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Articles & entretiens

Le territoire au secours des transitions ? Une approche territoriale des transitions comme changements systémiques

Alexis Gonin

Résumés

L’objectif de cet article est d’outiller le concept de territoire pour décrire et analyser les transitions comme des changements systémiques. Dans une première partie critique, l’article met à jour cinq sens connotés du territoire dans la littérature traitant des transitions agri-alimentaires. Ces cinq sens tendent à enfermer le territoire dans une échelle, le local. Dans une deuxième partie, à partir d’un cas d’étude sur les dynamiques de transition agricole dans le Val-de-Loire (45), on discute la notion de territorialisation, réintroduite par les approches relationnelles pour décrire les processus de construction des territoires. On défend l’idée que cette notion permet de mieux caractériser des changements comme étant ou non systémiques, et donc les qualifier ou non de transitions.

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Texte intégral

Les évaluateurs anonymes ainsi que le comité éditorial de ce numéro spécial ont mené plusieurs relectures attentives, rigoureuses et empathiques des versions initiales de ce texte, contribuant de façon décisive à son amélioration. Qu’ils en soient grandement remerciés.
Le terrain dans le Val-de-Loire a été mené dans le cadre du projet « Les champs de Gaïa, Stratégies pour une transition territoriale de l’agriculture/ Des territoires pour une transition agricole », financé par la Maison des Sciences de l’Homme - Mondes (MSH-Mondes) de Nanterre. Les entretiens ont été menés, pour partie conjointement, pour partie en autonomie, par Claire Luciani, étudiante dans le master Nourad. Merci à elle pour son investissement.
Cet article en particulier n’est pas le résultat d’un travail collectif, il est néanmoins redevable à certaines discussions qui ont animé l’équipe des « Champs de Gaïa ». Je remercie ici Andrea Mubi Brighenti, Jeanne Etelain, Patrice Maniglier et Raphaël Paut.

Introduction

1S’il y a un intérêt à mobiliser le terme de transition, il réside certainement dans son appréhension comme un type de changement particulier, de nature systémique. Dans les définitions génériques qui sont données en sciences humaines et sociales, les transitions sont en effet considérées comme le passage d'un système complexe, en équilibre dynamique, à un autre (Bourg et Papaux, 2015 ; Gonin, 2021, 2020 ; Valegeas, 2020). On pourrait ainsi distinguer les transitions des simples évolutions, changements, recompositions, ou mutations, autant de termes utilisés en géographie pour caractériser des dynamiques socio-spatiales. Bien que l’idée de transition systémique soit au cœur des transition studies (Köhler et al., 2019), d’autres auteurs soulignent que les systèmes, vastes réseaux d’acteurs interdépendants dont les relations sont stabilisées par de multiples dispositifs institutionnels, possèdent une inertie qui les rend rétifs au changement (Meadows, 2023). L’idée de changement systémique, si elle représente un oxymore heuristique pour certains, pose donc tout au moins une problématique complexe dont le cœur est la tension entre inertie et transformation. De quelle manière la géographie peut-elle contribuer à la traiter ?

2Concept central de la discipline depuis les années 1980 (Gonin, 2024), le territoire a notamment été abordé comme un système complexe (Moine, 2006), une vision dans laquelle s’inscrit cet article. Elle semble en effet offrir une grille d’analyse qui permet de traiter la dimension systémique des transitions dans toute sa complexité. C’est certainement pour cette raison que les approches territoriales des transitions sont en plein essor dans la littérature en SHS. Néanmoins, on défend dans cet article l’hypothèse que ces approches sont victimes d’un « piège territorial » : elles tendent à réduire le territoire des transitions à une unique échelle, le local.

3Pour sortir de ce piège, cet article reprend le concept de territoire à partir des derniers apports d’une approche relationnelle en plein renouveau (Brighenti et Kärrholm, 2020 ; Maniglier, 2021). Cette dernière met en avant les dynamiques de territorialisation, c’est-à-dire les processus par lesquels les acteurs (re)composent leurs relations et assemblent des systèmes territoriaux. Le concept de territorialisation pourrait ainsi constituer un outil pour caractériser des changements comme systémiques ou non, et donc aider à les qualifier ou non de transitions.

4Cet article est composé de deux parties, une première partie critique de la littérature sur l’approche territoriale des transitions, et une deuxième de proposition méthodologique, bâtie sur l’étude de cas des dynamiques agri-alimentaires dans le Val-de-Loire (45). La première partie interroge, à partir d’une revue de la littérature, le « territoire » tel qu’il est utilisé dans les approches territoriales des transitions, pour en révéler cinq sens connotés ainsi que des choix épistémologiques qui ne sont pas toujours explicités dans les publications. Nous soutenons alors l’argument selon lequel ces cinq sens connotés enferment le territoire tel qu’il est généralement utilisé dans une échelle, le local. C’est ce que nous appelons « le piège territorial », qui réduit du même coup la portée des approches territoriales des transitions. Nous montrons également que le territoire tel qu’il est mobilisé dans ces approches se réfère à un courant épistémologique précis, et qu’il est loin d’embrasser toute la littérature sur ce concept polysémique. La deuxième partie propose une stratégie pour sortir du double enfermement dans le « piège territorial » local et dans une acception restreinte du concept. Une approche relationnelle du territoire, inspirée de la théorie d’acteur-réseau (Brighenti et Kärrholm, 2020 ; Maniglier, 2021 ; Painter, 2010) offre une vision résolument processuelle du territoire. Plus que le territoire, c’est alors la notion de territorialisation qui peut alors être mobilisée pour décrire et analyser des processus de changements. Il est plus facile ensuite de discuter leur dimension systémique, et ainsi les qualifier ou non de transition. L’approche relationnelle par la territorialisation permettrait de venir « au secours » de la transition pour lui conférer une dimension conceptuelle utilisable en géographie.

1. Le « territoire » des transitions

5Cette première partie relit de façon critique la littérature francophone en SHS en plein essor depuis quelques années sur l’approche territoriale des transitions, restreinte ici à la thématique des transitions agri-alimentaires. Le but est de cerner les usages du concept de territoire qui y sont faits sur la dernière décennie.

