Les auteurs remercient vivement Lionel Laslaz et Anne Rivière-Honegger ainsi que les relecteurs anonymes pour leurs relectures et leurs conseils.
« You’re dead, Laura, but your problems keep hanging around. It’s like they didn’t bury you deep enough! »
Mark Frost et David Lynch, Twin Peaks, 1990
1L’étude des conflits en géographie s’est enrichie depuis une vingtaine d’années d’apports conceptuels et empiriques visant à affiner la compréhension de la diversité des situations conflictuelles telles qu’elles peuvent se présenter au regard du géographe. Si l’on peut argumenter que la conflictualité militaire est une des origines de la discipline géographique elle-même (Lacoste, 1976), et la conflictualité une thématique classique de la sociologie (Simmel, 1908), sa mise en discussion théorique s’est trouvée stabilisée à la fin du XXe siècle (Claval, 1987) et surtout dans la première décennie du XXIe siècle par la publication de différents dictionnaires et sommes visant à assurer la cohésion de ce champ (Melé, 2004 ; Cataruzza et Sintès, 2011 ; Subra, 2016), ainsi que par des thèses consacrées à la conflictualité (Charlier, 1999 ; Lecourt, 2003 ; Laslaz, 2005 ; Darly, 2009).
2Les études sur la conflictualité abordent des sujets variables dans leur conséquences politiques, spatiales et sociales. Certains travaux, de tradition plus sociologique, centrent l’analyse sur des groupes d’acteurs, dont l’antagonisme s’exprime spatialement, tandis que d’autres s’intéressent spécifiquement au rôle de l’espace dans le conflit et à sa position unique, souvent à la fois objet du conflit, lieu de son déroulement et résultat de sa résolution (Mormont, 2006 ; Subra, 2016). Cette posture invite à saisir le conflit comme un phénomène à analyser pour lui-même, et non pas comme le révélateur de rapports de pouvoir qui lui préexistent (Lemieux, 2007). A ces considérations sur le rôle de l’espace, la question du temps est également mobilisée pour interroger le découpage chronologique du conflit et sa « mise en récit » (Melé, 2004), rechercher ses origines et identifier les mécanismes de sa disparition. Si la littérature consacrée aux conséquences néfastes de la fin des conflits est abondante (Tratnjek, 2011 ; Cattaruzza, 2015), plus rares sont les travaux portant sur l’après des luttes victorieuses ; or, même victorieux, cet après ne peut pourtant jamais être un retour à l’avant. Dans les quelques travaux qui proposent une modélisation des conflits (Downs, 1972 ; Pistre, 2010), si la fin d’un conflit est souvent décrite comme un processus non linéaire, fait de déprises et de reprises, la période de postérité tardive des conflits reste peu explorée. Comment la conflictualité perdure-t-elle au-delà des objets qui fondent son existence en premier lieu ? Comment dénaturaliser et mettre à distance le processus temporel qui fait passer une situation du statut d’opposition active entre acteurs à celui de souvenir inscrit dans une mémoire partagée ? En quoi ce souvenir, loin d’être un artefact émotionnel destiné à disparaître, peut-il servir de moteur à la constitution d’un capital politique, social et spatial ?
3Le but de cet article est d’essayer de répondre à ces questions à partir d’un cas particulier, celui de l’échec d’un projet de cimetière intercommunal dans la commune de Charly, dans le sud de la Métropole de Lyon. Cette étude a été menée dans le cadre de la préparation d’une thèse en région lyonnaise, bien qu’elle n’en constituât pas un des objectifs originels. Ce caractère exploratoire implique une forme d’humilité dans les conclusions qui peuvent en être tirées, en ce que les résultats présentés ici sont le fruit d’une enquête construite en marge d’une autre, au fur et à mesure du travail de terrain. La portée de cet article est donc relative et se veut avant tout une invitation à la poursuite de ces travaux.
- 1 Loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de Modernisation de l’Action Publique Territoriale et d’Affirmati (...)
4Quelques particularités du contexte méritent d’être précisées d’emblée. La Métropole de Lyon est une intercommunalité à statut particulier, créée en 2015 suite à la loi MAPTAM1, qui regroupe 58 communes et un million et demi d’habitants (Fig. 1). Elle est, depuis 2020, gouvernée par une majorité issue du parti Europe Écologie Les Verts, dont est issu le président du conseil, Bruno Bernard. Charly est une commune située au sud de la Métropole, sur les côteaux des monts du Lyonnais. Il s’agit d’une ville de 4 500 habitants, dirigée depuis 2020 par Olivier Araujo, du parti Les Républicains. Charly fait partie des communes dirigées par des maires affichant leur défiance envers la Métropole. En juillet 2021, un mois avant la controverse du cimetière, 29 maires, emmenés par Philippe Cochet, ancien député Les Républicains et maire de Caluire-et-Cuire, menacent conjointement de quitter la Métropole.
Figure 1
Localisation de la controverse étudiée
- 2 Les intercommunalités peuvent gérer des cimetières en vertu de l’article R. 2213-31 du Code Général (...)
5Le projet de cimetière s’inscrit dans une politique de développement des cimetières intercommunaux, qui vise à répondre au manque d’espace disponible à l’échelle métropolitaine2. La Métropole de Lyon dispose, en plus de 87 cimetières municipaux répartis sur 58 communes, de deux cimetières métropolitains construits à la fin du XXe siècle et gérés en délégation de service public. Des études sont engagées au début des années 2010 afin d’identifier un nouveau site d’implantation pour faire face au remplissage progressif des sites. En août 2021, la Métropole annonce qu’un site de 14 ha a été identifié sur la commune de Charly ; cette annonce provoque immédiatement une mobilisation politique, mais également habitante, qui se traduit par la création d’un collectif nommé « Sauvons 14 ha », dont un des modes d’action est la plantation d’arbres sur le site du futur cimetière. En novembre 2021, la Métropole annonce finalement un retour du projet à un statut prospectif. Les plantations se poursuivent néanmoins durant les hivers 2022 et 2023. Du côté du personnel politique, le « projet de cimetière métropolitain » devient un serpent de mer (Dall’aglio et Le Lay, 2024) régulièrement mobilisé dans les déclarations à la presse locale.
