisine en muret bas avec une poutrelle en arc (Fig. 1-b).

Figure 2 : Adjonction du balcon avec la cuisine

Agrandir la cuisine en supprimant le mur de façade pour y intégrer une partie du balcon - Ouvrir l’espace en démolissant la cloison donnant sur le couloir pour la remplacer par un muret bas.

Figure 3 : Adjonction d’une partie de la cuisine avec le hall

Agrandir le hall en réduisant l’espace de la cuisine par la démolition de deux murs qui forment un angle obtus. Réaménager le hall en une salle à manger (Fig. 3-a).

Figure 4 : Adjonction du balcon à la chambre des parents

Démolir le mur de façade en supprimant le balcon en vue d’agrandir la chambre des parents.

Figure 5 : Adjonction du hall à la chambre 2

Annexer le séjour à la chambre 2 à travers la suppression d’une moitié de la cloison de séparation entre les deux espaces – Le séjour devient une salle de réception aménagée en conséquence. Dans le logement de la cité 84, une table à manger y a été installée (Fig. 5-a).

272^ème Cas :

28Cette pratique consiste à créer de nouveaux espaces. Des murs sont construits pour accueillir de nouvelles fonctions (Fig. 6, Fig. 7, Fig. 8 et Fig. 9).

Figure 6 : L’entrée/Chicane située à l’extérieur du logement, pour une hiérarchisation spatiale

Ajouter une nouvelle pièce (chicane) à l’entrée du logement par la construction de deux murs dans l’espace commun du bâtiment et l’installation d’une porte en acier (Fig. 6-a).

Figure 7 : L’entrée/Chicane située à l’intérieur du logement, pour une hiérarchisation spatiale

Créer un nouvel espace à l’entrée du logement, une sorte de chicane intérieure.

3.2.2 Les transformations souples

29Pour atteindre leurs objectifs, les usagers procèdent avec souplesse dans le sens où la structure initiale de l’espace est préservée, mais pas sa fonction. Il s’agit d’une réaffectation fonctionnelle par réaménagement. Selon les entretiens, le choix du mobilier, de la décoration, de l’éclairage… arbore parfois un aspect que l’on veut, ou du moins, que l’on considère comme plutôt captivant (Fig. 13 et Fig. 14). L’opération peut concerner une ou des parties du logement. Des convergences remarquables dans les pratiques de réappropriation sont présentes comme en témoignent les cas de figures suivants.

301^er Cas :

31Il s’agit d’une réaffectation fonctionnelle par réaménagement (Fig. 10, Fig. 11 et Fig. 12)

322^ème Cas :

33Les usagers aspirent à embellir l’espace à travers le choix du mobilier et de la décoration (Fig. 13 et Fig. 14).

Figure 13 : Embellissement de l’espace, la salle de réception

Modifier la peinture de la salle de réception et construire un meuble pour la télévision en plaques de plâtre - Utiliser l’espace comme une salle à manger en l’aménageant en conséquence (Fig. 11-a). Modifier la peinture tout en intégrant un design considéré par les usagers comme « original » aussi bien pour la décoration du mur que pour l’éclairage de l’espace (Fig. 13-b).

3.3. Les stratégies d’appropriation

34La mise en évidence des modes de réappropriation de l’espace intérieur dans les exemples de logements promotionnels choisis permet de présenter l’espace refaçonné tel qu’il est imaginé et reproduit par les habitants. Au-delà de l’intérêt que recèle en soi l’observation de ces actions sur l’espace, c’est l’importance des stratégies qui les sous-tendent qui attire l’attention, notamment à travers les convergences qui caractérisent l’essentiel de l’effort modeleur au sein des cas étudiés. À cet égard, trois axes majeurs peuvent être identifiés en tant que stratégies d’appropriation.

