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Quand le secteur privé s’empare du trottoir : contrôle et usages de l’espace public à Mexico

Ruth Pérez-López et Perla E. Castañeda Archundia

Résumés

Dans cet article, nous présentons deux études de cas qui rendent compte du phénomène de la construction de trottoirs par le secteur privé. Les trottoirs conçus par des entreprises du secteur privé servent de point de départ pour analyser la production de l’espace public dans deux quartiers de la ville de Mexico fortement influencés par les dynamiques de mondialisation. Ces trottoirs représentent un objet où convergent les intérêts de différents acteurs économiques (promoteurs immobiliers), politiques (autorités municipales) et sociaux (citadins) et constituent une unité d’analyse mettant en lumière l’aménagement et la gestion de l’espace public par le secteur privé. Dans cet article, nous montrons l’impact des grands projets immobiliers sur le tissu urbain et analysons les usages et pratiques sociales des personnes qui circulent sur ces trottoirs.

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Texte intégral

Introduction

1Après la construction des premiers trottoirs dans la ville de Pompéi, dans l’ancienne Rome, il faudra attendre jusqu’au début du XVIIème siècle pour que les villes européennes aménagent des trottoirs afin de séparer les flux véhiculaires des flux pédestres (Capron, Monnet, Pérez-López, 2018, p. 33). Dès le départ, le trottoir a donc eu pour vocation de ségréguer les flux et de supporter la circulation des personnes qui se déplacent à pied. Depuis, sous d’autres latitudes et au nom de la subordination des intérêts privés à l’intérêt général de la communauté, les pouvoirs publics ont cherché à réguler les activités sur les trottoirs, afin de les maintenir libres d’obstacles (principalement d’échoppes de commerce), de préserver l’ordre et de faciliter la circulation des piétons (Blomley, 2010, p. 66).

2À Mexico, les trottoirs résultent souvent d’une production et d’une gestion hybrides, fruit de l’interaction entre le secteur public, le secteur privé et les usagers eux-mêmes (Capron, Monnet, Pérez-López, 2022). Dans ce modèle de production partagée, les autorités publiques établissent des normes de base pour la construction et l’entretien, tandis que les acteurs privés – comme les promoteurs immobiliers ou les commerçants – interviennent pour adapter ces espaces aux besoins de leurs activités. En parallèle, les habitants prennent souvent des initiatives pour aménager, embellir ou même réparer les trottoirs devant leurs résidences, bien qu’ils ne disposent pas d’autorisation officielle pour le faire.

3Or, avec l’arrivée de la mondialisation néolibérale, le secteur privé a commencé à exercer une plus grande emprise sur ces espaces. Dans la capitale mexicaine, certains trottoirs ont été construits, puis gérés, par des promoteurs immobiliers qui mettent en avant les qualités esthétiques de ces espaces, ainsi que leur usage ordonné et contrôlé. Toutefois, ces aménagements, bien que soigneusement conçus pour créer un ordre visuel et une gestion stricte des usages, ne respectent pas toujours les normes officielles relatives au design et à la mobilité universelle. Cette absence de conformité aux standards formels révèle une priorisation de l’apparence d’un ordre contrôlé, au détriment de l’accessibilité et de l’inclusivité. Par ailleurs, cette approche limite la diversité des usages sociaux et des activités économiques, en restreignant notamment le commerce informel, qui constitue pourtant un élément essentiel de la vie urbaine. Dans cette métropole du Sud, les usages informels et populaires du trottoir ne sont pas seulement largement répandus, ils permettent à de nombreux habitants de subvenir à leurs besoins et constituent le socle par excellence de la vie urbaine.

  • 1 Recherche No. CB-2015-255645-S sur la production matérielle et sociale des trottoirs à Mexico ayant (...)

4Cette étude1 s’inscrit dans la continuité de recherches antérieures portant sur les actions publiques et privées de réhabilitation, récupération et revitalisation d’espaces publics. Bien que ces travaux ne se penchent pas spécifiquement sur la production des trottoirs, ils fournissent des éléments de réflexion sur les effets sociaux et matériels liés à la privatisation de l’espace urbain. À titre d’exemple, les « bonus plaza » de Manhattan situés à l’entrée de certains immeubles et construits via un partenariat entre les municipalités et les promoteurs immobiliers, sont configurés de sorte à « disperser la foule », et deviennent ainsi des espaces « stériles », « peu attrayants », « inutilisables » et « inaccessibles » (Smithsimon, 2008). Ces dynamiques de production de l’espace basées sur des partenariats publics-privés sont poussées par un « imaginaire écosanitaire » qui mène à une « standardisation des pratiques de gestion des espaces publics » et à leur « aseptisation » (Parazelli, 2009). Elles recherchent une « normalisation » de la vie urbaine, libre de « conflit […], transgression [et] confrontation directe » et la conception d’un espace public « préservé de tout danger ou risque, […] asocial [et] déconnecté de l’action et de la réaction pourvu qu’il soit lisse et esthétiquement beau » (Gasnier, 2006). Ces espaces présentent des risques de ségrégation sociale (déterminée par une difficulté d’accès aux lieux sans automobile), de fragmentation (en raison de leur déconnection avec le quartier et de production d’un espace aseptisé et contrôlé) et de standardisation urbaine (limitant les pratiques urbaines et réprimant certains usages de l’espace) (Gasnier, 2006), éléments que nous retrouvons dans nos deux cas d’étude. Ces auteurs se joignent à la critique réalisée par d’autres qui ont également montré comment différents espaces publics-privés et/ou politiques urbaines cherchent à éradiquer certains usages de la ville, restreignant les interactions sociales, limitant les libertés et excluant les populations indésirables (Németh, 2009, p. 2464), dont les commerçants informels (Crossa, 2009), les sans domicile fixe (Makowski Muchnik, 2017 ; Pérez López, 2009) et, plus généralement, les secteurs populaires urbains (Giglia, 2015 ; Leal Martínez, 2016 ; Moreno Carranco, 2015).