6L’abandon du projet de cimetière s’explique notamment par une mobilisation citoyenne et politique qui a vu la victoire des opposants au projet avant même le début des travaux ; cependant, la crainte du retour de ce projet a motivé la poursuite des mobilisations, en particulier par la plantation d’arbres sur le terrain du site. Notre enquête porte donc sur un conflit « par anticipation » (Laslaz, 2004) de faible intensité, ou controverse, dont la temporalité singulière interroge la façon dont les conflits marquent les territoires. Il s’agit, en conséquence, d’illustrer l’intérêt de l’approche « hantologique » (Derrida, 1993) dans les travaux de géographie des conflits. Cette rencontre théorique se justifie par la capacité qu’ont les situations conflictuelles de marquer les territoires et leurs habitants, en raison de leur potentiel morphogène et de leurs conséquences intellectuelles et émotionnelles. Jacques Derrida (1993) a manifesté un intérêt « spectral » dans son ouvrage intitulé Spectres de Marx. Il s’appuie sur la première phrase du Manifeste du parti communiste – « un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme » (Marx et Engels, 1848, p. 5), pour réfléchir au devenir des idéologies socialistes après la chute de l’URSS. Dans le sillage de Jacques Derrida, les sciences humaines et sociales ont pris un spectral turn (Luckhurst, 2002) ; des géographes anglophones ont appelé de leurs vœux une hantologie non seulement temporelle mais aussi spatiale, en appréhendant la dimension spectrale de l’espace (Maddern et Adey, 2008). Le lieu et le moment – l’ici et le maintenant – sont hantés par ce qu’ils excluent, notamment le distant et le passé. Le spectre annihile la distance. Ce qui est éloigné peut néanmoins être présent(é) ici et maintenant. Plus généralement, ce qui est appelée la géographie spectrale, la spectro-géographie ou encore l’hantologie géographique (Maddern et Adey, 2008 ; Barthe-Deloizy et al., 2018) s’efforce de faire une place à ce qui n’est pas ou plus là, en s’intéressant à ce que l’on ne voit pas, parce que c’est déjà passé, pas encore arrivé, distant ou bien simplement difficilement perceptible. Ainsi, considérer le fantomatique ou le spectral, c’est prendre au sérieux « le juste perceptible, l’à peine là, la présence tenace d’une absence dans une variété d’espaces » (Maddern et Adey, 2008, p. 292). L’hantologie, par l’attention qu’elle invite à porter à la rémanence, aux traces du passage et au souvenir, nous semble dès lors représenter un cadre d’analyse permettant d’aborder de manière prometteuse la temporalité des conflits, en l’occurrence celle d’un conflit qui a pris fin avant même d’avoir commencé.
7Dans un premier temps, cet article montrera quels ponts peuvent être établis entre la géographie des conflits et la géographie spectrale, en insistant sur le pouvoir mobilisateur de l’évocation du spectre. Puis, nous proposerons, à partir du traitement de la controverse dans la presse locale, une analyse de la transformation progressive du projet de cimetière de Charly en spectre. De là, nous présenterons un modèle temporel de l’après-conflit, au prisme de la métaphore spectrale.
8Cette première partie vise à poser les termes des cadres théoriques que nous souhaitons faire dialoguer, à savoir ceux de la géographie des conflits et de la géographie spectrale, autour de la mise en discussion du spectre au sein de l’espace médiatique, et du pouvoir conféré à ceux qui en font mention et exacerbent l’angoisse de son retour.
9La géographie des conflits, ou « polémogéographie » (Charlier, 2001), porte sur l’étude d’oppositions entre acteurs ou de « situations relationnelles structurées autour d’un antagonisme » (Cattaruzza et Sintès, 2011). Bruno Charlier (1999) distingue trois motifs d’opposition : des acteurs entrent en conflit lorsqu’ils poursuivent des objectifs antagonistes, lorsqu’ils se donnent le même but de manière concurrente et lorsqu’ils défendent des valeurs contradictoires. En fonction des auteurs, le terme de conflit peut être réservé à des types d’antagonismes particuliers ou s’appliquer de façon générique à tout type d’opposition. Cette diversité lexicale est le reflet de la diversité des objets étudiés dans le champ, qui vont du conflit armé au contentieux juridique voire à l’opposition discursive.
10L’événement que nous étudions relève d’un conflit de faible intensité. Lionel Laslaz (2016) identifie deux seuils qui marquent l’évolution qualitative d’une opposition entre acteurs : le recours juridique et le recours à la violence verbale et physique. La situation étudiée ici n’ayant franchi aucun de ces seuils, il convient dès lors, mieux que de conflit, de parler de « controverse » (Mounet, 2007) autour d’un projet d’aménagement, resté à l’état de projet. Mise en scène et publicisée, cette situation présente une structure triadique : elle comprend un public en position de juger un différend qui oppose deux parties (Lemieux, 2007). En cela, cette situation se rapproche des projets inachevés étudiés par Fabrizio Maccaglia et Hovig Ter Minassian (2014), qui se révèlent souvent des étapes « transitoires » dans la vie des espaces.
11Au niveau temporel, loin d’être facilement identifiable dans le temps, le conflit peut s’étendre, commencer, ralentir, reprendre ou cesser à des vitesses variables selon les acteurs et les situations. Le conflit peut s’étudier dans sa « jeunesse » (Pistre, 2010), certains d’entre eux existant même « par anticipation » (Laslaz, 2004), ou bien dans ses « crises », périodes où « il n’est plus possible de poursuivre comme avant, mais pour [lesquelles] on n’a pas encore trouvé de solution » (Picon, 2006) ; enfin, il peut s’étudier dans ses résolutions et ses « après ».
12Cependant, la littérature consacrée à « l’après » de l’opposition porte rarement sur les conflits de faible intensité. Le terme « post-conflit » renvoie principalement aux travaux consacrés à la reconstruction d’espaces touchés par des conflits armés ou des guerres civiles (Cattaruzza, 2015 ; Bonte, 2024). Récemment, néanmoins, une littérature importante a été consacrée au rôle des conflits d’aménagement dans la « productivité » de l’espace comme du social (Melé, 2016) ; ceux-ci contribuent à faire émerger et à recomposer des situations spatiales et sociales favorables, ou non, à des « transactions » entre acteurs (Bobbio et al., 2016). Rares également sont les travaux consacrés aux cas de victoire d’une ou des oppositions à des projets d’aménagement (Flaminio et Le Lay, 2017). La fin d’une opposition entre acteurs, en particulier une fin victorieuse du côté des acteurs locaux opposés à un projet exogène, est propice à générer une forme de vide politique et émotionnel, en ouvrant la porte d’une existence fondée sur un projet positif et non plus sur une logique oppositionnelle.