1.1. Le territoire dans les transitions : cinq sens connotés

  • 1 Dans Google Scholar, une recherche a été effectuée à partir de l’intersection des mots clés « trans (...)

6Une sélection a été effectuée1 pour retenir des publications mobilisant effectivement le concept de territoire pour analyser des processus de transitions agroécologiques et/ou agri-alimentaires. Un corpus de 32 publications a ainsi été constitué. Ont été sélectionnées des publications qui adoptent explicitement une approche territoriale, qui n’est d’ailleurs pas l’apanage des géographes. Les articles traitent du changement dans les systèmes agri-alimentaires, même si la notion de transition est dans certains cas utilisée de façon anecdotique, voire parfois non mentionnée en tant que telle. La revue de littérature assume sa dimension non systématique : elle vise la diversité des publications qui adoptent une approche territoriale des transitions des systèmes agri-alimentaires, et non l’exhaustivité. Il s’agit d’une littérature en grande partie produite par des chercheurs francophones (qu’ils publient en français ou en anglais) : dans son usage dominant dans les sphères anglo-saxonnes, le concept de territoire, compris comme espace de souveraineté, n’est pas pertinent pour analyser les dynamiques de transition. C’est plutôt celui de « place » qui est privilégié (Santo et al., 2019), mais auquel nous n’avons pas étendu la revue de littérature.

7Le corpus constitué a ensuite été analysé de manière transversale avec les questions suivantes : pourquoi et comment le concept de territoire est-il utilisé, quelles caractéristiques lui sont implicitement ou explicitement attribuées ? Quelles sont les références bibliographiques sur le concept de territoire auxquelles il est fait appel ? L’analyse aboutit à distinguer cinq grandes connotations du concept de territoire quand il est mobilisé pour traiter des problématiques de transition agroécologique et/ou agri-alimentaires.

a) Les territoires-locaux

8D’abord le concept de territoire est souvent utilisé pour définir le périmètre de relocalisation des systèmes agri-alimentaires nationaux ou mondialisés (Baysse-Lainé, 2020 ; Ginelli et al., 2020 ; Hochedez et al., 2022 ; Lamine et Chiffoleau, 2016). Dans ces transitions, le territoire est synonyme d’échelle locale et de raccourcissement des filières agri-alimentaires, à la fois en distance kilométrique et en nombre d’acteurs (Corade et al., 2022).

b) Les territoires-contextes

9Le terme de territoire est utilisé pour désigner les contextes spécifiques dans lesquels se déroulent les transitions (Baysse-Lainé, 2020 ; Capt et al., 2014 ; Coenen et al., 2012 ; Darrot et al., 2022 ; Vandenbroucke et al., 2019). Il s’agit d’illustrer la diversité des trajectoires de transition, et de mettre en avant les facteurs locaux qui favorisent ou freinent les changements. L’ancrage territorial apparait alors comme un facteur clé des transitions agroécologiques (Plumecocq et al., 2018). Les transitions sont territoriales au sens où leurs modalités sont spécifiques à chaque contexte local. Les ressources spécifiques (Campagne et al., 2014) de ces territoires-contextes sont au cœur des trajectoires originales de transition.

c) Les projets-de-territoires

10Les territoires sont également mobilisés pour décrire des arènes dans lesquelles s’inventent des systèmes alternatifs innovants (Bergez et al., 2019 ; Gascuel et al., 2015 ; Prévost, 2014). Le territoire permet de passer de conversions individuelles à l’agroécologie au collectif, à la création de réseaux locaux qui permettent à des initiatives de prendre corps et des innovations sociales de se diffuser localement (Nicholls et al., 2018 ; Ollivier et al., 2018). Dans les Andes péruviennes par exemple, Girard et Rebaï (2020) décrivent l’émergence de circuits-courts face à la modernisation agricole comme une « transition territoriale » entendue « comme un processus fondé sur l’articulation entre des innovations agroécologiques et des innovations sociales, économiques et institutionnelles ». Les projets de territoire permettent aux acteurs parties prenantes de trouver une marge d’action à l’échelle locale qu’ils n’auraient pas dans les arènes nationales, où sont négociées les politiques publiques, et dans lesquelles les tentatives de changements systémiques apparaissent verrouillées (Bui, 2015). Les projets de territoire, opposés aux territoires de projet plus descendants et institutionnalisés (Arnauld de Sartre et al., 2021 ; Banos et al., 2020 ; Banzo et al., 2019), agissent comme des niches construites par les acteurs locaux, dans lesquelles ils peuvent bénéficier d’une certaine autonomie d’action et d’expérimentation par rapport aux pouvoirs dominants des acteurs des systèmes conventionnels. Cette autonomie est propice aux innovations économiques et institutionnelles (Soulard, et al. 2018). Les territoires ainsi construits comme réseaux d’acteurs réunis autour d’un projet commun de transition locale sont alors interrogés comme matrices/incubateurs de possibles transitions écologiques plus générales (Corade et al., 2022 ; Lamine et al., 2019).

d) Les territoires-systèmes

11Le concept de territoire est également mobilisé pour sa capacité intégrative. Il permet de décloisonner et d’appréhender ensemble les dimensions économiques, sociales et écologiques de la société (Calame, 2015 ; Gascuel et al., 2015). C’est un outil, très présent à ce titre dans la littérature sur les transitions agroécologiques, pour traiter les interdépendances entre acteurs hétérogènes au sein des socio-écosystèmes (assemblage d’acteurs humains et autre qu’humains) (Capt et al., 2014 ; Duru et al., 2015 ; Hubeau et al., 2021). Le territoire est donc compris dans un fonctionnement systémique (Lamine et al., 2019 ; Moine, 2006), et se révèle un outil précieux pour traiter de la problématique du changement transsectoriel. Dans les approches territoriales des transitions agricoles, ce ne sont pas seulement les modes de production que les acteurs cherchent à transformer, mais également les modes de consommation alimentaires, éventuellement les inégalités sociales qui empêchent les plus précaires d’avoir accès à une alimentation locale de qualité, les paysages (Hochedez et al., 2022 ; Madelrieux et al., 2018). De proche en proche, c’est tout un socio-écosystème local qui peut être transformé par l’approche par le territoire-système. Wezel et al. (2016) nomment alors « territoire agroécologique » un assemblage socio-technique dans lequel un collectif humain prend en charge les processus biophysiques qui structurent les paysages.