3.3.1. L’ouverture spatiale

35Il s’agit d’une expansion en surface. L’ouverture spatiale s’effectue par la démolition totale ou partielle d’un mur, ce qui aboutit à une fusion entre deux espaces adjacents. Elle suppose de sauvegarder une fonction au détriment d’une autre ou d’annexer deux fonctions complémentaires. Dans les cas étudiés, on retrouve cette forme de restructuration spatiale principalement au niveau de deux types d’espace. La salle de séjour est la plus concernée dans le sens où elle se trouve sujette à ce processus dans 71 % des logements étudiés. Généralement en liaison directe avec l’entrée principale, elle s’octroie le rôle de salle de réception des invités. Parfois même, le hall d’entrée disparaît au profit d’une nouvelle hiérarchisation spatiale. Sur la question de l’ouverture spatiale obtenue, l’un des interviewés précise : « C’est très important d’avoir un espace très vaste pour accueillir les invités, comme ça, on peut l’aménager avec du mobilier moderne ». Un autre enquêté ajoute : « J’ai voulu avoir une salle des invités spacieuse et ouverte comme c’est le cas des maisons modernes ». En le questionnant sur ce qu’il entend par « maison moderne », il a répondu : « le style qu’on voit dans les publicités sur Internet ou parfois dans les films ».

36La cuisine est également concernée par l’ouverture spatiale, on la retrouve dans 45 % des cas étudiés. La cloison de séparation qui donne sur le hall ou le couloir est transformée en muret bas pour assurer une continuité et une fluidité spatiale, pas forcément fonctionnelle car seulement quatre cas ont transformé le hall en salle à manger annexée à la cuisine. L’un des interviewés explique : « J’aime bien l’image du muret bas de la cuisine, d’ailleurs, j’ai mis des tabourets et on l’utilise comme comptoir pour prendre du café ». La question de la modernité est également évoquée comme le souligne un habitant : « Avoir une cuisine ouverte sur le hall est un signe de modernité, c’est bien de suivre ce qui est à la mode, ce qu’on voit à la télé, sauf qu’il faut bien l’équiper et l’entretenir bien sûr ».

37Il est à noter que dans les 55 % restants, il y a deux cas qui ont opté pour une cuisine ouverte mais ont préféré la refermer, comme en témoigne l’une des personnes enquêtées : « J’ai préféré reconstruire la cloison et refermer la cuisine comme elle était avant, le problème : c’est le son de la cocotte et les odeurs de la cuisson qui se propagent dans tout le logement, c’est vraiment désagréable ».

3.3.2. L’intégration de fonctions novatrices

38Force est de constater l’introduction d’une nouvelle fonction que les habitants intègrent à l’espace du logement que ce soit à l’extérieur ou juste à l’entrée de ce dernier. Il s’agit de la chicane, un espace qui assure le passage progressif de l’extérieur à l’intérieur. 23 % des cas étudiés sont concernés par cet attribut. L’un des habitants concernés justifie cet acte comme suit : « C’est bien d’avoir un espace intermédiaire, c’est comme dans la maison individuelle avec la petite cour à l’entrée ». Notons que l’enquêté dénie complètement le fait de vouloir gagner en surface en construisant la chicane à l’extérieur du logement et surtout en empiétant sur l’espace commun.

39D’autres fonctions ont été introduites de manière ponctuelle mais néanmoins significative. Il s’agit de la transformation d’un espace donné en salle de sport équipée. À défaut d’obtenir des photos de l’espace en question, nous nous sommes contentés des explications des habitants : « J’aime le sport et comme il y a de l’espace, j’ai équipé l’une des chambres pour pratiquer cette activité ». Un autre enquêté souligne : « De nos jours, le sport est une nécessité, ça fait partie de la tendance actuelle, très en vogue actuellement, d’ailleurs, il y a beaucoup de salles de sport dans la ville pour les hommes et pour les femmes. J’ai donc décidé de transformer une des chambre en salle de sport ».