5Dans les pages suivantes nous analysons la production immobilière et la gestion privée de deux trottoirs situés dans deux quartiers de la ville fortement influencés par les dynamiques de la mondialisation : le premier, dans le Business District de Santa Fe, à l’ouest de la ville, et le second, dans une zone au nord caractérisée par une concentration de centres commerciaux ainsi que de grandes infrastructures éducatives et de santé. Partant de la prémisse que l’espace public est avant tout une relation, un espace de concentration de l’hétérogénéité sociale et d’interaction qui permet l’expression de la citoyenneté (Carrión, 2016, p. 22) et le lieu par excellence de « représentation et d’expression collective de la société » (Borja, 2003, p. 21), nous montrons comment la volonté de limiter les expressions d’hétérogénéité par les acteurs privés empêche l’appropriation physique et symbolique de la rue, permettant à différents acteurs d’interagir et de s’exprimer (Giglia, 2015). Cette restriction des possibilités d’appropriation nuit à la fonction sociale et politique de la rue, réduisant l’espace public à un espace de contrôle social, plutôt qu’à un véritable lieu d’expression citoyenne. En d’autres mots, la construction et gestion privées de l’espace public et, en particulier, du trottoir, inhibe toute possibilité d’appropriation de la rue et par là même annule l’essence même de l’espace public. Dans nos deux études de cas, le « droit à la présence » (Giglia, 2015) est violé, c’est-à-dire le droit à « habiter » la ville ou le « droit à la ville » (Lefebvre, 1974). Quels effets socio-spatiaux la production privée des trottoirs entraîne-t-elle dans les espaces étudiés ? Comment les dynamiques de production privée des trottoirs analysés influencent-elles l’expression de la vie publique ? En quoi la privatisation des trottoirs contribue-t-elle à des logiques d’exclusion sociale dans l’espace urbain ? Ces questions permettent d’explorer les effets de la privatisation sur les dynamiques d’utilisation et de régulation des trottoirs. Après une description des caractéristiques de nos deux sites témoins et de la méthodologie de la recherche, nous nous pencherons sur l’analyse de ces questions.

Approche méthodologique

6Pour cet article, nous avons choisi deux sites témoins sur les dix qui font partie de la recherche initiale et nous avons utilisé des données empiriques recueillies au cours des années 2017 et 2018. Le choix de ces deux cas a été motivé par les caractéristiques urbaines de la zone où se situent ces deux segments de trottoirs et la façon dont ils ont été construits et gérés. Il s’agit des seuls segments de nos sites témoins construits ou réhabilités par des promoteurs immobiliers : dans les autres sites témoins, ce sont les autorités locales et/ou les habitants qui ont construit les trottoirs et les gèrent. Nous avons également procédé à des requêtes d’information publique en ligne pour en savoir davantage sur la distribution des responsabilités et l’application des règlements concernant les trottoirs et avons compilé et analysé divers documents écrits dont des textes normatifs (plans d’aménagement urbain, règlements, normes, manuels de construction, etc.). Les matériaux produits lors d’observations de terrain (sur les usages du trottoir et les interactions entre acteurs sociaux) et les relevés cartographiques sur les caractéristiques matérielles des trottoirs (sur leurs dimensions, le type de mobilier urbain et leur localisation sur le trottoir, la présence de végétation et de luminaires, etc.) ont également été utilisés. Enfin, nous avons exploité certains des entretiens structurés menés auprès de dix-huit représentants des gouvernements locaux et municipaux et quatre-vingt-treize entretiens semi-structurés auprès de résidents, commerçants et autres usagers du trottoir, ainsi que les résultats d’une enquête non probabiliste appliquée à 500 passants dans les dix sites témoins (50 enquêtes par site). Le questionnaire, conçu avec des questions ouvertes et fermées, a permis de recueillir des données précises sur les caractéristiques des déplacements effectués par les piétons sur le trottoir où ils circulaient. Il a également exploré les aspects spécifiques du trottoir qu’ils apprécient et le sentiment de sécurité qu’ils éprouvent à l’heure d’y circuler, entre autres aspects.

1. Localisation des trottoirs étudiés

1.1 Trottoir 1, site témoin de Santa Fe

  • 2 La ville de Mexico est composée de 16 arrondissements ou « alcaldías ».
  • 3 Sur un total de 76 entités territoriales : 16 arrondissements de Mexico, 59 municipalités de l’État (...)

7Le premier trottoir, aménagé par la société chargée de la construction du bâtiment Calakmul en 1997, est situé dans le quartier Santa Fe Centro Ciudad (site témoin 1) à l’ouest de la ville. Ce quartier se trouve dans l’arrondissement2 d’Álvaro Obregón qui représente la sixième entité territoriale3 qui génère le plus de déplacements au niveau métropolitain et la onzième qui en attire le plus. Cette entité occupe aussi la neuvième position quant aux déplacements qui y sont effectués pour motif professionnel (INEGI, 2017). La structure routière de cet arrondissement constitue le principal accès à Mexico depuis l’ouest du pays. Pour cette raison, on y trouve régulièrement d’importants embouteillages.

8Quant au quartier de Santa Fe Centro Ciudad, il fait partie de la zone « Santa Fe » délimitée par le gouvernement comme une zone qui comprend le quartier d’affaires, le centre de Santa Fe ainsi que des maisons et commerces construits à partir des années 1980. Le projet d’urbanisation de la zone spéciale de développement contrôlé (Zedec) de Santa Fe a favorisé le changement d’affectation des terres et la création d’un nouveau quartier financier (Parnreiter, 2016). Elle a donné lieu à une nouvelle centralité à travers la construction de grands immeubles qui abritent des entreprises multinationales, des condominiums exclusifs, des universités privées et des centres commerciaux (Pérez Negrete, 2010). La gestion de la Zedec constituait, à l’époque, un instrument de planification des usages du sol et était assumée par la société paraétatique Servimet (1990) pour favoriser des partenariats public-privé (PPP) (Valenzuela, 2013).

9Dans ce quartier, la circulation des véhicules est très compliquée en raison de la topographie accidentée, du manque de routes d’accès depuis la zone centrale de Mexico et de l’absence d’un système de transport public de grande capacité. Par conséquent, le moyen le plus efficace, sûr et direct d’accéder à Santa Fe est la voiture, ce qui aggrave les problèmes de circulation. A ces difficultés s’ajoute une configuration urbaine qui ne facilite pas la mobilité des piétons : tracé irrégulier des rues et discontinuité du tissu urbain en raison des ravins (Figure 1, à gauche). Tous ces facteurs occasionnent des déplacements à pied longs et sinueux.

10Le trottoir sélectionné dans cette zone entoure une partie du bâtiment corporatif de Calakmul qui se distingue par sa valeur architecturale et qui est devenu, au fil du temps, une icône de la ville mondiale et un symbole du mégaprojet de Santa Fe.