e) Les territoires-concertation

12Enfin, le territoire est employé pour mettre en avant une gouvernance efficace du changement (Billion, 2017 ; Calame, 2015 ; Guillot et al., 2021). Il agit comme un « espace de concertation », construit collectivement (Banzo et al., 2019), qui permet à des acteurs géographiquement et culturellement proches de constituer des réseaux d’échange, et d’activer des synergies (Amichi et al., 2021 ; Bergez et al., 2019 ; Lucas et al., 2019 ; Moraine et al., 2016). Un autre degré est franchi quand les acteurs s’organisent et parviennent à se coordonner, de manière informelle ou plus institutionnalisée (Maréchal et al., 2018 ; Nougarèdes et al., 2022). Le territoire-concertation apparait comme le résultat de la capacité des acteurs de se coordonner pour valoriser des ressources spécifiques (Loudiyi et al., 2019). Le territoire-concertation, structuré par les jeux de pouvoir (Rossi et al., 2019), agit alors comme une arène locale de transition permettant à des acteurs différents d’agir ensemble et de façon transsectorielle : les transitions agroécologiques conçues ou analysées par le prisme du territoire-concertation s’opposent aux transitions agricoles entreprises dans une logique verticale de filière (Lamine et al., 2016). ‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

1.2. L’autre « piège territorial » : le territoire des transitions prisonnier du local ?

13Il y a trente ans, J. Agnew (1994) mettait en garde contre un « piège territorial » : le fait de penser les relations internationales uniquement au prisme des territoires étatiques. Un autre piège territorial se dessine aujourd’hui dans l’assignation du territoire à une échelle, le local. La littérature sur l’approche territoriale des transitions agri-alimentaires traite bien des acteurs nationaux ou internationaux qui agissent dans les territoires ; elle fait la part belle aux processus transcalaires et aux jeux d’échelle. Cependant, une assignation au local transparait dans les cinq connotations du concept de territoire mobilisées dans les approches territoriales de la transition. Elle est explicite dans la première, le territoire comme périmètre de relocalisation ; elle rejoint alors l’usage courant du terme dans les discours politiques et institutionnels, dans lesquelles « les territoires » désignent les collectivités locales dans leur diversité et dans leurs dynamiques propres, en opposition à l’appareil d’État centralisé. Elle est implicite, et pourtant présente, dans les quatre autres sens connotés. Dans la deuxième connotation (territoires-contextes), la diversité du « local » est ce qui produit la spécificité de chaque contexte. Dans la troisième (territoires-projets), les projets peuvent incuber et être mis en œuvre dans des territoires car l’échelle locale offre un cadre restreint et protecteur à leur expérimentation. Dans la quatrième connotation (territoires-systèmes), les transitions peuvent être appréhendées de manière systémique dans les territoires car l’échelle locale réduit la complexité, tronque des chaînes d’interdépendances trop longues, et permet donc de saisir et d’activer la multi-dimensionnalité du changement. La proposition effectuée dans la deuxième partie de cet article s’inscrit elle aussi dans une approche systémique, mais veille à prendre en compte toute l’étendue, en dehors du local, des systèmes d’acteurs. Enfin, dans la cinquième (territoires-concertation), l’échelle locale favorise la proximité qui facilite la gouvernance du changement.

14L’assignation du territoire à l’échelle locale est un piège quand elle enferme les stratégies de transition dans une voie, qui est celle initialement proposée par les modèles issus des sustainability transitions studies (Köhler, et al. 2019). Prenant à bras le corps la problématique du changement systémique, ce courant cherche à comprendre les conditions auxquelles peuvent advenir les transitions. Un des articles fondateurs de l’approche « multi-niveaux » (Geels et Schot, 2007) distinguait trois niveaux : les niches dans lesquelles avaient lieu les innovations (par exemple l’agriculture biologique dans les années 1970), les régimes socio-techniques (par exemple les systèmes agri-alimentaires conventionnels) et le paysage socio-technique exogène (assemblage d’éléments hétérogènes comme les politiques internationales ou le changement climatique… qui font pression sur les régimes socio-techniques). Exposé très succinctement, c’est la diffusion des innovations hors de leur niche originelle qui permet de reconfigurer les régimes socio-techniques et d’influencer l’environnement socio-technique général. Cette approche a été critiquée pour son caractère a-spatial, ignorant les contextes, les jeux d'acteurs et les rapports de force (Lamine et al., 2015 ; Murphy, 2015). La littérature géographique adoptant une approche territoriale des transitions a alors apporté une réponse à ces manques (Coenen et al., 2012) : elle a montré comment les innovations s’élaborent dans des territoires-contextes, et sont portées par les acteurs des projets-de-territoires. La stratégie de transition repose alors sur la mise en réseau, diffusion, dissémination, généralisation des expériences locales pour mettre en œuvre in fine « la grande transition ». La prééminence des sustainable transition studies dans les approches territoriales des transitions explique ainsi sans doute en partie leur enfermement à l’échelle locale. La multiplication des expérimentations locales permettrait un passage à l'échelle des expérimentations territoriales réussies (Caron, 2017). La logique de cette stratégie est questionnable tant les « recettes » d’une transition réussie dans un territoire semblent difficiles à transposer dans un autre (Olivier de Sardan, 2021). La multitude des innovations territoriales en cours n’a par ailleurs pas encore donné lieu à un changement plus général de régime socio-technique, que cela soit sur les enjeux agri-alimentaires, énergétiques, de mobilité ou autre. Sans rejeter totalement les stratégies de transition de la « perspective multi-niveaux », il semble nécessaire d’en ouvrir d’autres, et pour cela de concevoir autrement le concept de territoire.