13Certains travaux issus ou proches de l’hantologie peuvent porter sur l’étude d’objets sémantiquement liés aux spectres et à la mort, comme les apparitions de fantômes (Holloway et Kneale, 2008 ; Tadié, 2018) ou les tombes (Petit, 2013 ; Mercurol, 2018 ; Dall’aglio et al., 2021). Cependant, d’autres travaux, en particulier en géographie, délaissent le champ sémantique de la mort proprement dit et s’emparent de la notion de « spectralité » et de « fantômes » pour interroger la façon dont des objets géographiques produisent ou subissent la présence de spectres. Ces études portent sur la façon dont le monde physique et social est appréhendé par des acteurs humains en fonction de l’influence réelle ou supposée de phénomènes sociaux ou naturels disparus. On retrouve également des traces de l’hantologie dans les travaux de l’école britannique des études plus-que-représentationnelles (more-than-representational) (Lorimer, 2005 ; Wylie, 2007 ; Hill, 2013), qui s’intéresse au rôle de l’inconscient ou du pré-conscient dans les comportements géographiques. Dans cette continuité, Olivier Labussière (2023) invite à penser la sensation physique comme un lieu exploratoire du trouble géographique, et par conséquent à « aimer les spectres » qui enrichissent notre expérience sensible.
14L’hantologie, dès ses débuts, s’intéresse particulièrement aux lieux et aux temps de l’après-conflit. Le spectre, écrit Jacques Derrida (1993), est une « différance » ; il est la manifestation phénoménologique d’une attente, le plus souvent une attente de la rédemption ou de la résolution. Il est à la fois un rappel de ce qui a été et la promesse d’une résolution future. Dans cette perspective, les études consacrées aux espaces du conflit ou de la violence peuvent faire usage du cadre hantologique, en particulier dans le cas de passés douloureux. Les fantômes du passé peuvent nourrir un sentiment d’angoisse, lié à l’existence de non-dits ou de mémoires invisibilisées (Bonte et Fournier, 2018) ou, au contraire, être mobilisés dans le présent pour légitimer des demandes sociales (Mercurol, 2018) : la convocation du spectre implique la construction d’un rapport de pouvoir, fondé sur l’injonction à l’action, le risque étant, sinon, celui de la hantise ou de la malédiction (Favret-Saada, 1977). Ces rapports de pouvoir s’ancrent dans la consécration de figures qui se font le relais de la parole des spectres, dont le lien avec un au-delà de la communauté favorise une légitimité (Bamony, 2009 ; Faure, 2022). L’intérêt de l’importation de ce cadre théorique dans l’analyse d’un conflit d’aménagement assez classique réside donc dans l’étude de la façon dont les conflits avortés ou « écrasés » (Laslaz, 2016) contribuent à nourrir des pratiques discursives et politiques qui assoient un pouvoir d’autant plus grand qu’il se fonde sur l’évocation d’un au-delà de l’expérience sensible.
15Le caractère avorté du projet d’aménagement étudié ici en fait un exemple démonstratif de la notion de spectralité. Annoncé, puis annulé, le cimetière métropolitain de Charly n’a jamais existé que sous la forme d’un projet politique. Son évocation, cependant, a provoqué une controverse suffisamment importante pour que le projet échappe à ses concepteurs, à un point tel que son renvoi au stade des études de site n’a pas suffi à faire cesser les discours à son sujet. Dès lors, s’il est convoqué, c’est sous la forme d’un potentiel revenant. Les traces de la mobilisation, visibles dans l’espace, continuent à hanter la ville contemporaine et servent de base narrative à la constitution de discours anxiogènes au sein de l’espace médiatique, de façon analogue aux traces du paysage industriel étudié par Tim Edensor (2008). C’est dans l’étude de la façon dont les groupes s’emparent des traces du spectre pour les intégrer à un récit que se dessine une analyse politique du spectre, ou « spectro-politique » (Derrida, 1993). Le spectre est, par essence, pluriel, voire contradictoire ; c’est dans sa mise en récit par des figures locales, comme les « désorceleurs » étudiés par Jeanne Favret-Saada (1977), que se construisent ou se déconstruisent des rapports de pouvoir capables de nourrir ou d’apaiser le conflit.
16Cette étude est fondée sur une méthodologie mêlant reconstitution chronologique du conflit et analyse textuelle. L’étude de la chronologie permet de dégager des temporalités de la controverse qui informent la construction de l’analyse textuelle. Celle-ci est réalisée à partir d’un corpus d’articles de la presse quotidienne régionale (PQR) consacrés à ce projet d’aménagement.
17L’enquête s’est développée en parallèle d’un travail de terrain de thèse, consacré à la végétalisation des cimetières communaux en région lyonnaise. Le cimetière de Charly ne formait pas l’objet principal de l’enquête menée initialement : il a été mentionné spontanément par deux enquêtés, élus locaux, au cours d’une campagne d’entretiens, ce qui témoigne de la permanence des inquiétudes relatives à ce projet dans le personnel politique local. C’est par ces entretiens que l’idée d’une étude sur la mobilisation contre ce projet est née. Le fait que cette controverse, méconnue avant le travail d’enquête de terrain en région lyonnaise, ait émergée de façon organique en tant qu’objet d’étude en fait un des éléments de « résistance » (Labussière, 2017) du terrain, de ces éléments inattendus qui rendent le terrain irréductible à tout projet cognitif préalable, aussi rigoureux soit-il. Le déploiement de cette enquête secondaire s’est fait de trois façons.
- 3 Effectuée via RStudio, cette récupération de données automatisée permet de collecter rapidement des (...)
18Premièrement, par un travail de discussion avec des acteurs locaux, dans le cadre de l’enquête principale sur la végétalisation des cimetières. Au total, le projet du cimetière a été évoqué de façon plus ou moins extensive dans sept entretiens sur cinquante, dont deux fois spontanément. Un entretien spécifique a été réalisé avec le président du collectif « Sauvez 14 ha », pour recueillir le témoignage d’un acteur non-institutionnel et affiner la compréhension de la chronologie. Deuxièmement, par une visite du site du projet et une observation des traces de la mobilisation, comme les panneaux abandonnés et les restes des actions d’occupation. Troisièmement, par une collecte de matériaux en ligne. Cette approche permet de reconstituer une chronologie par la collecte d’informations via la presse locale. Elle ouvre également la possibilité d’étudier la dimension virtuelle des mobilisations, qu’il s’agisse de la page Facebook du collectif « Sauvons 14 ha » ou de l’espace commentaires de la pétition hostile au projet, qui permet, par web scraping3, de récupérer certaines informations relatives aux signataires.