Figure 1 : Faible porosité du tissu urbain dans la zone de Santa Fe (à gauche) et à l’intérieur du quartier de Magdalena de las Salinas (à droite)

Figure 1 : Faible porosité du tissu urbain dans la zone de Santa Fe (à gauche) et à l’intérieur du quartier de Magdalena de las Salinas (à droite)

Source : Yazmin Viramontes Fabela

1.2 Trottoir 2, site témoin de Magdalena de la Salinas

  • 4 « Espaces physiques dans une infrastructure routière dans laquelle plusieurs modes de transport des (...)

11Le deuxième trottoir est situé dans le quartier de Magdalena de las Salinas (site témoin 2) au nord de la ville, dans l’arrondissement Gustavo A. Madero. Il a été construit dans les années 1960 puis réhabilité lors de la construction de deux centres commerciaux en 2013 et en 2018. Il est relié à divers services commerciaux, scolaires et hospitaliers dans une zone de la ville où existent une activité humaine intense et une concentration de biens et de services. Gustavo A. Madero représente une centralité métropolitaine : il a une position stratégique dans la connexion entre la zone centrale de la capitale mexicaine et la partie nord de la zone métropolitaine de la vallée de Mexico (GDF, 2010). En outre, il propose une large gamme de services éducatifs et de santé répondant aussi bien aux besoins de la population locale, que métropolitaine et régionale (GDF, 2010). Le quartier Magdalena de las Salinas, présente un zonage hétérogène, à usage principalement résidentiel, commercial et de services (GDF, 2010). Ce quartier est accessible via plusieurs routes d’accès, deux Centres de Transfert Modal4, deux lignes de métro, une ligne du système de transit rapide par bus (TRB) et plusieurs lignes d’autobus et de transport public concédé. Il est situé dans l’un des districts qui attire le plus de déplacements au niveau métropolitain (le neuvième sur 194) et dans le deuxième district qui attire le plus de déplacements pour motif d’études ou de santé (INEGI, 2017). Il est également marqué par une faible porosité de son tissu urbain (Figure 1, à droite) : il est composé de longs blocs de bâtiments aux murs aveugles en raison de la présence de la zone hospitalière, de centres d’études, de centres commerciaux et d’une gare d’autobus. Ces grands bâtiments ainsi que les axes routiers qui traversent le quartier, agissent comme barrières urbaines et présentent des « effets de coupure » plus ou moins accentués (Héran, 2011). Le quartier offre donc un environnement plutôt hostile pour les piétons qui doivent non seulement parcourir de longues distances et traverser de larges rues pour atteindre leur destination, mais aussi coexister avec un grand nombre de poids lourds, y compris des semi-remorques et des autobus qui entrent et sortent de la gare, des ambulances qui desservent les urgences des centres hospitaliers et les camions d’approvisionnement des centres commerciaux.

2. L’espace public produit par les promoteurs immobiliers : la mise en scène de la ville globale

2.1 Le design et l’esthétique des trottoirs au service de l’image urbaine

12Les caractéristiques de l’urbanisme dans la ville mondiale reflètent des changements profonds dans les structures et processus urbains. Les processus mondiaux ont pour effet de transformer la forme, la structure et les fonctions urbaines (Ramírez Kuri, 2009) et, par conséquent, l’architecture et le design urbain : la mondialisation crée des icônes architecturales qui détiennent une grande force médiatique et servent d’image publique à la ville en la positionnant dans les réseaux de villes de services et de tourisme (Muxí, 2014). Depuis les années 1990, Santa Fe est devenu le projet de développement urbain phare de la ville globale de Mexico (Pérez Negrete, 2010). L’image urbaine de cette zone s’est alignée sur celle de la ville globale en mettant en scène une architecture attrayante, des bâtiments haut de gamme, des hôtels et des boutiques de luxe, ainsi que des logements destinés aux classes les plus aisées. Ce type d’urbanisme met en avant « les aspects physiques de la rénovation urbaine, reléguant les aspects économiques, sociaux et culturels » (Valenzuela, 2013, p. 108). Cette exaltation des qualités esthétiques de la ville globale se manifeste dans les espaces publics et les trottoirs de nos sites témoins.

13À Mexico, depuis 2010, les promoteurs sont tenus de respecter la « mesure d’intégration urbaine » imposée par la loi d’urbanisme qui exige qu’ils réalisent des travaux d’amélioration dans l’environnement immédiat de leurs projets ou dans les zones environnantes. Ainsi, bien que le trottoir de Santa Fe ait été construit dès 1997 à l’initiative du promoteur privé, celui de Magdalena de las Salinas a été restauré et réaménagé par les promoteurs des centres commerciaux, qui étaient alors obligés de se conformer à cette nouvelle réglementation.

14Le trottoir de Santa Fe est accolé à un bâtiment qui a été positionné comme bâtiment emblématique de la ville d’avant-garde et de la ville intelligente : le bâtiment Calakmul a remporté plusieurs prix pour son architecture et son design, dont le prix national des bâtiments intelligents. Le trottoir a été conçu en harmonie avec le bâtiment, en utilisant ses couleurs, ses textures et ses matériaux. Ainsi, il se distingue nettement des trottoirs des autres propriétés environnantes : on y observe une transition d’un béton ordinaire à un béton blanc agrémenté de gravier blanc ; d’une couleur de sol gris foncé à une couleur gris clair ; d’une surface irrégulière à une surface lisse ; d’une bande composée d’herbe et de plantes très communes sur les trottoirs de Mexico à une bande composée de gravier de la même couleur que le trottoir (Figure 2). Dans la figure 3, nous voyons comment la frontière est bien marquée entre le trottoir de la propriété de l’entreprise Calakmul et celui d’une autre propriété. Cependant, l’intention de l’investisseur privé de préserver une certaine continuité avec la conception du trottoir adjacent est manifeste, donnant l’illusion du pavé.

Figure 2 : Limite entre le trottoir adjacent à l’entreprise Calakmul et le trottoir d’une autre propriété

Figure 2 : Limite entre le trottoir adjacent à l’entreprise Calakmul et le trottoir d’une autre propriété

Source : Ruth Pérez López

Figure 3 : Trottoir du bâtiment Calakmul (à gauche) et trottoir de la propriété attenante (à droite)

Figure 3 : Trottoir du bâtiment Calakmul (à gauche) et trottoir de la propriété attenante (à droite)

Source : Ruth Pérez López

15La recherche d’homogénéité dans la conception du trottoir et d’uniformité des couleurs a conduit à peindre les différents éléments standards présents sur le trottoir en gris clair, tels que les trappes de fer et les grilles d’égouts (Figure 4). Certains éléments situés à proximité du trottoir ont également été recouverts de gris clair, comme la bordure de la zone verte située face au trottoir (Figure 5 à gauche) et la trappe d’égout sur la chaussée (Figure 5 à droite).