3.3.3. L’embellissement

41Loin d’être des actes légers, les travaux d’embellissement effectués par les habitants constituent de véritables opérations de transformation qui ont nécessité des investissements couteux. L’ensemble des logements étudiés ont été sujets à ce genre d’interventions mais à des degrés divers. Cela dépend bien sûr des capacités financières de chacun. Toutefois l’objectif reste commun, il s’agit d’améliorer, d’orner, de décorer voire de « moderniser » l’espace en question. À titre d’exemple, on peut citer les apports suivants : le changement du revêtement du plancher en remplaçant le carrelage par la dalle de sol, le renouvellement des équipements sanitaires, l’utilisation de la technique 3D en peinture, l’ajout d’un faux plafond en carreaux de plâtre sculpté, parfois avec des rosaces ornées, la construction d’un meuble pour la télévision en plaques de plâtre en optant pour un design remarquable…

42À ses modifications permanentes s’ajoute le choix d’un mobilier dont l’apparence laisse entrevoir une certaine innovation, une particularité qui reflète un aspect financier assez élevé : « C’est vrai que j’ai dépensé beaucoup d’argent dans le choix des meubles et dans la décoration, mais pour moi, c’est très important car ça reflète clairement un statut social élevé ». Dans ce sens, un autre interviewé explique : « Je suis un homme aisé financièrement et j’aime bien me distinguer en étant à la mode, c’est-à-dire, être à jour ou tout simplement moderne ». L’importance accordée à l’embellissement de son logement représente une valorisation spatiale qui s’accompagne d’une valorisation sociale et vice versa « L’espace qualifie autant l’individu que l’individu qualifie l’espace » (EhEA, 2008b, p. 6). Il s’agit d’une distinction qui peut aller jusqu’à l’exhibition, particulièrement en recevant des invités. D’ailleurs, certains habitants font appel à des décorateurs spécialisés : « Comme je ne m’y connais pas trop en décoration, j’ai fait venir un spécialiste de la déco, et j’avoue que je suis très satisfait du résultat, d’ailleurs, mon voisin a fait également appel à ses services, mais je ne voudrais pas qu’il fasse la même chose que moi, quand même… ». Ce qui renvoie aussi à une sorte de mimétisme.

4. Dynamique des transformations, s’éloigner du modèle endogène pour endosser des attraits exogènes

43L’espace domestique, envisagé en tant qu’expérience vécue, en tant que lieu de vie, est investi physiquement mais aussi symboliquement par ses occupants (Segaud, 2008). Il sert alors de support aux pratiques et aux affects, et se situe au centre d’une dynamique individuelle et sociale. Selon X. Thyssen (1983), l’espace domestique apparaît comme un matériau malléable, à la disposition de l’habitant. Celui-ci, par ses pratiques et ses discours, inscrit une manière d’être (au monde) dans l’espace qu’il domestique en se l’appropriant.

44Rappelons que dans l’ouvrage L’Habitat Pavillonnaire (Raymond et al., 1966), l’appropriation de l’habitat est définie comme « l’ensemble des pratiques et, en particulier, des marquages qui lui confèrent les qualités d’un lieu personnel ». Dans cette approche, le marquage par la disposition des objets ou les interventions sur l’espace habité est considéré comme « l’aspect matériel le plus important de l’appropriation ». Toutefois, le marquage ne peut se réduire à une constante biologique en étant constitutif d’une « bulle » et « ces qualités de lieu personnel ne sauraient exister sans l’existence d’un « nous » qui en cautionne la légitimité, sans les valeurs qui leur sont attachées, c’est-à-dire sans l’existence d’un « modèle culturel » qui en inspire et fonde l’organisation » (Korosec-Serfaty, 2003). Dans ce contexte, Collignon et Staszak (2004, p. 3) considèrent que « l’assimilation du privé et du domestique est réductrice et ethnocentrique, et les limites des espaces domestiques sont plus floues qu’il n’y paraît ». Du point de vue de ces deux géographes, l’espace domestique, « territoire anthropique premier, est autant le reflet d’une vision du monde et de la société que d’un rapport à soi et à l’autre ».