19L’utilisation de la textométrie sur des corpus de presse est souvent mobilisée dans le cadre d’études de projets d’aménagement afin d’analyser la construction du lexique des groupes d’acteurs en présence et l’évolution des postures auctoriales (Buhler et al., 2018). L’analyse présentée ici est réalisée à partir du logiciel IraMuTeQ (Ratinaud et Déjean, 2009), dans une perspective comparative. Elle porte à la fois sur la variation de la composition sémantique des discours dans le temps et en fonction du type d’acteur.
- 4 Une grande partie de ces articles (n=34) vient du journal Le Progrès, quotidien régional lyonnais.
20Le corpus textuel réunit 71 articles4 de presse publiés entre 2021 et 2024. Ce corpus a été constitué via une recherche sur la base Europresse et via le moteur de recherche Google, grâce à des requêtes comportant des mots clefs tels que « cimetière de Charly ». Ces articles correspondent moins à une collection de comptes-rendus rédigés par des journalistes qu’à une suite de prises de paroles interposées médiées au travers du langage journalistique. De fait, la presse quotidienne régionale fonctionne comme un forum où les différents acteurs défendent leur point de vue sur le projet d’aménagement : une « arène publique » (Cefaï, 2016), où les discours des acteurs se croisent derrière l’apparente unicité du médium. Ces prises de paroles sont filtrées de façon différenciée en fonction du statut du rédacteur (Le Lay et Rivière-Honegger, 2009). Malgré des biais dont il faut avoir conscience, tels que la dramatisation et l’uniformisation de l’information (Chartier, 2003), la diversité relative des discours relayés dans ce corpus permet l’exploration de la mémoire collective qui se construit à la faveur des médias, en s’y inscrivant (Moirand, 2007). Il s’agit « d’affronter la diversité de l’archive, de travailler sur les traces de la mémoire et notamment, sur cette « mémoire de l’histoire » qui sillonne l’archive-non écrite des discours souterrains » (Maldidier, 1993, p. 116). En recourant à des formats complémentaires (analyses, éditoriaux, tribunes, chroniques), le dispositif de la presse donne à penser, met en perspective et invite à s’interroger sur les conséquences que l’on peut attendre des événements (Charaudeau, 2011).
21Si ce corpus respecte les règles d’homogénéité, de pertinence, de contrastivité et de diachronicité (Comby et al., 2016), sa taille modeste, reflet du caractère rapidement avorté du conflit, doit inviter, plus encore que de coutume, à un « retour au texte » (Pincemin et Heiden, 2008 ; Lebart et al., 2019), en prolongeant l’analyse textométrique par une analyse fine et qualitative.
22Les études portant sur un troisième cimetière métropolitain, qui complémenterait les sites de Rillieux-la-Pape, au nord, et de Bron, à l’est, sont initiées sous le mandat de Gérard Collomb, alors que la Métropole de Lyon est encore le « Grand Lyon ». Elles identifient quatre sites potentiels, dont le site de Charly, qui est finalement retenu pour son accessibilité et l’absence de pente. En 2020, le personnel politique de la Métropole est renouvelé et une majorité écologiste prend le contrôle du conseil métropolitain ; la même année, Olivier Araujo, Les Républicains, est élu maire de Charly. En mai 2021, lors d’une réunion, le choix du site de Charly est discuté avec Olivier Araujo ; il déclare plus tard que le cimetière est alors au stade « d’idée » (Le Progrès, 27 août 2021).
23La controverse ne démarre réellement qu’avec un communiqué de la Métropole, le 26 août 2021, dans lequel elle déclare « distinguer le site de Charly ». Le déroulé détaillé des événements est résumé dans le Tableau 1.
Tableau 1 : de l’annonce du projet à son retrait (août 2021 – décembre 2021)
Mois
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Date
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Evènement
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Août
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26/08/2021
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Communiqué de la Métropole annonçant le choix du site de Charly
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27/08/2021
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Publication de deux articles du Progrès. Le premier relaie les critiques du maire de Charly, Olivier Araujo (LR). Le second porte les arguments de la Métropole.
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28/08/2021
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Ouverture d’une pétition en ligne. Un article du Progrès du 6 septembre mentionne le Maire comme « à l’origine » de la pétition.
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30/08/2021
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Bruno Bernard se dit ouvert au « dialogue » dans un article du Progrès et rappelle les raisons du choix du site.
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31/08/2021
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Création de la page Facebook « Sauvons 14 ha de terres agricoles à Charly »
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Septembre
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05/09/2021
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Manifestation des habitants et du Maire. Une « centaine » de croix sont plantées sur le terrain.
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08/09/2021
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La pétition passe les 23 000 signatures.
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09/09/2021
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Une pancarte « non au nouveau cimetière à Charly » est accrochée au pont de la route d’Irigny, au-dessous de l’autoroute A450.
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10/09/2021
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Publication d’un article du Progrès où la Métropole indique que le maire de Charly a demandé le déclassement de 2 ha de zone agricole.
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13/09/2021
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Une carriole roule dans Charly avec une pancarte « On ne promènera plus les vivants – Corbillard ! »
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23/09/2021
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Article du Progrès où la Métropole défend la nécessité du projet.
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Octobre
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20/10/2021
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Rencontre entre Olivier Araujo et Bruno Bernard
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09/11/2021
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Le député Cyrille Isaac-Sibille (Modem) évoque dans une conférence de presse son projet d’envoyer un courrier à la Métropole
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Novembre
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10/11/2021
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La Métropole et Charly cosignent un communiqué où la Métropole s’engage à « remettre à plat » le dossier relatif à la création d’un nouveau cimetière.
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24L’annonce, à la fin du mois d’août, est suivie par une mobilisation rapide du politique (le maire de Charly réagissant le lendemain de l’annonce dans Le Progrès) et d’une partie des habitants. Une pétition est lancée, qui récolte plus de 20 000 signatures en deux semaines ; les habitants mobilisés, en compagnie du maire, plantent des croix factices sur le terrain (Fig. 2) et déambulent dans un faux corbillard dans la ville. Au terme de deux mois de mobilisation, la Métropole annonce finalement chercher d’autres sites.