Figure 4 : Différents éléments du trottoir peints en gris clair

Figure 4 : Différents éléments du trottoir peints en gris clair

Source : Ruth Pérez López

Figure 5 : Bande de finition et drain peints en gris clair, Santa Fe

Figure 5 : Bande de finition et drain peints en gris clair, Santa Fe

Source : Ruth Pérez López

16Aussi, cette production esthétique de l’espace ne se limite pas au trottoir, mais s’étend à certains espaces environnants et, en particulier, à la zone verte située en face du bâtiment. L’administration de l’entreprise a restauré cet espace public et en assure désormais l’entretien dans le cadre d’un programme d’« adoption » d’espaces verts promu par le Secrétariat du Développement Urbain et du Logement (SEDUVI). Ce programme permet aux particuliers de prendre en charge l’entretien régulier de terre-pleins centraux, incluant la plantation d’arbres et d’arbustes, la taille, l’arrosage et le nettoyage, en échange de certains avantages fiscaux. Cette zone « adoptée » est composée de treize monticules, d’une bande de cyprès de marais feuillus et d’herbe verte et dense qui possède son propre équipement d’irrigation (Figure 6, à droite), qui contraste fortement avec les autres espaces verts non préservés, constitués essentiellement d’arbres ordinaires (Figure 6, à gauche).

Figure 6 : Espaces verts communs (à gauche) par rapport à la zone verte adoptée par l’entreprise Calakmul (à droite)

Figure 6 : Espaces verts communs (à gauche) par rapport à la zone verte adoptée par l’entreprise Calakmul (à droite)

Source : Ruth Pérez López

17Comme c’est le cas pour le trottoir situé à Santa Fe, la conception des trottoirs de Magdalena de las Salinas a obéi principalement aux critères des promoteurs immobiliers. Néanmoins, comme ce sont deux promoteurs différents qui ont réhabilité le trottoir, les deux segments du trottoir ne possèdent pas de relation esthétique entre eux.

18Sur le trottoir de Magdalena de las Salinas, l’image urbaine a été améliorée et l’esthétique des espaces a gagné en notoriété grâce à l’installation d’une végétation variée. Pour le segment 1, on a incorporé des plantes grimpantes dans sa bande de façade et installé des grilles aux pieds des arbres qui permettent la perméabilité de l’eau et mettent en valeur la végétation. La surface du trottoir est faite de dalles de béton coulé. Les grandes jardinières décorent le trottoir ce qui produit un espace vert, chaleureux et accueillant. Quant au segment 2, il est relié à une petite place qui comporte des éléments qui invitent à s’attarder : des aires ombragées, des espaces pour s’asseoir et des cendriers. Il s’agit d’un espace privé extérieur où ont été plantés des palmiers et de grands pots de fleurs qui correspondent au design du trottoir et qui, ensemble, donnent une image attrayante. Comme le trottoir 2 a été transformé en une rampe d’accès pour véhicules fortement inclinée, la marche devient difficile sur cet espace et les piétons préfèrent utiliser la place comme trottoir, en contournant le trottoir pour éviter la rampe.

19En raison de ces caractéristiques de l’espace matériel, dans les deux sites témoins, les passants interrogés ont souligné la valeur esthétique des trottoirs : le « design » des trottoirs a obtenu une note moyenne de 4,2 à Santa Fe et de 4,1 à Magdalena de las Salinas, contre seulement 3,1 obtenu par les trottoirs des autres sites témoins (Figure 7). De plus, ces deux segments de trottoirs se sont distingués par des évaluations nettement plus élevées concernant la « qualité de superficie » (4,4 et 4,2 contre 3), la « propreté » (4,6 et 4 contre 3,2) et le « confort » (4,2 et 4 contre 3,5).

Figure 7 : Évaluation donnée par les utilisateurs à différents aspects du trottoir

Figure 7 : Évaluation donnée par les utilisateurs à différents aspects du trottoir

Enquête appliquée à 500 piétons

2.2 Un aménagement qui néglige les normes techniques et privilégie la circulation des véhicules au détriment des piétons

20Néanmoins, dans les deux études de cas, nous avons observé comment les promoteurs privés construisent les trottoirs en fonction de leurs besoins et au détriment du respect des réglementations locales en matière d’image urbaine et d’infrastructure piétonne. D’une part, d’après des documents publics de la Mairie de la Ville de Mexico, les promoteurs privés de la zone de Magdalena de las Salinas ont présenté les plans au Secrétariat du Développement Urbain et du Logement pour obtenir la permission de construire. Ces plans ne comprenaient pas uniquement la construction des centres commerciaux, mais également celle des trottoirs adjacents au futur bâtiment. C’est le cas également du bâtiment de Calakmul où les promoteurs immobiliers se sont chargés de concevoir les trottoirs qui entourent le bâtiment car le projet initial de l’architecte n’incluait pas le design de celui-ci. Ils ont employé les mêmes matériaux que pour la construction du bâtiment. D’autre part, les travaux de ces promoteurs privés ne sont pas conformes à certaines réglementations et manuels en vigueur à Mexico (GDF, 2008, 2011, 2016). Les défauts observables sont liés à la présence d’obstacles dans l’espace réservé à la circulation piétonne (prolongement de l’esplanade sur le trottoir dans la zone témoin 1 et pots de fleurs dans la zone témoin 2) et aux rampes de circulation mal conçues. En effet, selon les normes de construction de l’administration publique du district fédéral (GDF, 2008), le trottoir est la « zone destinée à la circulation des piétons » dont la conception et la construction doivent garantir la circulation continue et sans entrave du piéton. Dans le site témoin 2 (Figure 10 à gauche), le trottoir ayant été transformé en rampe véhiculaire, les piétons sont contraints de se dévier de leur chemin. La largeur du trottoir est occupée par cette rampe, contrairement à ce qui est stipulé dans ce règlement qui spécifie que les rues doivent avoir un trottoir sur toute leur longueur et être conçues de manière à ne pas gêner la libre circulation des piétons. Dans le Manuel des Normes Techniques d’Accessibilité, il est précisé que la largeur des entrées et des accès véhiculaires avec rampes ne peut être supérieure à celle de la bande de mobilier urbain et qu’ils doivent conserver au moins 1,50 mètre de bande de circulation piétonne (GDF, 2016, p. 102). En outre, la Norme Technique Complémentaire pour le Projet Architectural (GDF, 2011) stipule que les rampes de trottoir ne doivent pas constituer une barrière ou un danger pour les personnes handicapées, ce qui n’est évidemment pas respecté dans cet espace : l’inclinaison de la rampe sur toute la largeur du trottoir rend difficile, voire impossible, la circulation en fauteuil roulant. D’autre part, l’emplacement du mobilier urbain doit garantir la zone de libre circulation piétonne (GDF, 2016). Or, dans la zone témoin 2 les pots de fleurs représentent un obstacle que les piétons doivent contourner. De même, à Santa Fe, la largeur minimale de la bande de circulation piétonne n’a pas été respectée, en raison de l’invasion de l’esplanade sur le trottoir réduisant cette partie du trottoir à moins d’1 mètre.