45Si l’appropriation de l’espace relève du Je et du Nous, ce dernier diffère d’une société à une autre. Il est, donc, impossible de parler de l’appropriation de l’espace sans se référer à la manière dont elle est pratiquée et vécue différemment dans chaque société. Ce que souligne J. Palmade (1995, p. 47) quand il parle d’« unité habitante », laquelle désigne une construction imaginaire qui réunit les significations symboliques propres à chaque lieu : « À chacun de ces lieux correspondent bien des activités et des fonctions de vie spécifiques, mais il leur correspond aussi (et surtout) des significations symboliques nourries des expériences émotionnelles, esthétiques et relationnelles ». C’est, donc, la société qui qualifie l’appropriation de l’espace.

46Dans le même sillage, D. Pinson (1993, p. 157) précise que l’appropriation de l’espace désigne les pratiques habitantes, lesquelles s’exprimeraient conformément à des modèles de référence. Ceux-ci relèvent de modèles culturels ou sociaux qui fondent l’organisation, comme ils fondent le déroulement de toutes les interventions sur l’espace habité. Ainsi, en activant les mécanismes de l’appropriation qui transformeront l’espace investi en un espace habité conforme à ses exigences et ses représentions de la maison, l’habitant le fait en obéissant à des modèles d’habiter. Ces modèles d’appropriation apparaissent comme « dispositions à engendrer des pratiques » au sens défini par Bourdieu pour l’Habitus et donc comme des compétences qui peuvent éventuellement trouver à s’exercer (Korosec-Serfaty, 2003).

47Cela suggère que l’habitant possède des compétences habitantes qu’il met en œuvre pour transformer son espace de vie. Dans ce contexte, F. Paul-Lévy et M. Ségaud (1983, p. 246) évoquent les notions de reformulations et de changements endogènes/exogènes. La reformulation désigne un « état antérieur lié à un équilibre social et spatial, auquel succède un état postérieur issu d’une évolution qui peut être lente ou rapide ». Ils précisent que ces transformations peuvent être observées dans le cadre d’une évolution interne de la société : c’est le cas des changements dits « endogènes », comme elles peuvent être induites par des facteurs externes : il s’agit alors de changements « exogènes ».

48Selon les deux anthropologues, les changements endogènes peuvent être de nature différente selon qu’ils résultent d’une action volontariste (étatique par exemple) ou d’une évolution progressive du système social. Et c’est le deuxième cas qui attire ici notre attention car il est le résultat d’actions menées par les habitants. Il s’agit de modifications graduelles d’espaces qui aboutissent à une configuration nouvelle. Relevant de causes diverses (désir d’accéder à un statut social plus élevé, développement de la richesse…), autant de motifs économiques et de prestige ou autres qui constituent des incitations puissantes à transformer l’espace, les changements modestes « quotidiens » font surgir, à la longue, de nouvelles formes de l’habitat, plus ou moins liées à de nouveaux modes d’« habiter ».

49Concernant les changements exogènes, il s’agit de reformulations dues au contact entre cultures hétérogènes. En général, il est question de l’espace de la civilisation occidentale et de son action sur les groupes. L’habitant transforme le cadre physique de son habitat simplement en réponse à l’attrait voire au prestige de la nouveauté qu’il considère comme symbole de la modernité. L’espace domestique est un lieu approprié « structuré en fonction des expériences, des attentes, des besoins, des fantasmes…. » (Vassart, 2006). En conséquence, des modèles spatiaux exogènes font irruption dans l’environnement des individus et des groupes les incitant à adapter leurs conduites aux nouvelles formes du cadre bâti. Pour F. Paul-Lévy et M. Ségaud, l’adaptation peut être de deux ordres : soit elle oblige les habitants au bricolage de l’espace « moderne », soit elle peut conduire à une modification des comportements.

Conclusion

50Depuis l’Indépendance, l’Algérie a consacré des investissements colossaux au secteur de l’Habitat dans le but d’assurer un logement décent pour chaque citoyen. Avec la nouvelle Constitution de 1989, la politique de l’habitat passe du système monopoliste de l’État au système du marché libre. L’habitat collectif en Algérie, et entre autres à Batna, ne se limite plus au type social mais adopte de nouveaux modes de production avec différentes formules adressées à toutes catégories d’usagers. Le logement promotionnel est, alors, développé pour résoudre les problèmes aussi bien quantitatifs que qualitatifs. Offrant un éventail de choix, ses différentes formules bénéficient chacune de dispositions particulières.