Figure 2
Reste d’une croix plantée sur le terrain du futur cimetière
Cliché de Louis Dall’aglio pris en 2023
25C’est donc une victoire de l’opposition, dans un contexte de tensions entre la Métropole et les maires Les Républicains, qui forment l’opposition principale à la majorité écologiste. Le nombre final de signataires de la pétition, un peu plus de 23 000, souligne que celle-ci a largement dépassé la commune de Charly et ses 4 500 habitants. Grâce à un travail de web scraping, effectué sur R Studio, on peut obtenir la commune déclarée de résidence de chaque signataire. Sur les 22 114 signataires ayant déclaré leur commune de résidence, seuls 2,3 % sont effectivement Charlyrots (n =501), soit moins que le nombre de répondants ayant indiqué résider à Paris (n =787) (même s’il va de soi que 501 Charlyrots représentent une part significativement plus élevée de la population communale que 787 Parisiens). Sont également représentées les communes voisines de Charly, comme Vernaison (n =104), Irigny (n =103) ou Millery (n =87). La présence de Nice parmi les villes où résident le plus de répondants (n =174) interroge sur le rôle qu’a joué l’étiquette politique du maire de Charly, membre du parti Les Républicains : « l’intéressement » (Laslaz, 2016) des répondants ne se limite apparemment pas à leur proximité géographique avec la commune de Charly.
26Le Tableau 2 retrace le devenir du terrain après l’abandon supposé du projet de cimetière métropolitain. Celui-ci est investi par un collectif nommé « Sauvons 14 ha de terres agricoles à Charly », fondé par des membres du Sou des Ecoles (donc investis dans la vie communale), qui se transforme en association début décembre et qui lance des activités de parrainages d’arbres destinés à être plantés sur les parties des terrains laissées en friche par les agriculteurs. Le collectif réunit environ 75 personnes et, pour sa première journée d’action, le 5 décembre 2021, 200 personnes viennent assister à la plantation. Il s’agit là d’une stratégie de valorisation agricole et esthétique classique dans le cas d’une contestation d’aménagement, notamment étudiée par Olivier Labussière (2008) dans son travail sur les « arbres du refus » dans le Quercy Blanc. La spécificité de cette mobilisation est son caractère différé vis-à-vis de la controverse à laquelle elle réagit. Au moment de la première action de plantation, le projet de cimetière est, depuis un mois, retourné au stade des études de site. L’hiver passe et, au printemps, le collectif réalise de nouvelles plantations, le 9 avril.
Tableau 2 : la période des plantations (décembre 2021 – avril 2022)
Mois
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Date
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Evènement
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Novembre
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26/11/2021
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Sur le marché de Charly, le collectif « Sauvons 14 ha » propose de « parrainer un arbre » à planter sur le terrain. 200 arbres sont achetés.
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Décembre
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01/12/2021
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Création de l’association « Sauvons 14 ha » : le collectif se dote d’une structure officielle.
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05/12/2021
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50 figuiers sont plantés sur le terrain de Charly
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06/12/2021
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Un article du Progrès mentionne le caractère impropre du site en raison des dégâts aux systèmes d’irrigations gérés par le SMHAR
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12/12/2021
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Publication de deux vidéos de retour sur la journée de plantation
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18/12/2021
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Dernier commentaire en date sur la pétition contre le projet de cimetière
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Mars
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21/03/2022
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Reprise des publications sur la page Facebook
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Avril
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03/04/2022
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Sur la page Facebook de l’association, une nouvelle journée de plantation est annoncée
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09/04/2022
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30 groseillers sont plantés par les membres de l’association
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12/04/2022
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Article du Progrès au sujet de la nouvelle journée de mobilisation repartagé par la page Facebook
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27Le Tableau 3 inventorie les dernières mentions, dans la presse et de façon spontanée, du projet de cimetière de Charly. Celui-ci continue à être évoqué régulièrement, plus de trois ans après l’abandon du projet. Au-delà des dernières publications en date de l’association « Sauvons 14 ha » sur sa page Facebook, au 19 novembre 2023, lors d’une action de plantation de figuiers, on observe que le souvenir du projet de cimetière continue d’être mobilisé dans la presse locale par les acteurs politiques de l’opposition à la Métropole. Ainsi du maire d’Ecully, qui, en juillet 2024, pressé par la Métropole d’ouvrir un centre d’accueil pour mineurs, justifie son refus par une volonté de s’opposer à une Métropole supposément trop autoritaire, ce qu’il exemplifie au travers de l’affaire du cimetière métropolitain. De plus, la pétition lancée par le maire continue d’être utilisée comme un espace d’expression : le dernier commentaire publié, en date du 9 octobre 2024, trois ans après la controverse initiale, note ainsi : « Laissez-nous vivre… et nous n’aurons pas besoin d’un cimetière géant ».
Tableau 3 : des dernières plantations à aujourd’hui
Mois
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Date
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Evènement
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Mai
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30/05/2022
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Publication de deux articles du Progrès où les candidats à l’élection législative mentionnent le projet de cimetière métropolitain
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Juin
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12/06/2022
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Premier tour des législatives
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19/06/2022
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Second tour des législatives
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Décembre
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07/12/2022
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Un rapport sénatorial porté par deux sénateurs de la droite et du centre sur la Métropole de Lyon fait du cas de Charly un exemple de « mauvaise coordination »
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26/12/2022
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Article du Progrès sur le désir des membres de l’association de poursuivre les plantations
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Janvier
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13/01/2023
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Lors d’un entretien, un enquêté, élu, mentionne spontanément le projet de cimetière
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Février
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06/02/2023
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Publication d’un article du Progrès où le maire de Charly mentionne le projet de cimetière et sous-entend son potentiel retour
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Mars
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16/03/2023
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Lors d’un entretien, un enquêté, élu, mentionne spontanément le projet de cimetière
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Octobre
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23/10/2023
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Un article de Lyon Mag commentant les nouveaux tarifs des cimetières lyonnais note que la Métropole « tarde à dévoiler l’emplacement promis du futur cimetière métropolitain »
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Octobre
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30/10/2023
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La Métropole rappelle avoir abandonné le projet et étudier d’autres pistes, comme la reprise de concessions abandonnées
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Novembre
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19/11/2023
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Nouvelle action de plantations par le collectif « Sauvons 14ha ». Dernière publication en date sur la page Facebook.