21Dans les deux sites témoins, l’esthétique prime sur la fonctionnalité et la circulation motorisée sur la circulation piétonne. Même la réglementation est soumise à des intérêts privés et, en particulier, à la nécessité, de la part des entreprises, de faciliter l’accès et la circulation des véhicules, de préserver l’esthétique et la conception du bâtiment (Santa Fe) et d’éviter l’établissement du commerce informel.

22Dans les deux sites témoins, le mode de transport préféré des personnes interrogées était la voiture : 36 % des déplacements effectués par les enquêtés à Santa Fe et 42 % à Magdalena de las Salinas se sont fait en voiture, contre seulement 16,8 % dans les autres sites témoins. Cela n’est pas étonnant si l’on considère que le mode d’accès privilégié aux centres commerciaux est la voiture privée et que 20 % des déplacements des personnes interrogées à Magdalena de las Salinas avaient comme destination un centre commercial et 42 % un hôpital, une clinique ou un bureau. Santa Fe est une « ville insulaire » (Duhau et Giglia, 2008), caractérisée par un urbanisme déconnecté et isolé du reste du tissu métropolitain et très mal desservi par les transports publics de moyenne et grande capacité.

23Bien qu’il s’agisse de zones de la ville où il y a beaucoup de circulation automobile, il y a aussi un afflux de piétons important. Néanmoins, l’accessibilité automobile étant privilégiée par rapport à l’accès piéton, on crée une série d’obstacles et de barrières qui empêchent les piétons de marcher à l’aise et qui les mettent en danger. Par conséquent, bien que les trottoirs de Santa Fe et Magdalena de las Salinas soient bien mieux notés en termes de design, de propreté (« entretien ») et de qualité de la superficie du trottoir, l’aspect relatif à l’accessibilité piétonne (« accès pour les personnes handicapées ») a reçu une note très faible, aussi bien à Santa Fe (2.4) qu’à Magdalena (2.2) (Figure 7).

  • 5 La « Coordinatrice de Relations Institutionnelles » et la « Coordinatrice des Relations avec les Au (...)

24Dans le cas de Santa Fe, d’après les entretiens réalisés auprès de deux employées5 de l’entreprise qui s’occupe de l’administration de l’immeuble, l’architecte Agustín Hernández a conçu le bâtiment en s’inspirant de la ville maya de Calakmul. C’est ainsi qu’il a intégré différentes figures géométriques telles que le carré et le cercle dans le bâtiment principal et le triangle dans la construction secondaire. Les deux bâtiments ont été construits sur deux plates-formes séparées l’une de l’autre, mais reliées à la zone centrale par des escaliers. Au centre de l’espace se trouve une esplanade en forme de demi-cercle, deux accès véhiculaires au parking souterrain et un couloir piétonnier qui mène à l’entrée du bâtiment. Ces éléments constituent la zone ouverte du hall du bâtiment et rompent avec la continuité du trottoir, introduisant des irrégularités et réduisant drastiquement la taille de l’espace de circulation. À ce stade, le trottoir de 4,5 mètres de large se rétrécit à moins de 1 mètre, ce qui rend difficile pour deux personnes de marcher côte à côte ou de se croiser de front. Afin de surmonter cet obstacle, les piétons montent sur l’esplanade et marchent sur les bandes entrecoupées de béton et de gravier (Figure 8), ou bien ils descendent sur la chaussée au risque d’être victimes d’accidents. De plus, la construction de deux larges accès véhiculaires sur le trottoir révèle un environnement privilégiant l’accès en voiture par rapport à la circulation piétonne. Enfin, le gravier situé sur la bordure externe du trottoir ne remplit qu’une fonction esthétique et réduit la largeur de circulation du trottoir.

Figure 8 : Esplanade du bâtiment Calakmul située sur le trottoir, Santa Fe

Figure 8 : Esplanade du bâtiment Calakmul située sur le trottoir, Santa Fe

Source : image tirée de la vidéo de la zone témoin de Santa Fe

25Dans le cas de Magdalena de las Salinas, les promoteurs immobiliers ont également privilégié la construction d’accès véhiculaires qui interfèrent avec la libre circulation des piétons. Le segment 1 du trottoir à côté du centre commercial Costco Wholesale montre l’entrée et la sortie constantes d’automobiles et de poids lourds (Figure 9).

Figure 9 : Accès des véhicules sur le trottoir 1, Magdalena de las Salinas

Figure 9 : Accès des véhicules sur le trottoir 1, Magdalena de las Salinas

Source : Perla Castañeda Archundia

26De même, sur le segment 2 adjacent au centre commercial Encuentro Fortuna, une longue rampe pour véhicules a été installée (Figure 10, à gauche). Celle-ci couvre tout le trottoir et permet aux automobilistes d’accéder au parvis du centre commercial. Cet espace facilite l’accès aux consommateurs motorisés au détriment des piétons qui doivent s’arrêter pour céder le passage aux conducteurs. Le promoteur du bâtiment n’a pas non plus pris en compte un passage pour piétons pour accéder au centre commercial. Cela oblige les piétons à traverser la rue entre les véhicules qui circulent sur la chaussée (Figure 10, à droite).