1.3. Resituer les transitions par rapports aux différents paradigmes du territoire

15De manière générale, les approches territoriales des transitions se développent dans un rapport critique au territoire souverain (Encadré 1). Pour les acteurs de pouvoir, – États, institutions internationales, mais aussi entreprises, ONG, organisations professionnelles –, il s’agit, comme l’a imaginé Sack (1986), d’orienter les acteurs vers de « bonnes » pratiques écologiques, en utilisant les territoires dans lesquels ils exercent leur souveraineté. La territorialisation est généralement considérée comme synonyme de déclinaison, sur le terrain, à l'échelle locale, des politiques publiques générales (Brédif, 2022), éventuellement adaptées à la marge aux spécificités locales (Bombenger et al., 2014). La transition réaffirme alors « l’ordre territorial », c’est-à-dire la souveraineté des acteurs de pouvoir sur des espaces de leur juridiction (Banos et al., 2020). La littérature critique montre la diversité des formes de résistance des acteurs locaux à ces tentatives d’écologisation » par le haut », qui sont souvent perçues comme un nouveau relai d’une souveraineté par ailleurs contestée (Shattuck et al., 2021).

Encadré 1 : Les territoires du pouvoir souverain
La première approche puise ses sources dans l’œuvre de R. Sack qui définit la territorialité comme « la tentative par un individu ou un groupe d’affecter, d’influencer, ou de contrôler des gens, des phénomènes, ou des relations, en délimitant et en affirmant un contrôle sur une aire géographique » (Sack, 1986). Le territoire est alors « une technologie de pouvoir » (Elden, 2013) qui résulte d'une stratégie utilisant l'espace pour rendre effective une souveraineté sur des ressources et des personnes. Cette approche est toujours dominante dans la géographie politique anglo-saxonne bien qu’elle ait récemment fait l’objet de vives critiques. Elle ne reflète qu’une partie très restreinte des réalités territoriales, très ancrées dans une vision occidentale des rapports de domination (Halvorsen, 2019).
Même si les tenants de cette approche ont très tôt ouvert la porte à une diversité d’acteurs souverains producteurs de territoires (Agnew, 1994), ainsi que R. Sack l’envisageait d’ailleurs, les États font néanmoins figure d’acteurs territoriaux par excellence. À l’échelle internationale, les territoires des États-Nations partagent le monde selon un pavage continu. A l’échelle infranationale, les subdivisions territoriales permettent d'administrer des populations et les ressources.
Ces territoires de souveraineté sont contestés par les autres acteurs, souverains ou non. Les littératures sur la contre-territorialisation en Asie et en Afrique (Shattuck et al., 2021) et celles sur les luttes agraires et écologiques en Amérique latine (autour du concept de territorio) (Clare et al., 2018 ; Sandoval et al., 2017) s’appuient sur des études de cas pour décrire comment les pratiques des usagers s’opposent concrètement, au quotidien, aux normes territoriales que les acteurs souverains cherchent à leur imposer, et permettent de revendiquer concrètement d’autres territorialisations.

16Cette opposition aux territoires souverains dans la littérature sur les transitions sert aussi à mieux camper les différentes connotations du territoire dans une approche relationnelle (encadré 2). Le territoire-contexte, le territoire-projet, le territoire-concertation s’inspirent explicitement de la définition donnée par Pecqueur (2009) du territoire comme « un concours d'acteur dans un espace géographique délimité (même si la frontière du territoire peut être floue et provisoire) qui vise à identifier puis tenter de résoudre un problème productif ressenti comme partagé par ses acteurs ». De manière secondaire, dans le territoire-système transparait l’influence de la géographie sociale et de son approche intégrative des dimensions matérielles, sociales, économiques et culturelles du territoire (Di Méo, 2014). L’opposition entre territoires-projets, territoires-concertation d’un côté et territoires souverains de l’autre reprend les thèmes des études sur la contre-territorialisation et la littérature critique et décoloniale latino-américaine sur le territorio (sans y faire référence toutefois), qui opposent les décisions politiques des acteurs souverains appliquées dans les espaces qu’ils administrent, d’un côté, aux pratiques et formes de gouvernance locales qui font territoire au quotidien, de l’autre.

Encadré 2 : Les approches relationnelles du territoire
La compréhension du territoire dans la littérature sur les transitions agri-alimentaires participe d’une approche relationnelle, qui est en réalité un courant bien plus large et foisonnant. Les approches relationnelles ont pour point commun de concevoir d'abord les territoires comme des assemblages d’acteurs et d’entités hétérogènes en relation. Les territoires, réalités fluctuantes et mieux conçues comme des processus que comme des entités constituées, sont « interactionnels : ils résultent des rencontres et de leurs conséquences. Les territoires résultent de l’effet de l’inscription dans la matérialité des relations sociales » (Brighenti et al., 2020). Cette approche s’inspire des travaux pionniers de Raffestin (2012) qui décrit un processus d’écogenèse territoriale comme le travail d'interprétation et de transformation de leur environnement par les humains. Dans la littérature relevant de la territoriologie (Gonin, 2022 ; Kärrholm, 2007), qui se définit comme une « science des territoires » et qui réinterroge justement le concept dans une approche relationnelle, de nombreuses études de cas décrivent la manière dont les territoires sont générés par les pratiques sociales et les activités quotidiennes des usagers de l’espace. Le processus d’appropriation est avant tout collectif. Il s’agit d’ajuster les relations aux autres, humains et autre qu’humains, aménager l'espace pour le faire sien, l’habiter pour qu’il réponde à ses besoins. La territorialisation médiatise les rapports des humains entre eux, et entre les humains et les autres êtres vivants et non-vivants. Morizot (2016) montre par exemple que des interfaces territoriales peuvent exister entre espèces différentes, en l’occurrence les humains et les loups, qui partagent certains signes que chaque partie peut reconnaitre (par exemple le marquage de limites et l’appropriation d’un milieu). En ce sens, le territoire « aide à définir, communiquer et renforcer un ensemble de relations à travers le déploiement d'arrangements spatiaux (frontières, zones, distinctions entre interne et externe etc.) » (Blomley, 2019).