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Juin
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19/06/2024
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Le député Ensemble ! de la circonscription de Charly cite le projet de cimetière comme une lutte victorieuse qu’il a soutenue
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Octobre
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09/10/2024
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Le maire de la commune d’Ecully cite la victoire de l’opposition à Charly pour défendre son refus d’un centre pour jeunes étrangers
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28Il s’agit ici d’étudier la façon dont cette chronologie, une première fois parcourue, s’est traduite au sein de l’espace médiatique, notamment par la recherche de « seuils » dans le récit du projet de cimetière, qui marquent des « changements de trajectoires discursives » (Comby et Le Lay, 2019). Ces seuils viennent nourrir une analyse textométrique diachronique.
29L’utilisation du logiciel IRaMuTeQ permet une première approche du corpus d’articles touchant au projet de cimetière métropolitain, par l’exploration des mondes lexicaux dégagés par une classification descendante hiérarchique. Celle-ci a été limitée à trois classes en raison de la taille modeste du corpus (Fig. 3).
Figure 3
Classification descendante hiérarchique des segments de texte issus du corpus (n =71 articles)
30La classe 1 (40 % des segments de texte classés) témoigne du caractère local de la controverse politique, c’est-à-dire de l’opposition entre les maires des communes du sud de la région et la Métropole. Cette partie du corpus est marquée par la présence d’acteurs identifiés, comme « Bruno Bernard », président « écologiste » de la Métropole, dont le « fonctionnement » est mis en cause, en particulier par la « droite » ou « LR » (Les Républicains). D’autres controverses locales sont évoquées, comme le « téléphérique » prévu entre Lyon et Sainte-Foy-Lès-Lyon, objet d’une controverse analogue à celle de Charly entre 2021 et 2022. Celles-ci sont mises en parallèle avec l’affaire de Charly comme révélateurs de la verticalité supposée de la gestion métropolitaine.
31La classe 2 (43 % des segments de texte classés) montre le traitement dans la presse des discussions autour du devenir du terrain en lui-même et de son intérêt pour la commune comme pour la Métropole. Y sont mentionnés le « cimetière », son état de « projet », la notion de « choix » du « site » ; les communes de « Rillieux-la-Pape » et de « Bron » sont évoquées, car elles accueillent également des cimetières métropolitains et sont mobilisées comme exemples ou contre-exemples par les participants au débat.
32La classe 3 (17 % des segments de texte classés) correspond plus spécifiquement aux articles relatant les actions des habitants et des exploitants agricoles des terrains concernés. La figure du collectif se précise (« association », « collectif »), de même que les piliers de l’argumentaire, tels que la défense de la « biodiversité », la vocation « agricole » du terrain et le désir de « sauver » cet espace.
33À partir de ces trois classes, il est possible de dégager trois temps de la controverse, dont il conviendra ensuite de vérifier la pertinence. Un premier temps, d’août à novembre 2021, est celui de la controverse proprement dite ; c’est durant cette période que le terrain en lui-même fait l’objet d’un débat, que ses caractéristiques urbanistiques et paysagères sont discutées (classe 2). Dans un deuxième temps, de novembre 2021 à mai 2022, la victoire des opposants porte l’attention sur les actions d’occupation du terrain, de plantation des arbres, qui contribuent à occuper l’espace médiatique (classe 3). Cette période, assez courte, est suivie par celle où le cimetière est intégré à un historique politique composé de querelles diverses (classe 1). Cette période voit cependant des retours épisodiques des discours habitants par la plantation régulière d’arbres sur le site, et dure jusqu’à aujourd’hui. Cette périodisation peut être visualisée via la chronologisation des articles (Fig. 4) : la première période, la plus publicisée, regroupe 46 articles, la deuxième 25 et la dernière 17.
Figure 4
Evolution du nombre de publications relatives au projet de cimetière (n =71)
34La pertinence des trois périodes chronologiques hypothétisées peut être vérifiée par un phasage des articles. Pour ce faire, les lemmes les plus spécifiques ont été identifiés dans les articles publiés durant ces différentes périodes de la controverse. Le score de spécificité est calculé de façon à rendre compte du caractère propre à un ou plusieurs textes d’un terme, en normalisant les fréquences d’apparition puis en identifiant des irrégularités au regard de l’ensemble du corpus (Lafon, 1980). Autrement dit, il permet de dégager les termes les plus emblématiques de chaque période du débat (Fig. 5).
Figure 5
Lemmes les plus spécifiques de chaque phase du conflit
35On observe ainsi, à la faveur des lemmes les plus spécifiques à chaque phase dont le score est supérieur à 2 (score retenu comme seuil de significativité), que la première phase de la controverse est caractérisée par un vocabulaire centré sur la commune de Charly et sur le terrain lui-même (« hectare », « lieu »). Dans la deuxième partie de la controverse, la Métropole disparaît des discours pour laisser place au collectif « Sauvons 14 ha » et à ses actions de plantations d’arbres (« action », « planter »). Le vocabulaire reflète également le désir de l’association de pérenniser son action : « trouver », « rester », « sauver », « construire ». Dans la troisième partie de la controverse, on observe un passage de l’échelon local à l’arène politique au sens large (« public », « candidat », « porter »), qui traduit la mobilisation du projet à des échelles différentes de celle du terrain ou de la commune, et le croisement de la controverse avec l’actualité politique des élections législatives de juin 2022.
36Nous proposons ici l’ébauche d’un modèle chronologique visant à fournir un cadre théorique d’analyse des situations où l’achèvement d’un conflit d’aménagement de faible intensité et la satisfaction des opposants au projet ne conduisent pas à l’apaisement des tensions et des craintes à son égard, autrement dit des situations où se constituent des spectres. Ce modèle est librement inspiré de l’analyse développée précédemment et puise son inspiration dans les concepts de l’hantologie.
37Ce modèle propose de diviser la temporalité de la controverse en trois temps : le temps de l’apparition du spectre, le temps de la conjuration du spectre et le temps de la hantise. Pierre Pistre (2010) propose également un modèle en trois temps, ceux de la genèse (rumeurs, annonces), de la maturation (structuration des luttes) et de la mise en veille. Le modèle que nous proposons s’en différencie en ce qu’il réunit en un seul temps la genèse et la maturation pour insister sur le temps de la « mise en veille » dont nous avançons qu’il n’est pas moins que les deux premiers un temps actif, ce qui justifie sa séparation en deux temps distincts. Similairement, le modèle de Downs (1972), relatif à l’attention du public dans les crises socio-environnementales, fait de ses ultimes phases des moments de déclin de l’intérêt du public (gradual decline) et de prise d’importance d’autres questions (post-problem). Nous proposons d’enrichir ces modèles à partir d’un cas particulier, celui d’un projet qui ne s’est finalement pas réalisé, et où s’observe, dès lors, moins un déclin graduel de l’intérêt que la constitution d’un retour certain, mais irrégulier, de celui-ci en fonction de l’actualité politique.