Figure 10 : Rampe d’accès au hall d’entrée (à gauche) et ligne de désir devant le centre commercial Encuentro Fortuna (à droite), Magdalena de las Salinas

Figure 10 : Rampe d’accès au hall d’entrée (à gauche) et ligne de désir devant le centre commercial Encuentro Fortuna (à droite), Magdalena de las Salinas

Source : Perla Castañeda Archundia

27D’autres obstacles sont observés comme de grands pots de fleurs qui ont été placés sur le trottoir pour empêcher l’installation de kiosques de commerces informels (Figure 11), ainsi que plusieurs bornes pour délimiter l’entrée et la sortie des véhicules (Figure 9, à gauche) et même quelques escaliers qui servent de sortie de secours et qui sont également un obstacle pour les piétons (Figure 11, à gauche).

Figure 11 : Pots de fleurs et escaliers sur le trottoir, segment 1, Magdalena de las Salinas

Figure 11 : Pots de fleurs et escaliers sur le trottoir, segment 1, Magdalena de las Salinas

Source : Perla Castañeda Archundia

28Malgré une image urbaine soignée, le trottoir est perçu par plusieurs passants comme « inapproprié » et « dangereux ». En raison de ses caractéristiques, les passants doivent « éviter les obstacles » (pots de fleurs), « descendre du trottoir », « attendre que les voitures passent » et « prêter attention aux sorties de véhicules ». Un homme de 28 ans qui fréquente le quartier insiste sur ce caractère dangereux du trottoir, le comparant à un passage pour piétons : « c’est comme traverser la rue, mais sans feu de la circulation ». Dans cet environnement hostile, un passant souligne qu’il n’est pas possible de « marcher en regardant (le) téléphone portable » ou de « se promener tranquillement ». L’adversité d’un espace censé être conçu pour le confort des piétons et pour leur déplacement en toute sécurité les oblige à être en état d’alerte constant afin d’éviter un éventuel accident.

3. L’impact de la gestion privée sur l’organisation socio-spatiale des trottoirs

3.1 Un espace public sous surveillance

29Dans les quartiers étudiés, et spécifiquement à Santa Fe Centro Ciudad, à majorité occupé par des immeubles corporatifs, la surveillance privée accrue représente un autre facteur important qui a un impact sur l’utilisation des trottoirs et le comportement des passants. Le contrôle exercé sur la voie publique par les entreprises inhibe les activités économiques et sociales sur le trottoir. À Santa Fe, malgré le fait que l’architecture du bâtiment Calakmul soit orientée vers l’extérieur et qu’il n’y ait pas d’éléments restrictifs de contrôle d’accès tels que des barres, des clôtures ou grillages présents dans d’autres propriétés du quartier (Figure 12), une partie importante du travail réalisé par l’administration du bâtiment est centrée sur la surveillance, le contrôle et la régulation des espaces extérieurs privés (escaliers, accès piétons et véhiculaires, esplanade, ...) et de l’espace public (trottoir et espace vert).

Figure 12 : De hautes clôtures entourent les propriétés du quartier Santa Fe Centro Ciudad

Figure 12 : De hautes clôtures entourent les propriétés du quartier Santa Fe Centro Ciudad

Source : Ruth Pérez López

30Malgré l’intention explicite de l’architecte Agustín Hernández de concevoir un bâtiment « qui se fonde avec la rue » et qui contraste avec les bâtiments fermés de la zone, il n’est en fait pas possible d’utiliser ses espaces ouverts. Le bâtiment Calakmul n’est « ouvert » qu’en apparence (Figure 13) : derrière son apparente perméabilité se cache un espace totalement hermétique sous surveillance permanente. Dans ce bâtiment, la surveillance est exercée 24 heures sur 24 par deux agents de sécurité et huit caméras installées à l’extérieur du bâtiment qui pointent vers les entrées et sorties du bâtiment, la zone verte et les différentes sections du trottoir (Figure 14).

Figure 13 : le bâtiment Calakmul : un espace privé apparemment ouvert

Figure 13 : le bâtiment Calakmul : un espace privé apparemment ouvert

Photographie d’une annonce immobilière, extraite du portail https://www.easybroker.com

31Ces caméras permettent aux forces de sécurité qui se trouvent à l’intérieur du bâtiment d’identifier les activités ou comportements indésirables, tels que l’utilisation d’espaces privés (s’asseoir sur les marches, par exemple), l’obstruction à l’entrée et à la sortie des véhicules, la prise de photos ou le commerce de rue. De ce fait, le trottoir de Santa Fe obtient la note moyenne la plus élevée en ce qui concerne la « vigilance » (3,8) et la « sécurité » (4,2), mais aussi la plus faible quant à la « sociabilité » (2,8, Figure 8). En fait, il existe une forte corrélation entre ce degré élevé de contrôle de l’espace et le manque d’activités sociales et économiques sur le trottoir.

Figure 14 : Un espace sous surveillance permanente : présence de caméras (à gauche) et de gardes de sécurité (à droite), Santa Fe

Figure 14 : Un espace sous surveillance permanente : présence de caméras (à gauche) et de gardes de sécurité (à droite), Santa Fe

Source : Ruth Pérez López

32Bien que l’entreprise qui gère l’administration du bâtiment soit au courant de la limite de ses pouvoirs en matière de réglementation des activités publiques et privées et qu’elle nie catégoriquement toute ingérence dans la régulation des usages de l’espace public, l’entretien mené avec deux employées de l’entreprise qui s’occupent de la gestion de l’immeuble et nos observations sur le terrain nous prouvent qu’elle régule les activités qui ont lieu sur le trottoir et la zone verte publique adjacente. D’une part, nous avons dû demander l’autorisation formelle de l’administration de l’immeuble pour pouvoir installer une caméra vidéo sur le lampadaire appartenant à l’éclairage public et se trouvant sur le trottoir, malgré le fait que les autorisations d’enregistrements vidéo sur la voie publique soient exclusivement attribuées par la Commission de Tournage gérée par le gouvernement de la ville de Mexico. D’autre part, alors que ces employées insistaient sur le fait que les gardes de sécurité restent à l’intérieur de la zone privée de l’immeuble, nous avons observé à plusieurs reprises comment ils font des rondes sur le trottoir (voir Figure 14 à droite). Par ailleurs, bien qu’elles assurent qu’ils se limitent à « observer ce qui se passe », à « maintenir libre l’accès au stationnement », à « éviter les obstructions » et à « aider les visiteurs [qui se déplacent à pied] à accéder à l’immeuble », leurs fonctions vont bien au-delà : ils empêchent les passants de prendre des photos, de circuler ou s’asseoir sur la zone verte, de stationner momentanément devant l’immeuble et de rester pendant un temps prolongé sur le trottoir. Nous observons donc un discours sur la régulation de l’espace public rempli de contradictions et une grande distance entre leur discours et les comportements des gardes qui révèlent l’effort de la part de l’administration pour dissimuler que leurs actions dépassent leurs fonctions et sortent du cadre légal.

