1Au-delà de l’écologie, science de l’écologue, l’écologisme, prise de position de l’écologiste, est à la source d’un foisonnement de déclarations, d’idéologies, une nébuleuse où il est parfois difficile de se repérer. Jean Jacob, enseignant-chercheur en sciences politiques, propose une belle galerie de portraits de femmes et d’hommes impliqués dans un écologisme dans tous ses états, depuis les précurseurs jusqu’aux engagés les plus récents, du très savant Haeckel au très médiatique Nicolas Hulot, pas moins de 26 personnalités. Les placer dans trois parties est un véritable tour de force.
2L’Homme, une note discordante dans le concert du vivant concerne les fondateurs aux profondes convictions morales voire mystiques, décalés par rapport à la société occidentale, remettant en question cette dernière et même, à l’extrême, l’Humanité elle-même. David Thoreau (1817-1862), diplômé de Harvard, en recherche d’une forme d’esprit de l’univers, de Dieu dans la nature, d’abord proche de l’ancien pasteur Emerson, rejoindra les philosophies orientales plus sensibles (pense-t-il) à la dimension religieuse du monde. Intransigeant, il n’hésite pas à prôner la « désobéissance civile ». Dans une ligne différente, Gandhi (1869-1948), le penseur non-violent, cité par tant d’ouvrages, choisit lui aussi une vie simple proche de la nature dans une Amérique du Nord en pleine explosion industrielle avant son retour en Inde. Le peintre naturaliste Robert Hainard (1906-1999) ne ménage pas ses propos, souhaitant, pour la nature, que les « gens sains » se reproduisent modérément, les autres pas du tout (p. 47). Pour Arne Naess (1912-2009), professeur de philosophie démissionnaire, père de la deep ecology, l’écologie profonde des années 1970, l’être humain n’a pas le droit de réduire la biodiversité, ce qui nécessite au final une diminution de sa propre prolifération.
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3Médecin, scientifique acquis aux idées de Darwin, philosophe héritier de Spinoza et Goethe, moniste (panthéiste ?), Ernst Haeckel (1839-1919), à la fois connu et méconnu, admiré et controversé 1, promeut le Vrai, le Bien et le Beau, « conjugue rationnellement et non par voie cléricale le désir de chaque individu de persévérer dans son être tout en restant en quête d’une harmonie collective » (p. 60).
4Pour Hans Jonas (1903-1993) et, à sa suite, Günther Anders (1902-1992), tous deux marqués par Hiroshima, la technique d’abord utile est devenue une menace et la philosophie est déconnectée de la réalité. Le Principe de responsabilité (Jonas, 1979) fustige à la fois une Création dépourvue de considération pour le monde terrestre et René Descartes, père d’une science dualiste. Chaque individu est maître de sa propre vie sans avoir le droit d’attenter à l’intégrité de l’humanité.
5Après avoir rencontré Claude Levis-Strauss (1908-2009) avec ses Tristes Tropiques et son élève, Philippe Descola (né en 1949) qui expose les quatre façons d’être au monde, la vision Gaïa permet de croiser les chemins de James Lovelock (1919-2022) et de Bruno Latour (1947-2022).
- 2 Dans La Mort de la nature : les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, Carolyn Merchant, (...)
- 3 Partant de la figure de la sorcière à la fois victime et rebelle, dans Sorcières : La puissance inv (...)
6L’Homme, un animal politique aux ambitions contrariées. Tout un programme ! Les écologismes foisonnent aussi bien en matière de théories que de politiques, de l’incrimination de la philosophie occidentale à la protection concrète de l’environnement. L’écoféminisme, très présent dans cette partie, s’affirme avec les livres de Carolyn Merchant (1980)2 et de Mona Chollet (2018)3.
- 4 Si plusieurs auteures considèrent que « l’organisme féminin et les valeurs féminines pourraient trè (...)
- 5 Gro Harlem Brundtland, médecin norvégienne plusieurs fois première ministre, féministe, a été direc (...)
7Vandana Shiva (née en 1952), la brillante physicienne et épistémologue, l’écoféministe partisane d’une image de femme active, spontanée et non-violente, opposée à un développement broyant le monde naturel et les communautés, milite pour le maintien des agricultures locales. Pour Françoise d’Eaubonne (1920-2005), créatrice du néologisme « écoféminisme » (1974), l’exploitation de la nature, comme celle des femmes, trouve son origine dans un patriarcat vieux de 5000 ans ! Ce rapprochement entre femme et nature trouvera toutefois un écho plus favorable chez les écologistes masculins que féminins ; est-ce si étonnant ?4 La journaliste scientifique Rachel Carson (1907-1964), du cœur même des laboratoires scientifiques, dénonce à son tour le mode de vie occidental, envié (jalousé ?), dit-elle, par les pays de l’Est et du Sud (Carson, 1962). A sa suite, le biologiste Barry Commoner (1917-2012) conjuguera écologie et socialisme, en désaccord avec Anne et Paul Ehrlich pour qui l’expansion de l’espèce humaine représente un véritable danger pour la nature (encore !). Gro Harlem Brundtland (née en 1939)5, auteure du rapport du même nom préparatoire au Sommet de Rio (1992), propose une première définition du « développement soutenable » qui considère la Terre comme un organisme en équilibre complexe qui va du maintien de la biodiversité à la préservation de la santé.