17Le territoire tel qu’il est utilisé par les approches territoriales des transitions des systèmes agri-alimentaires est ainsi un concept tronqué, qui ne reprend qu’une petite partie des apports des approches relationnelles. Il ne peut alors venir « au secours » de la notion de transition pour la préciser suffisamment. Les territoires sont réduits aux réseaux d’acteurs socio-politiques porteurs de projets de transition, pensés et mis en pratique à l’échelle locale. Ceci explique peut-être en partie le « piège du territoire-local ». Pour contourner ce piège, nous proposons dans la partie suivante de mieux intégrer les apports des approches relationnelles dans la compréhension de la notion de transition. Nous souhaitons montrer que le territoire peut être outillé pour caractériser des changements comme systémiques, et ainsi les qualifier ou non de transition.

2. La territorialisation pour caractériser les transitions comme des changements systémiques

18Nous nous appuyons dans cette partie sur les résultats issus d’un projet de recherche sur les stratégies de transitions de l’agriculture, avec pour objet particulier les pratiques de fertilisation azotée dans les systèmes agri-alimentaires. Le terrain d’enquête est situé dans le Val de Loire, dans six communes à une trentaine de kilomètres à l’Est d’Orléans, dans le Loiret. Dominent les cultures d’oléo-protéagineux, les céréales et les légumes (plein champ ou maraîchage), fréquemment associées au sein des systèmes d’exploitation. L’arboriculture (pommes et poires) est encore très présente. Le terrain s’est déroulé entre février et avril 2022, avec une mission complémentaire en janvier 2023. Au total, 20 entretiens compréhensifs ont été menés, dont 13 avec des agriculteurs, un avec un industriel (conserverie), et six avec des conseillers à la Chambre d’Agriculture (Luciani, 2022).

19A l’instar de nombreuses autres régions, une très grande diversité de dynamiques agri-alimentaires coexistent localement (Gasselin et al., 2021). Nous expérimentons la possibilité d’une approche territoriale des transitions assimilant trois apports du courant relationnel. Nous cherchons d’abord à comprendre la manière dont les dynamiques de transition se constituent par l’assemblage de réseaux d’acteurs hétérogènes. Puis nous montrons qu’une entrée par les processus de territorialisation plutôt que par le territoire comme assemblage stable permet de mieux qualifier les processus. Enfin, nous illustrons la manière dont une analyse, qui situe des processus de territorialisation concomitants et coprésents les uns par rapport aux autres dans un « champ territorial », caractéristique du « foisonnement territorial » et de la complexité qui en résulte (Antheaume et al., 2005), permet de comprendre les modalités de la coexistence entre dynamiques de transition très différentes.

2.1. Le territoire comme outil de description de systèmes d’acteurs

20L’approche relationnelle place au cœur de ses analyses les interrelations qui constituent les territoires en tant qu’assemblages (encadré 2). Mais contrairement aux autres approches systémiques des transitions, on ne réduit pas ces interrelations aux réseaux d’acteurs socio-politiques (associations d’usagers, d’habitants, porteurs d’initiatives, acteurs économiques, élus et techniciens des collectivités) autour d’un projet commun de transition. Ces interrelations s’étendent plus loin. D’abord du point de vue des types d’acteurs impliqués : on considère comme acteur territorial tout agent qui participe à une action (Latour, 2005), qu’il soit humain ou autre qu’humain, local ou extra-local. Ensuite du point de vue du périmètre territorial : celui-ci ne peut être donné a priori, comme c’est le cas pour les territoires-souverains ou les projets de territoire. Chaque territoire s’étend aussi loin que s’étend un réseau d’interdépendances qui joue sur les choix des acteurs qui le constituent (Maniglier, 2021). L’enquête permet de décrire en les suivant ces relations d’interdépendance, de montrer qu’elles fonctionnent comme un système, mais qui ne serait pas délimité a priori et qui ne serait donc pas forcément cantonné à l’échelle locale. 

21Nous avons choisi de mettre en évidence ce fonctionnement territorial systémique en suivant les logiques de fertilisation azotée. Clé de voûte des systèmes de culture, les choix de fertilisation sont effectués dans les exploitations agricoles, mais les logiques qui les guident vont bien au-delà. La production intégrée de légumes industriels représente par exemple un type particulier d’assemblage territorial. La présence historique d’une conserverie industrielle dans l’agglomération d’Orléans, appartenant à un grand groupe agro-alimentaire, explique l’existence de deux réseaux territoriaux d’approvisionnement dans la région Centre Val de Loire, l’un en Beauce, l’autre dans le Val-de-Loire. Pour répondre à la demande des consommateurs de légumes en conserve, l’industriel ajuste les quantités mises sur le marché. Pour approvisionner l’usine en légumes, un certain volume doit être produit chaque année. Pour chaque variété de légume, ce volume dépend fondamentalement des surfaces mises en culture et des rendements. L’industriel et chaque agriculteur qui approvisionne l’usine s’engagent sur un contrat qui repose sur un protocole précisant les dates et les méthodes de semis, d’amendement, de traitement, d’irrigation et de récolte. Ainsi, les incertitudes liées à la production sont réduites au maximum pour tenter de garantir un rendement standard. Les quantités produites dépendent finalement d’une seule variable : les superficies mises en culture, ce qui simplifie la gestion de l’approvisionnement des chaînes de mise en boite. Au cœur de ce système, la fertilisation azotée est un élément clé dans l’atteinte du rendement attendu. « On sait que pour avoir un rendement il faut apporter à manger [aux plants] et la quantité qui va bien dans notre région c’est ça » (un agriculteur contractualisant avec la conserverie). « Dans notre région » recouvre un ensemble de caractéristiques pédo-climatiques locales, de savoir-faire transmis et d’habitudes culturelles qui constituent les dimensions territoriales de cette production.