33Quant à la zone témoin de Magdalena de las Salinas, il n’y a aucune présence de sécurité publique ou privée ; cependant, des caméras de sécurité des centres commerciaux sont orientées vers le trottoir. S’il n’y a pas de gardes de sécurité sur le segment 1 du trottoir, la présence de cinquante grandes jardinières rend impossible l’installation du commerce informel. Ainsi, les pots de fleurs agissent comme des éléments de dissuasion permanents, parfaitement en ligne avec l’« architecture hostile » (Petty, 2016) ou « dissuasive » (Terrolle, 2004), visant à éloigner les commerçants informels.

3.2 Les effets de la privatisation sur la vie sociale et l’accessibilité

34La priorisation de l’esthétique et le design urbain contribuent à l’homogénéisation de l’espace public, ainsi qu’à son entretien et surveillance afin d’éviter sa dégradation. La priorisation de la circulation sur l’immobilité, l’absence d’aménagements destinés au repos et la vigilance exacerbée conduisent à l’annulation de toute expression d’informalité sur les trottoirs. Dans la ville néolibérale, l’immobilité — exprimée par l’attente et la pause, tous deux éléments constitutifs de la marche — (Margier, 2021 ; L’Hostis, 2021), est souvent ignorée (cf. Magdalena de las Salinas), parfois découragée, tantôt proscrite (cf. Santa Fe). L’attente est un « objet de suspicion car associée à la dimension informelle et illégale de la ville et aux populations considérées comme indésirables » et, par conséquent, elle est « jugée incompatible avec la valorisation économique de la ville » (Margier, 2021, p. 37). Sur le trottoir étudié à Santa Fe, les pratiques de permanence sont inhibées — s’asseoir, attendre, parler — et les pratiques de transit et circulation sont privilégiées, qu’elles soient piétonnes ou véhiculaires. Dans cet espace, certains éléments découragent ouvertement l’utilisation et l’appropriation de l’espace public par les passants, tels que des pointes métalliques très caractéristiques de l’« architecture hostile » (Figure 16), mais aussi un espace au design ouvert et accueillant, à caractère privé cependant, dont l’usage est interdit par l’administration du bâtiment. Contrairement à la variété des usages observés dans d’autres trottoirs de la ville de Mexico, dans cette zone témoin l’utilisation du trottoir est très homogène, se réduisant principalement à la circulation. Le contrôle extrême exercé par l’entreprise inhibe la vie sociale et entrave les pratiques d’appropriation physique et symbolique de l’espace public. Ce trottoir n’est pas « habité » au sens donné par Duhau et Giglia (2008), qui fait allusion à un processus d’appropriation symbolique de l’espace, à un ensemble de pratiques et de représentations qui permettent aux sujets de se situer dans un ordre espace-temps et, à leur tour, d’établir un processus de modification de l’environnement qui les entoure. Bref, la volonté exercée par les grands promoteurs de réguler l’usage de l’espace et les flux de circulation, décourage la création de liens sociaux et renforce une vision de la ville qui a conduit à « stériliser » les lieux et les modes de vie des habitants (Soulier, 2012).

Figure 15 : Piquets métalliques installés sur le trottoir

Figure 15 : Piquets métalliques installés sur le trottoir

Source : Ruth Pérez López

35Sur le trottoir 1, bien qu’il n’y ait pas de mobilier pour s’asseoir, les piétons utilisent les escaliers de sortie de secours et les bornes pour pouvoir se reposer et socialiser. Comme il y a moins de contrôle dans la zone témoin de Magdalena de las Salinas qu’à Santa Fe, une plus grande vie sociale peut être observée. Cependant, les deux trottoirs ont un grand point commun : ni l’un ni l’autre ne comprennent l’existence d’un commerce informel qui, dans la zone métropolitaine de Mexico, représente un acteur important de la vie sociale et économique dans l’espace public. À Mexico, en dehors de politiques d’« éradication » du commerce informel dans les rues du centre historique depuis les années 1980 et sa relocalisation dans des lieux commerciaux, le commerce de rue sur le trottoir est assez toléré (Stamm, 2012, p. 137). Le poids qu’exercent les associations de vendeurs informels sur la scène politique a permis une légitimation de cette pratique dans les rues de la métropole et une certaine tolérance des autorités vis-à-vis des vendeurs (Stamm, op.cit., p. 138). Ainsi, le commerçant de rue est devenu un acteur omniprésent dans la capitale mexicaine et le trottoir le lieu par excellence où il développe ses activités. Il est néanmoins absent des trottoirs que nous avons analysés. En effet, contrairement aux trottoirs étudiés dans d’autres sites témoins, à Santa Fe et à Magdalena de las Salinas, il n’y a pas de place pour les expressions informelles. La régulation ou prohibition du commerce de rue est en lien étroit avec les politiques néolibérales de production de la ville qui génèrent de nouvelles formes d’exclusion (Stamm et al., 2016). Entre ces formes d’exclusion se trouvent des formes particulières d’interaction sociale nécessaires pour la survie et le bien-être d’un partie importante de la population, notamment des vendeurs ambulants qui « dépendent des espaces publics pour leurs activités quotidiennes » (Crossa, 2009, p. 43).

Conclusion

36L’implantation de grands immeubles corporatifs et commerciaux, développés par des promoteurs privés, exerce une influence marquante sur la production de l’espace public dans nos deux sites-témoins. Les trottoirs analysés illustrent le rôle croissant des promoteurs privés, non seulement dans la construction matérielle et la gestion de ces espaces, mais aussi dans leur régulation sociale. L’aménagement urbain se caractérise par une quête d’ordre et de contrôle strict, souvent au détriment des règles de construction, du confort et de la sécurité des piétons, ainsi que de la diversité des pratiques urbaines et de la vitalité sociale qui caractérisent les espaces publics à Mexico. Les acteurs privés imposent un usage monofonctionnel orienté vers le transit, où les éléments de design urbain (comme les jardinières, les bordures, ou les éléments de « dissuasion ») sont pensés pour éviter tout rassemblement prolongé ou activité économique informelle. Ainsi, la privatisation des trottoirs entraîne des effets socio-spatiaux marqués : elle limite, à des degrés divers, l’appropriation physique et symbolique de l’espace urbain et freine le développement d’activités sociales et économiques, fragilisant le sentiment d’appartenance et transformant ces espaces en lieux moins propices à la sociabilité urbaine.