38Nous désignons sous le terme d’« apparition » le moment où le spectre se fait connaître à un ou des groupes sociaux, c’est-à-dire où il s’impose à l’expérience personnelle et collective. Cela se traduit par la possibilité d’une mise en discussion de l’horizon qui se dessine.
39Cette phase est caractérisée par la pluralité et la richesse des discours à l’encontre du spectre. Le caractère immatériel du spectre en fait un support propice à des discours contradictoires : par son indétermination, le spectre se prête à la « surdétermination » (Pile, 2017). N’étant rien de concret, il est ce que chaque locuteur en fait, tout et son contraire. Le fantôme ne possède pas « d’identité évidente qui supporterait spontanément les assertions du présent » (Edensor, 2008). Cette polyphonie est d’autant plus importante que les témoins de l’apparition ne voient pas « ensemble, la même chose que tout seuls » (Delaplace, 2021, p. 185) : l’apparition implique également une confrontation des points de vue qui fait émerger des consensus au sein des groupes qui s’emparent du sujet.
40Dans le cas du projet de cimetière métropolitain de Charly, la phase de l’apparition s’étend du 26 août 2021 au 10 novembre 2021, c’est-à-dire du communiqué de la Métropole annonçant le choix du site de Charly au communiqué co-signé par la Métropole et la Mairie informant du retour au stade des études. Il s’agit du moment où la presse joue son rôle « d’arène publique » (Cefaï, 2016), en publiant directement ou indirectement des argumentaires contrastés et en permettant ainsi leur croisement au moyen de différentes formes de dialogisme. C’est durant cette période que se constituent les groupes d’acteurs concernés par la controverse, comme celui du personnel politique charlyrot, autour du Maire, du collectif d’habitants et de riverains concernés par des enjeux fonciers et usagers, et celui de la Métropole. Ces groupes proposent chacun une interprétation divergente de l’apparition du projet. Si Zemorda Khelfi, vice-présidente à la Métropole, déclare que « ce cimetière, il faut le faire, on n’a pas le choix » (Le Progrès, 23 septembre), arguant d’un « cimetière nature à l’image de celui de Bron » (23 septembre), le maire de Charly déclare que la métropole est « dogmatique » (27 août) et qu’on les « prend pour des imbéciles » (6 septembre). Un article donne la parole à un riverain qui pointe que « les routes, assez étroites dans le coin, ne sont pas dimensionnées pour recevoir autant de voitures » (27 août), tandis qu’un commentaire de la pétition en ligne avance un argumentaire foncier : « C’est calme, mais pour les lotissements à côté, si tu veux revendre, ça ne fait pas rêver ». C’est ce que la littérature définit classiquement comme la phase d’identification du problème, c’est-à-dire d’harmonisation collective de l’objet de la controverse par le déploiement des arguments de chaque partie du conflit, et où se « soudent » des groupes distincts (Simmel, 1908).
41La phase de conjuration se caractérise par la réalisation d’actions qui visent à s’assurer que le mort est bien mort et qu’il ne reviendra pas hanter les vivants. Dans le cas du cimetière de Charly, le moment de la conjuration s’étend du 11 novembre 2021 à la fin du mois de juin et des plantations. C’est durant cette période que le collectif d’opposants au cimetière est le plus actif, alors que le projet est, officiellement, retourné au stade des études de site. Pour le collectif, la victoire acquise doit être conservée : il faut s’assurer que le projet soit bel et bien enterré, que le revenant ne puisse pas revenir, car « le mort (…) veut rester » (Baudry, 2010, p. 119).
42Le caractère spectral de l’objet du conflit implique que la fin du projet ne signifie pas mécaniquement la fin de la mobilisation. La nécessité de la conjuration se traduit par une suite d’encouragements à participer aux activités de mobilisation, à rejoindre la lutte pour empêcher la réapparition du spectre. Au lendemain de l’annonce du retour du projet au stade des études de site, une agricultrice commente : « l’épée de Damoclès est toujours là » (Le Progrès, 13 novembre). Après les premières plantations, dans un article du Progrès du 16 avril 2022, un des membres du bureau de l’association déclare que « Nous étions moins nombreux [à la dernière réunion] car certains pensent que l’affaire est réglée mais non, tout reste encore à faire ». De même, le 29 mai 2022, on lit dans Le Progrès qu’un membre de l’association « préfère ne pas crier victoire trop vite et inscrire l’action de l’association dans le temps ». La plantation d’arbres, en particulier, permet de stabiliser le paysage : au caractère indéterminé de l’espace succède le fruit d’une décision qui permet de réduire la part d’incertitude dans son devenir. Le choix de l’arbre s’inscrit également dans une stratégie consciente liée à la coloration politique de la Métropole, le but étant de « planter des arbres pour que le projet ne prenne plus sens aux yeux des élus écologistes » (Le Progrès, 29 mai 2022).
43Par la mise en contact qu’elle provoque entre des acteurs et l’espace matériel, la controverse participe d’une « fabrique du lieu » (November et al., 2004), dans la mesure où elle rend les espaces « éphémères et incertains », ce qui mène à l’interrogation de leur identité. Ainsi, le chef du collectif « Sauvons 14 ha » déclare, lors de notre entretien, préférer aller faire courir ses chevaux sur le terrain où poussent désormais les fruits qu’il a contribué à planter. De même, la confiture récoltée à partir des figuiers plantés a été, non sans ironie, envoyée aux vice-présidents de la Métropole.
44Le moment de la hantise se fonde sur une suite de rappels de l’existence du spectre, alors que le moment de l’apparition s’éloigne dans le temps. Ces rappels visent à perpétuer la mémoire d’un spectre dont l’apparition se fait de plus en plus lointaine. Or, le fantôme n’existe que tant « que quelqu’un est témoin de son existence » (Stallings, 2020, p. 195). Cette remémoration tend à prendre la forme d’« arguments génériques, traces de la controverse au sein de la société » (Mounet, 2007), et s’appuie sur la constitution d’une « économie des influences » (Delaplace, 2021), qui consacre certains personnages en tant que relais de l’appréhension collective du spectre, comme le maire, le député ou le responsable de l’association « Sauvons 14 hectares ». La parole de ce dernier stabilise le discours relatif au spectre du projet, en rappelant sa dangerosité.