8Dans cette partie sont invités les incontournables Edgar Morin (né en 1921), philosophe et humaniste, et Bertrand de Jouvenel, partisans d’une écologie politique. Y trouve également sa place le Club de Rome avec le « rapport Meadows » (à partir de 1972), une véritable bombe politique où il est question des limites à la croissance(croissance versus austérité). Le chapitre se termine par l’évocation du très médiatique Jean-Yves Cousteau (1910-1997) qui a fortement participé à la prise de conscience écologique.
9Les multiples chemins de l’écologie en politique. Dans les années 1970, la question écologique devient une préoccupation politique alors qu’elle restait jusqu’alors tout à fait mineure voire futile. Des politiques souvent offensives voire agressives veulent faire prendre conscience de la gravité de la crise écologique. René Dumont (1904-2001) s’insurge contre l’accroissement de la teneur en gaz carbonique et prône une écologie socialiste. Serge Moscovici (1925-2014), détracteur d’une civilisation (occidentale) contre-nature, défenseur d’un ré-enchantement du monde, lutte pour « ensauvager » la vie, reconquérir les droits de l’Homme (1978). Murray Bookchin (1921-2006), ouvrier autodidacte d’abord communiste, croyant à la raison, la science et la technologie, est partisan d’une écologie sociale contraire à une écologie profonde qui, véritable religion, « peuple la nature de dieux et autres farfadets, sous la coupe de divers gourous plutôt calés en affaires » (lucratives ?). Bernard Charbonneau (1910-1996), marqué par le protestant Jacques Ellul puis par le catholique Emmanuel Mounier, restera soucieux d’assurer une réelle liberté à l’Homme. Denis de Rougement (1906-1985), essayiste protestant, souhaite dégager une voie entre capitalisme et communisme, tous deux matérialistes. Il présidera ECOROPA, dénonçant le productivisme. Ivan Illich (1926-2002), devenu prêtre catholique, prend la mesure des méfaits d’une évangélisation massive qui ignore les réalités locales. Fondateur du Centre interculturel de Documentation de Cuernavaca (Mexique), il dénonce le développement matérialiste. Homme à la pensée complexe, il recherche les origines de l’individuation contemporaine.
- 6 A la suite de Laudato si’, dans son livre Le message écologique des Ecritures Saintes (paru en 2023 (...)
10Le pape François (1936-), partisan d’une écologie intégrale, exprime dans l’encyclique Laudato si’ (2015), l’idée que les catholiques sont par essence des écologistes, ce qui n’est pas évident du tout, la tradition judéo-chrétienne se voyant reprocher la promotion de l’exploitation de la terre6. Laudato si’ insère l’écologie dans une trame religieuse, dénonçant la faiblesse des réactions face aux dégradations, excluant toutefois l’expansion démographique (opposé en cela à Ivan Illich).
11Edward Goldsmith (1928-2009) avec la revue The Ecologist, propose une écologie politique (« changer ou disparaître ») avec la mise en place (la restauration ?) de petites communautés autarciques ayant le souci de la planète. L’écologie est « une foi en la sagesse des forces qui ont créé le monde et le cosmos dont nous faisons partie ».
12En conclusion, l’auteur souligne à juste titre les contrastes omniprésents à tous les niveaux de l’écologisme, depuis la profondeur de la réflexion des fondateurs face aux programmes dépourvus de questionnement théorique pour une écologie au quotidien, jusqu’au souhait d’une régulation rapide et collective des questions écologiques face à une démocratie caractérisée par une indépendance indestructible de chaque individu, et bien d’autres.
13A travers ces figures marquantes, l’ouvrage montre la complexité de la question écologique avec ses options politico-sociales parfois outrées, bien loin finalement des aspects proprement scientifiques (qui n’entrent pas dans le sujet traité). Il montre aussi l’importance de la très présente pensée religieuse, sans oublier l’importance de la nationalité et de la culture des penseurs. Ce livre très documenté fera réfléchir celles et ceux qui sont passionnés par l’écologie, par l’histoire des idées. A la fin de chaque chapitre, des références cernent l’essentiel du chapitre. En fin d’ouvrage, des références plus complètes permettront d’approfondir chaque portrait.
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