22Cet exemple fournit un bref aperçu d’une enquête visant à décrire les chaînons d’un système d’interrelation dont la structure tient par une série d’ajustements qui stabilisent des interdépendances entre acteurs. Ces acteurs sont la conserverie, les consommateurs, les agriculteurs, les industriels et fournisseurs d’azote, les autorités compétentes pour définir et faire appliquer la réglementation sur l’usage d’engrais azoté, mais également des éléments autres qu’humains comme les milieux cultivés ou les molécules d’azote. Ces dernières sont considérées, dans une perspective latourienne (2005), comme acteurs car elles constituent une médiation technique qui enferme les agriculteurs dans des formes de dépendance à d’autres acteurs. L’enquête mériterait d’être poursuivie pour affiner la description de ce territoire et en préciser les limites : pour le moment, il suffit de montrer que son périmètre ne pouvait pas être défini a priori, que ce territoire n’est pas cantonné à une échelle locale, et qu’il est constitué d’une diversité d’acteurs pris dans des relations d’interdépendance, qui lui confère un fonctionnement systémique, une première propriété essentielle pour espérer décrire des changements d’un système, qui définissent des transitions.

2.2. Processus de territorialisation et dynamique de transition

23Les transitions sont des dynamiques, tandis que le terme de territoire connote un état. Pour lever cette apparente difficulté, nous pouvons rappeler que les approches relationnelles envisagent résolument les processus de territorialisation plutôt que les territoires comme résultats (Antheaume et al, 2005 ; Brighenti et al., 2020).

a) La territorialisation comme processus d’assemblage d’une coalition d’acteurs

24La territorialisation, comme construction de territoires, réside fondamentalement dans un processus d’assemblage, d’établissement de relations par un jeu d’attachement-détachement entre acteurs. Par exemple, la conversion à l’agriculture biologique d’un arboriculteur du terrain d’étude ne fut pas simplement un changement du système de culture dans son exploitation, mais un réagencement de ses relations territoriales et de son réseau d’interdépendance. En conventionnel, il vendait ses pommes et ses poires à un grossiste fournissant Rungis et les plateformes des chaînes de la grande distribution. Relayant la demande des consommateurs et des distributeurs, le grossiste exigeait des calibres de fruits élevés : « Le consommateur serait un peu moins borné à ne pas vouloir de gros fruits. Les gens ils veulent des grosses pommes. C’est dur hein ! […] comme je mets pas beaucoup d’azote je fais pas de grosses pommes ». Il est désormais en vente directe, entretenant un lien de proximité avec les consommateurs avec lesquels il partage ses méthodes de culture et ses valeurs de production : « Je ne pense pas être un producteur intensif, je suis extensif. Je suis pas comme mon voisin je produis pas 70 tonnes/ha, je fais 19 tonnes/ha mais je les valorise intégralement. Le petit, le moyen, le gros [calibre], tout est valorisé chez moi. Maintenant les gens ils préfèrent avoir six ou huit fruits au kilo que quatre qui sont inertes ». Cet exemple montre une territorialisation à l’œuvre. Ce processus est en fait pris dans un cycle de territorialisation-déterritorialisation-reterritorialisation (TDR) (Deleuze et Guattari, 1980 ; Raffestin, 2012). Dans ce cas, la rupture de certaines relations d’interdépendance est nécessaire à l’établissement d’autres. Les relations d’interdépendance sont éprouvées, négociées, rompues ou reconfigurées dans un processus d’ajustement incessant aux autres. La territorialisation peut être vue comme une distinction entre les acteurs auxquels on veut s’allier (inclusion) ou au contraire se séparer (exclusion) (Brighenti, 2006 ; Brighenti et al., 2020). Latour (2021) décrit ainsi la territorialisation comme une enquête, menée de proche en proche, à partir d’un acteur qui découvre ce qui le relie aux autres, ceux dont il dépend pour sa subsistance. L’enquête permet d’éprouver ces liens, de les défendre, d’assurer des attachements (Maniglier, 2021). Les verbatims montrent d’ailleurs une connaissance fine par l’arboriculteur des acteurs et facteurs dont il dépend, bien qu’ils agissent en dehors de son système d’exploitation, et à d’autres échelles que le local.

b) Caractériser les dynamiques de changement dans le processus de territorialisation

25Territorialiser revient à tisser, acteur après acteur, des collectifs regroupés autour d’un intérêt commun, se reconnaissant dans une même « constitution » (Brighenti et al., 2020). Dans le choix des alliances, et dans la manière de tisser des relations d’interdépendance (ce que l’on pourrait appeler la territorialité du système d’acteurs) se reconnait une certaine dynamique collective : à la fois une critique partagée (radicale ou non) des régimes socio-techniques actuels, une même vision du monde et des modèles à atteindre, des accords sur une stratégie à mettre en œuvre pour y parvenir.

26Par exemple, la fertilisation azotée chez les conventionnels s’inscrit dans des systèmes territoriaux très stables. Les sécheresses printanières, qui peuvent empêcher l’absorption de l’azote par les plantes, ou l’envolée des prix des engrais de synthèse n’ont conduit les agriculteurs conventionnels qu’à ajuster à la marge leurs pratiques de fertilisation, sans changement systémique. Un agriculteur rencontré a épandu une année du compost végétal dans quelques-uns de ses champs en substitution aux engrais de synthèse qu’il utilise habituellement. Or, le compost est acheté à un fournisseur extérieur, il est épandu en fonction des unités qu’il apporte, et n’empêche pas un complément majoritaire en engrais de synthèse ensuite. La reconfiguration d’une partie des relations d’interdépendance de la fertilisation autour d’un nouvel agent, le compost, n’induit pas ici un changement systémique ; le compost est simplement substitué à l’engrais de synthèse, sans entraîner de changement systémique, c’est-à-dire sans transformer de proche en proche les relations de l’assemblage. A l’inverse, un maraîcher biologique de plein champ recourt essentiellement à la fumure organique pour assurer les apports en azote des légumes dont il tire la quasi-totalité de son résultat d’exploitation. Pour cela, il a passé un accord avec le centre équestre voisin pour récupérer le fumier équin. Il élève aussi des bovins, qu’il ne vend plus pour la viande, mais dont le principal intérêt est la production de fumier pour les légumes : « C’est très pérenne, j’achète un peu d’intrant mais proportionnellement pas beaucoup. […] On gagne pas d’argent sur les vaches. […] L’objectif c’est que mon troupeau, je l’impacte sur le prix du fumier. En fait, je donne une valeur à mon fumier en termes de charges pour mes fruits et mes légumes. Pour l’instant avec ça, je garde un système légumier qui est rentable ». On trouve dans ce cas une logique de territorialisation complètement différente, avec un réseau de relations tissées soit avec des acteurs voisins, soit au sein même de l’exploitation, entre les différents ateliers de production, selon la logique agronomique classique d’intégration entre productions végétales et animales, mais en rupture avec le système dominant dans le Val de Loire, spécialisé sur la production végétale. La fertilisation azotée chez cet agriculteur biologique révèle un changement de pratique de nature systémique : il participe à un autre système territorial. Ce n’est évidemment pas ce changement pris isolément qui constitue à lui seul une transition. Mais les transitions en tant que changements systémiques généraux sont mises en branle par une addition de changements de type systémique, qui engendrent ensemble une reconfiguration structurelle des systèmes auxquelles elles participent. Dans d’autres cas (substituer du compost à de l’engrais de synthèse), les changements de pratique n’engendrent pas de reconfiguration systémique, ils ne participent pas d’une dynamique de transition.