51Rappelons que diverses recherches ont été menées sur la réappropriation de l’espace domestique dans le logement de type social en mettant en exergue la rectification/adaptation/transformation à laquelle les habitants se sont livrés. L’usager tente en fonction de ses moyens de combler le déficit qu’accuse le logement pour en fin de compte retrouver l’équilibre du rapport : conditions socio-économiques et culturelles/grandeur symbolique du logement. « Il y a donc forcément un usager, incarné par un mode de vie relevant du modèle socioculturel traditionnel, en face d’un logement véhiculant des valeurs de type « moderne » » (Tebib, 2008, p. 28). En conséquence, des stratégies professionnelles ou de survie interfèrent avec l’organisation de l’espace : « Mener sur place une activité lucrative (tricotage, broderie, couture, etc.) sont des pratiques fréquentes et tolérées dans le logement de type social » (Tebib, p. 244), ou encore « les habitudes spatiales traditionnelles restent solidement ancrées et perpétuées dans le logement moderne… même si c’est le désordre et la confusion qui semble prévaloir » (Mezrag, 2015, p. 283).

52En revanche, ce que les modes de réappropriation adoptés par les habitants du logement promotionnel nous ont permis de mettre en évidence, c’est le fait que l’espace n’est plus considéré comme partie prenante du modèle socioculturel propre aux usagers. En d’autres termes, les réappropriations spatiales qui caractérisent ce type d’habitat affichent des mutations sociales significatives qui entraînent des transformations de l’espace plutôt particulières.

53En effet, dans le logement promotionnel, les stratégies de réappropriation identifiées à savoir l’ouverture spatiale, l’intégration de fonctions novatrices et l’embellissement laissent paraître une nouvelle vision sur les aspirations des occupants. Des ambitions particulièrement « étrangères » à la culture algérienne, certes facilitées par la disponibilité des moyens financiers, mais qui ne manquent pas de dévoiler l’ampleur et l’acharnement des habitants envers ce besoin inhérent d’innovation. La théâtralisation de l’espace poursuit un objectif de démonstration : tout à la fois exhibition du niveau socio-économique dont on dispose ou auquel on aspire et recherche de distinction, de nouveauté, de modernité, etc., qui se traduit souvent par la copie de détails vus « ailleurs ». L’ouverture de la famille aux télévisions étrangères et la généralisation de l’usage d’Internet qui montrent des intérieurs de logements différents, l’agencement des pièces, l’ameublement, les tissus et les couleurs des murs que diffusent ces images sont considérés par les habitants comme la référence voire l’idéal à atteindre. Les on-dit qui se racontent au quotidien participent grandement aux imageries qui alimentent des prises de décision vers toujours plus de dispositifs à la mode. « L’air du temps », « l’époque qui ne laisse pas le choix » sont autant d’expressions qui reviennent souvent pour justifier cet attrait du nouveau.

55Porté par un ensemble de changements socioculturels et économiques très profonds, l’engendrement de pratiques et de manières de faire nouvelles aboutit à des cristallisations que beaucoup d’auteurs considèrent comme les parfaits révélateurs des modèles d’habiter en cours dans une société donnée (Bouchanine, 1988 ; Frey, 1993). Dans le cas du logement promotionnel, la forme bâtie est reproduite par adoption de modèles exogènes qui s’éloignent du substrat socioculturel pour endosser des attraits issus d’ailleurs. Ces tendances agissantes et les modèles qui en résultent sont donc à voir dans leur dimension dynamique. L’étude des mécanismes de reformulation et de leur concrétisation dans l’espace habité s’avère un passage obligé à qui voudrait déceler et comprendre les modes spécifiques de restructuration de l’espace domestique dans ce type d’habitat, ainsi que les logiques qui les sous-tendent. Ces phénomènes ne sont certainement pas représentatifs du type en question, mais restent néanmoins dénonciateurs d’une nouvelle vision qui mériterait d’être interrogée et approfondie.