37En s’appuyant sur la nature hybride de l’espace public définie par Arendt (1998), Magalhães et Freire Trigo (2017) rappellent que la gestion des biens publics par des acteurs privés n’implique pas nécessairement une perte de leur fonction sociale, mais nécessite des processus de négociation autour de l’accès et de l’usage. Cependant, dans les sites-témoins de Santa Fe et de Magdalena de las Salinas, cette hybridation est extrêmement limitée : la gestion privée des trottoirs domine sans réelle interaction avec les habitants ni compromis avec les intérêts collectifs. Contrairement aux autres sites-témoins, les cas décrits dans cet article montrent une absence de négociation entre les différents acteurs, où l’ordre urbain est largement dicté par les intérêts des entreprises.

38Sous couvert de propreté, d’ordre, de sécurité et de gestion de l’image de la ville, les acteurs privés instaurent une logique d’exclusion ciblant les secteurs informels et populaires, qui utilisent traditionnellement ces espaces pour des activités économiques et sociales. En imposant des modalités d’usage qui servent avant tout leurs propres intérêts, ils restreignent l’expression de la vie publique et réduisent la diversité d’usages qui fait la richesse de l’espace urbain. En instaurant des dispositifs d’« architecture hostile », comme des pointes métalliques, et en exerçant un contrôle strict et omniprésent, les acteurs privés découragent l’utilisation de l’espace public par les personnes et groupes qui ne s’alignent pas sur leur vision esthétique et ordonnée. Cette approche transforme l’espace public en une simple zone de transit, dépourvue de sa dimension sociale, restreignant la mixité sociale et renforçant des logiques d’exclusion qui exacerbent la fragmentation urbaine.

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Notes

1 Recherche No. CB-2015-255645-S sur la production matérielle et sociale des trottoirs à Mexico ayant obtenu un financement du Conseil National des Sciences et Technologies (Conacyt, Mexique).

2 La ville de Mexico est composée de 16 arrondissements ou « alcaldías ».

3 Sur un total de 76 entités territoriales : 16 arrondissements de Mexico, 59 municipalités de l’État de Mexico et une municipalité de l’État d’Hidalgo qui composent la zone métropolitaine de la vallée de Mexico.

4 « Espaces physiques dans une infrastructure routière dans laquelle plusieurs modes de transport des passagers convergent (individuel, collectif, en commun). Leur but est de faciliter le transfert des passagers d’un mode à un autre » (Embarq, 2016, p.145).

5 La « Coordinatrice de Relations Institutionnelles » et la « Coordinatrice des Relations avec les Autorités ».

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Faible porosité du tissu urbain dans la zone de Santa Fe (à gauche) et à l’intérieur du quartier de Magdalena de las Salinas (à droite)
Crédits Source : Yazmin Viramontes Fabela
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24003/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 138k
Titre Figure 2 : Limite entre le trottoir adjacent à l’entreprise Calakmul et le trottoir d’une autre propriété
Crédits Source : Ruth Pérez López
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24003/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 580k
Titre Figure 3 : Trottoir du bâtiment Calakmul (à gauche) et trottoir de la propriété attenante (à droite)
Crédits Source : Ruth Pérez López
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Fichier image/jpeg, 549k
Titre Figure 4 : Différents éléments du trottoir peints en gris clair
Crédits Source : Ruth Pérez López
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24003/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 546k
Titre Figure 5 : Bande de finition et drain peints en gris clair, Santa Fe
Crédits Source : Ruth Pérez López
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24003/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 501k
Titre Figure 6 : Espaces verts communs (à gauche) par rapport à la zone verte adoptée par l’entreprise Calakmul (à droite)
Crédits Source : Ruth Pérez López
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24003/img-6.jpg
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Titre Figure 7 : Évaluation donnée par les utilisateurs à différents aspects du trottoir
Légende Enquête appliquée à 500 piétons
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24003/img-7.png
Fichier image/png, 155k
Titre Figure 8 : Esplanade du bâtiment Calakmul située sur le trottoir, Santa Fe
Crédits Source : image tirée de la vidéo de la zone témoin de Santa Fe
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24003/img-8.jpg
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Titre Figure 9 : Accès des véhicules sur le trottoir 1, Magdalena de las Salinas
Crédits Source : Perla Castañeda Archundia
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Fichier image/jpeg, 608k
Titre Figure 10 : Rampe d’accès au hall d’entrée (à gauche) et ligne de désir devant le centre commercial Encuentro Fortuna (à droite), Magdalena de las Salinas
Crédits Source : Perla Castañeda Archundia
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24003/img-10.jpg
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Titre Figure 11 : Pots de fleurs et escaliers sur le trottoir, segment 1, Magdalena de las Salinas
Crédits Source : Perla Castañeda Archundia
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Titre Figure 12 : De hautes clôtures entourent les propriétés du quartier Santa Fe Centro Ciudad
Crédits Source : Ruth Pérez López
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Titre Figure 13 : le bâtiment Calakmul : un espace privé apparemment ouvert
Crédits Photographie d’une annonce immobilière, extraite du portail https://www.easybroker.com
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Titre Figure 14 : Un espace sous surveillance permanente : présence de caméras (à gauche) et de gardes de sécurité (à droite), Santa Fe
Crédits Source : Ruth Pérez López
URL http://journals.openedition.org/geocarrefour/docannexe/image/24003/img-14.jpg
Fichier image/jpeg, 589k
Titre Figure 15 : Piquets métalliques installés sur le trottoir
Crédits Source : Ruth Pérez López
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Pour citer cet article

Référence électronique

Ruth Pérez-López et Perla E. Castañeda Archundia, « Quand le secteur privé s’empare du trottoir : contrôle et usages de l’espace public à Mexico »Géocarrefour [En ligne], 98/2 | 2024, mis en ligne le 07 février 2025, consulté le 17 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/24003 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13a5l

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Auteurs

Ruth Pérez-López

Enseignante-chercheuse, département de sociologie, Université Autonome de Mexico – Azcapotzalco
ruth.perez[at]azc.uam.mx

Perla E. Castañeda Archundia

Docteure en Sociologie, Université Autonome de Mexico – Azcapotzalco
neoperla[at]gmail.com

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