2.3. Le champ territorial des transitions

27Les approches relationnelles incitent à considérer non pas un territoire isolément, mais un « champ territorial » dans lequel se déroulent plusieurs processus de territorialisation concomitants et coprésents. On peut alors comprendre comment différentes dynamiques, relevant ou non de changements systémiques, coexistent ou entrent en conflit (Gasselin et al., 2021). Replacés dans un champ territorial, les territorialisations permettent de documenter comment et en quels lieux des collectifs porteurs de dynamiques potentiellement antagonistes s’affrontent (encadré 3) ou, comme sur le terrain investigué, cohabitent.

Encadré 3 : Les "méga-bassines", conflits territoriaux entre transitions agricoles antagonistes
Schématiquement, deux coalitions, que l’on peut décrire comme des systèmes territoriaux, s’affrontent autour des bassins de rétention des eaux pour l’irrigation, que leurs détracteurs nomment « méga-bassines ». D’un côté, des acteurs des systèmes agri-alimentaires productivistes, dont les grandes cultures céréalières, légumières et fourragères (maïs) mobilisent abondamment les ressources en eau locales pour l’irrigation. Ce système répond à la forte demande des régimes alimentaires carnés (et donc à la nécessité de produire de l’aliment bétail) et à la demande d’exportation de céréales (Brunel, 2023). Ils défendent une transition dont le projet est la modernisation écologique du système productiviste existant (Jamet, 2022). Les bassins de rétention sont une solution de « substitution », une infrastructure qui permet de répondre au problème, qualifié de technique, de pénurie locale de la ressource (Grimonprez, 2022). De l’autre, une coalition d’acteurs défendant un projet de transition vers l’agroécologie, qui nécessite une « reconception » (Grimonprez, 2022), c’est-à-dire un changement structurel radical des actuels systèmes productivistes. Il s’agit à la fois de transformer la demande (relocalisation et orientation vers des régimes moins carnés), l’organisation et les modes de production, notamment pour des systèmes moins gourmands en eau.
Les conflits qui se cristallisent autour des « méga-bassines », notamment celui particulièrement violent à Sainte-Soline en 2023, sont des moments et des lieux saillants de la territorialisation de ces transitions agricoles divergentes. Ils révèlent d’abord une concurrence pour l’accès à la ressource locale en eau : dans le cas de Sainte-Soline, quelques irrigants participant au système productiviste seraient reliés au bassin au détriment, craignent les opposants, des agriculteurs participant à des systèmes agroécologiques qui devraient faire face à une pénurie en eau aggravée par cette infrastructure. Mais le conflit territorial n’est pas cantonné au local. Un antagonisme existe aux échelles nationales et européennes entre les des deux projets de transition. La concurrence s’exerce alors dans l’accès au soutien public de l’agriculture, pour l’heure très majoritairement orienté vers les systèmes productivistes. Enfin, le conflit a aussi une dimension planétaire : le système productiviste met en péril l’habitabilité de la Terre, dénonce ses opposants.
Ces conflits peuvent être compris comme des évènements et des lieux de territorialisation des transitions agricoles. Des dynamiques divergentes de transition, qui peuvent coexister par ailleurs, achoppent sur les « méga-bassines ». Elles constituent des lieux et des évènements où se joue concrètement un partage (d’une ressource, des milieux, de la planète) : des projets se distinguent – au point de s’affronter, et chaque coalition s’affermit.

28Les processus de territorialisation possèdent deux dimensions indissociables : interne, comme ajustement de relations entre acteurs participant à une même coalition d’intérêt (voir 2.2), et externe, comme ajustement aux autres coalitions porteuses d’intérêts différents. Autrement dit, durant son existence, un collectif territorial tient non seulement par lui-même, mais également par rapport à d’autres, auxquels il s’ajuste ou s’oppose, en fonction des antagonismes ou des complémentarités possibles entre les dynamiques de transition que chacun porte. C’est cette deuxième dimension qu’il s’agit d’illustrer. L’ensemble des processus de territorialisation qui s’ajustent mutuellement les uns par rapport aux autres constituent le champ territorial, structuré par des rapports de force, et dans lequel se joue la dynamique des différents projets de transition (Lamine et al., 2015). En effet, les dynamiques de territorialisation, qu’elles soient porteuses de changements systémiques ou non, coexistent ou entrent en friction, empiètent ou s’ajustent. Alors que les logiques de fertilisation azotée révèlent des modes de territorialisation aux logiques opposées, voir antagonistes, on observe sur notre terrain d’étude une coexistence sans friction. Les antagonismes s’expriment de manière très ponctuelle, dans le voisinage entre une parcelle biologique et conventionnelle par exemple, mais sans conflit. C’est ce que montre la manière dont cohabitent deux logiques de fertilisation, participant à deux logiques de territorialisation.