45Cette phase s’étend du 12 avril 2021, date de la fin des actions de plantations, à aujourd’hui. Dans la presse, le projet de cimetière métropolitain cesse d’être l’objet central de la discussion, ce dont témoigne la chute de son score de spécificité : le mot « Charly » passe de 2,9 à -1,8 entre la première et la dernière phase de la controverse et le lemme « cimetière » de 1,8 à -1,9. Autrement dit, les articles qui citent le projet de cimetière métropolitain concernent de moins en moins directement le cimetière métropolitain en lui-même. Il y a un délaissement de « l’espace support » du conflit, au profit d’un « espace de la contestation » plus diffus (Darly, 2007). La mention du projet de cimetière se fait de façon plus inattendue, dans le cadre de discussions parfois éloignées du sujet original.
46Ainsi, le 16 juin 2022, dans un article consacré à la campagne législative, une déclaration du candidat MoDem, Cyrille Isaac-Sibille, associe son adversaire, Jean-François Baudin, au projet de cimetière, par coloration : « Il veut faire oublier qu’il est LE candidat de la majorité écolo-insoumise à la Métropole de Lyon, LE candidat du projet de cimetière à Charly ! ». La discussion ne porte plus sur le projet et ses caractéristiques ; il s’effectue un « saut scalaire » (Laslaz, 2016) qui donne au projet une dimension politique supérieure. De même, en février 2023, soit plus d’un an et trois mois après l’annonce de l’abandon du projet, le maire de Charly, qui évoque pour Le Progrès la possibilité que les communes du sud de l’agglomération quittent la Métropole, fait mention du projet de cimetière : « Vous vous souvenez du projet de la Métropole de Lyon pour Charly ? 14 hectares de terrains agricoles transformés en cimetière ? […] Nous avons convaincu le président de la Métropole de Lyon de stopper le projet. Mais stoppé ne veut pas dire enterré ! Il faut rester vigilant ». La convocation du spectre sert donc à asseoir un capital politique, un phénomène observé de longue date par l’anthropologie dans la figure des chamans ou des sorciers (Bertrand, 2001 ; Faure, 2020).
47Du côté des habitants, et en particulier du collectif « Sauvons 14 hectares », le caractère spectral du projet est identifié à la fois comme un facteur de ralentissement potentiel de la mobilisation et comme la condition de sa potentielle résurrection. Comme l’écrit Jacques Derrida, « un spectre est toujours un revenant. On ne saurait en contrôler les allées et venues, car il commence toujours par revenir » (1993, p. 32). Ce retour est décrit comme d’autant plus probable que les actions de conjuration se font moins actives. Le chef du collectif « Sauvons 14 ha » déclare ainsi, lors de notre entretien : « Aujourd’hui, on a aucune confiance […] A moins que vous ne puissiez me prouver le contraire, il n’y aucun document officiel qui dit que le projet est abandonné sur la commune de Charly ». Sans pousser trop loin la métaphore, il est intéressant de noter la proximité métaphorique entre le besoin de preuves de l’arrêt du projet et le besoin de preuves lors d’une disparition, sans lesquelles le mort reste à l’état de disparu, ce qui laisse envisager la possibilité de son retour. Par la mobilisation du spectre, le collectif continue ainsi à exister au sein d’un espace médiatique qui contribue à « construire les conditions de la prise en compte [du] discours » (Melé, 2016, p. 16) du conflit. Ces figures mobilisatrices tissent entre elles des liens de dépendance, ce qui explique la remise, par le maire de Charly, d’un « Prix de l’environnement et du développement durable », en janvier 2025, au collectif « Sauvons 14 ha ». Enfin, le caractère évanescent de ce cimetière semble même avoir été repéré par la presse locale : Le Progrès titre ainsi « Mais où est passé le troisième projet de cimetière métropolitain ? » (30 octobre 2023) et Lyon Mag évoque, le même mois, « le spectre d’un nouveau cimetière métropolitain ».
48Il n’y pas eu de cadavres dans les sols des terrains agricoles de Charly ; il y en a désormais un dans le placard de la Métropole. Le projet de cimetière de Charly permet d’interroger la temporalité tardive des conflits d’aménagement, souvent moins étudiée que leurs phases initiales ou critiques. Grâce à l’apport de l’hantologie, nous proposons un modèle d’analyse de l’après d’une controverse somme toute courte, mais dont l’écho se fait toujours ressentir deux ans après sa conclusion. Ce modèle d’analyse semble adapté aux situations de conflits « écrasés » (Laslaz, 2005), où la victoire d’une partie n’efface pas les causes du conflit – en l’occurrence, les tensions entre les maires et la Métropole ainsi que le manque de place dans les cimetières de la région lyonnaise. Rien n’interdit donc la possibilité d’une ré-apparition du spectre ou la constitution d’un « conflit chronique » (Cadoret, 2011). Il invite également à se rendre sensible aux figures qui manient et convoquent le spectre du projet, en notant le capital social et politique que sa mention apporte ; en cela, il s’agit de ramener l’hantologie à sa vocation politique critique première, que son appropriation par des penseurs et parfois des artistes plus concernés par son potentiel phénoménologique a contribué à effacer.
49En convoquant au présent ce qui est déjà passé et ce qui n’est pas encore arrivé, la spectralité nuance la linéarité du temps de l’après-conflit. Les acteurs présentifient le passé et l’avenir, se remémorent ce qui est arrivé et anticipent ce qui peut/doit arriver, attendent le revenant ou le spectre (Le Lay, 2019). L’absent est ici, le mort ranimé, le lointain tout à côté… Les médias y contribuent beaucoup, par la mise en circulation de récits et de représentations ; ils se font en cela médiums. De plus, la mémoire permettant de présentifier le passé, le géographe gagne à considérer le néant qui s’invite au présent : « le passé mort hante le présent sous l’aspect d’un savoir » (Sartre, 1943, p. 526). Certes le spectral est ce qui n’est pas ici, mais cette absence peut compter et se montrer constitutive : le manque émeut et meut. Procédant de notre liberté de nous projeter, de vouloir, de chercher, de choisir, le spectral ouvre le champ des possibles. L’approche de la spectro-géographie invite à revisiter des concepts classiques de la discipline et à les penser ensemble.