29La logique conventionnelle de fertilisation azotée est intensive. Il s’agit d’obtenir de bons rendements, notamment par l’apport d’engrais azoté, synthétisé par des acteurs extra-locaux, dans des usines de production souvent situées à l’étranger. Ces rendements élevés participent à l’accroissement des résultats d’exploitation et à la dynamique du productivisme, en l’occurrence un agrandissement de la taille des exploitations, et notamment leur emprise foncière. A cette dynamique majoritaire s’oppose une autre logique observée sur le terrain. Un producteur de légumes biologiques pour l’industrie cultive 300 ha, dont les deux-tiers sont consacrés à des engrais verts (tournesol, vesce, trèfle, moutarde). L’objectif est de restaurer la santé des sols, leur vie microbienne et leur fertilité entre deux soles de légumes. Cette logique de transition, qui relève d’un changement systémique radical, est extensive. Elle requiert de grandes superficies puisqu’un tiers d’entre elles seulement est consacrée directement à la production légumière, et deux-tiers à la restauration de la fertilité des sols. Pour assurer la pérennité de ce système, l’agriculteur poursuit une dynamique d’acquisition foncière. Cette logique est triple. Il s’agit de mettre en valeur, par faire-valoir direct ou indirect, de nouvelles superficies. Il s’agit également de regrouper ses parcelles dans des blocs d’un seul tenant, pour limiter les interfaces avec les parcelles conventionnelles voisines. Enfin, l’agriculteur transforme les terres qu’il acquière en restaurant leur vie microbienne. Il prend l’exemple d’un adventice, le souchet, dont les conventionnels n’arrivent pas à se débarrasser. « Le souchet par exemple, souvent les agriculteurs ne savent pas s’en débarrasser. En fait, plus tu lui mets des phytos plus il grandit et prend de l’ampleur. Le souchet n'aime pas la vie microbienne de la Terre, plus on traite, plus ça grandit. A partir d’une seule plante, un champ peut être envahi ». De fait, grâce à son système de culture, qui repose sur l’absence de traitements chimiques et l’apport régulier de compost qu’il produit lui-même, il parvient à se débarrasser de cette plante, ce dont ses voisins conventionnels témoignent. Il livre du compost à d’autres acteurs producteurs biologiques voisins, créant des interdépendances qui consolident une territorialisation de l’agriculture biologique.

30Les pratiques de fertilisation azotée révèlent ici deux dynamiques de transition qui suivent deux processus de territorialisation, l’un répondant à une logique intensive, l’autre extensive. L’agriculteur biologique mène un effort de territorialisation du système auquel il participe de manière à le faire coexister avec l’agriculture conventionnelle. L’agrandissement et le remembrement de son parcellaire d’exploitation montre concrètement comment il arrange les interfaces entre son système et le système conventionnel. L’exemple du souchet montre comment il parvient à dénouer certaines relations d’interdépendance ankylosées dans les systèmes sociotechniques conventionnels (produits phytosanitaires – appauvrissement de la vie microbienne des sols – prolifération du souchet) pour les recomposer autrement dans sa propre territorialité. La territorialisation permet de décrire comment des dynamiques différentes, voire divergentes, de transition, s’ajustent dans l’espace pour cohabiter ou s’affronter. Il s’agit fondamentalement d’un processus de partage, dont il faut garder les deux sens : séparer ce qui est résolument antagoniste, rassembler ce qui peut se renforcer mutuellement dans des dynamiques communes.

Conclusion : vers une géopolitique des transitions

31L’approche territoriale des transitions dans la littérature existante permet d’appréhender la nature systémique du changement, mais bien souvent au prix d’une réduction des processus de changement à l’échelle locale. Envisagées ainsi, les transitions territoriales doivent alors se diffuser, sortir d’un local qui leur a servi de matrice mais dont elles ont du mal à s’extraire par la suite : conçu à partir d’un courant très spécifique de la littérature, le territoire « piège » les transitions dans une échelle locale, sans réellement parvenir à préciser ce mot-valise. En embrassant une littérature théorique plus large et en adoptant trois des principaux apports de l’approche relationnelle, nous avons proposé une démarche méthodologique pour caractériser des changements de pratique comme participant ou non de reconfigurations systémiques plus larges, et donc relevant ou non de transitions. Ces transitions ne se jouent toutefois pas isolément, mais les unes par rapport aux autres. D’autres études de cas méritent d’être menées pour éprouver la capacité de la notion de territorialisation à décrire et analyser avec minutie les champs de forces, les lieux et les moments où se jouent les changements les uns par rapport aux autres, ceux qui sont systémiques et les autres, et de mener ainsi une géopolitique des transitions. Celles-ci ne se résument pas alors à une question d’échelle, celle d’une expérience locale qui a vocation à se généraliser. La territorialisation permettrait de décrire l’extension ou au contraire la régression des transitions, en fonction de la dynamique des coalitions d’acteurs qui se structurent autour d’une vision du monde. Elle permettrait également de décrire la façon dont ils arrivent à ancrer concrètement cette vision dans les milieux qu’ils pratiquent. Enfin, elle aiderait à comprendre la façon dont des transitions peuvent coexister, jusqu’à certains points d’achoppement, ces lieux et ces moments où les antagonismes entre transitions ne peuvent plus être réduits. Dans une géopolitique territoriale des transitions, d’autres stratégies de changement systémiques peuvent alors être envisagées, plus diffuses mais aussi aux rapports de force plus précisément situés.

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Notes

1 Dans Google Scholar, une recherche a été effectuée à partir de l’intersection des mots clés « transition territo* agri* », limitée à la période 2014-2024. Une sélection sur les titres et résumés a été effectuée dans les 150 résultats pertinents. Recherche effectuée le 29/04/2024.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexis Gonin, « Le territoire au secours des transitions ? Une approche territoriale des transitions comme changements systémiques »Géocarrefour [En ligne], 98/3-4 | 2024, mis en ligne le 28 avril 2025, consulté le 17 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/24592 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13tpt

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Auteur

Alexis Gonin

Maitre de conférences en géographie, Université Paris Nanterre, UMR LAVUE, équipe Mosaïque
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